Introduction
La maxime omnia praesumenutur contra spoliatorem (toutes choses sont présumées contre le spoliateur) a généralement trouvé une application plutôt mitigée au Québec. La seule conséquence à la spoliation a été une inférence négative qui, jusqu’à récemment, n’avait jamais mené au rejet d’un recours ou d’une défense après une audition au mérite[1]. Or, le 29 janvier 2019, le juge Luc Huppé de la Cour du Québec a rendu un jugement dans l’affaire Hydro-Québec c. Bell Canada[2] qui présente un intérêt pour tous les avocats pratiquant dans le domaine de la responsabilité du fabricant. Il s’agit du premier jugement au Québec où une réclamation a été rejetée en raison du manquement d’une des parties à son obligation de préserver un élément de preuve pertinent.
Les faits
Les faits ayant donné lieu à ce dossier concernent un simple poteau, appartenant à Bell Canada, auquel des lignes de transmission étaient attachées. Lors d’une soirée très venteuse, le 8 juillet 2014, ledit poteau de Bell a chuté, endommageant un immeuble situé à proximité et détruisant l’équipement d’Hydro-Québec qui s’y trouvait fixé. En 2012, les parties au litige avaient conclu une entente leur permettant d’utiliser conjointement les mêmes poteaux, plutôt que d’installer des poteaux distincts.
Selon un patrouilleur d’Hydro-Québec dépêché sur la scène de l’incident pour examiner le poteau après sa chute, l’intérieur de la base du poteau était pourri. Trois photographies du poteau ont été prises, avant que ce dernier ne soit ramassé puis détruit par un sous-traitant d’Hydro-Québec responsable du nettoyage des lieux du sinistre. Ce témoignage, en compagnie des quelques clichés peu clairs de l’incident, était la seule preuve directe relative au poteau pourri. Bell n’avait pas été avisée de l’incident avant la mise en demeure d’Hydro-Québec, transmise trois mois plus tard. En conséquence, Bell n’a pas pu inspecter le poteau.
Les motifs
La responsabilité de Bell
Dans son analyse, le tribunal traite de la responsabilité de Bell Canada à titre de gardien du bien. Rappelant que la responsabilité édictée à l’article 1465 du Code civil du Québec (« C.c.Q. ») est engagée (1) lorsqu’elle incombe au gardien du bien, (2) qu’elle découle du fait autonome du bien, et (3) qu’elle peut être écartée si le gardien démontre qu’il n’a pas commis de faute, le juge conclut que Bell est, a priori, entièrement responsable des dommages. En effet, Bell était bel et bien propriétaire du poteau, l’incident découlait de toute évidence du fait autonome de ce dernier, et il a été démontré que le poteau avait été installé quelque trente-quatre (34) années auparavant sans preuve des inspections et de l’entretien qui ont pu être faits par Bell depuis l’installation.
La conséquence du manquement d’Hydro-Québec à son obligation de conserver les éléments de preuve pertinents à sa réclamation
Après avoir conclu qu’il était impossible pour Bell de démontrer son absence de responsabilité, mais avant de rendre son jugement, le juge examina les arguments de Bell quant au fait qu’elle a été privée de toute possibilité d’inspecter l’élément matériel de preuve au cœur du litige, soit le poteau.
D’emblée, le juge Huppé a énoncé que rien dans la preuve ne permettait de conclure qu’Hydro-Québec avait intentionnellement détruit le poteau après son effondrement considérant que c’est son sous-traitant qui en aurait disposé. Les deux parties se sont donc trouvées devant le fait accompli.
Toutefois, l’impact de la disparition de l’élément matériel au cœur du litige étant beaucoup plus sérieux pour Bell qui, à titre de gardien du bien, était présumée responsable des dommages causés par l’effondrement du poteau par l’effet de l’article 1465 C.c.Q. Ainsi, le juge Huppé énonce que la « situation juridique dans laquelle se trouve Bell aux termes de l’article 1465 C.c.Q. prend une importance considérable quant à l’existence d’une obligation de conservation de la preuve pouvant peser sur Hydro ».
Le juge a souligné que la disparition du poteau a empêché Bell de se prévaloir du droit prévu à l’article 253 du Code de procédure civile, CQLR, c. C-25.01 (« C.p.c. ») pour une personne qui prévoit être partie à un litige « de faire examiner une chose ou un bien dont l’état peut influer sur le sort du litige ».
Ensuite, le tribunal a énoncé le principe général que « le justiciable qui, par sa conduite ou celle des personnes qu’il contrôle, empêche ou rend impossible l’accès à un élément de preuve crucial pour son adversaire éventuel dans un litige doit en assumer les conséquences lors d’une réclamation subséquente contre celui-ci »[3]. À titre d’illustration de ce principe, il réfère à l’article 1739 C.c.Q. qui prévoit l’obligation pour l’acheteur de transmettre un avis écrit au vendeur suite à la découverte d’un vice caché afin que ce dernier puisse examiner la gravité et l’étendue du vice.
Conformément aux enseignements de la Cour supérieure dans l’affaire Jacques c. Ultramar ltée[4], il rappelle que même avant l’institution de procédures judiciaires, une partie qui fait face à une situation potentiellement litigieuse doit conserver les éléments de preuve en vertu des obligations générales de bonne foi prévues aux articles 6 et 1375 C.c.Q. Depuis l’entrée en vigueur du nouveau C.p.c. en 2016, l’obligation de conservation de la preuve est explicitement codifiée aux articles 20 et 251 C.p.c.
Quant à l’obligation pré-judiciaire de conservation de la preuve, le juge Huppé énonce ce qui suit:
99. […] il semble encore plus impératif de reconnaître l’existence d’une telle obligation lorsque le justiciable en possession de l’élément de preuve n’est pas celui qui assume le fardeau de preuve dans le litige auquel il deviendra ensuite partie ou lorsque, comme en l’instance, il bénéficie d’une présomption de faute à l’encontre de son adversaire[5].
Bien que le contrat entre Hydro-Québec et Bell était muet quant à l’existence d’une obligation de conservation incombant à Hydro lorsqu’elle remplace un poteau, le tribunal a conclu qu’une telle obligation était implicite au contrat, notamment en raison de l’obligation de collaboration et d’information que se doivent mutuellement les parties à tout contrat. Insistant sur la situation vulnérable dans laquelle Bell se trouvait face à Hydro-Québec s’il était possible pour cette dernière de remplacer un poteau sans en aviser Bell, le juge a statué que la reconnaissance d’une telle obligation implicite était nécessaire pour rétablir l’équilibre contractuel.
Malgré l’entrée en vigueur des articles 20 et 251 C.p.c, le tribunal note que la jurisprudence québécoise a néanmoins maintenu que les conséquences découlant de la destruction d’un élément de preuve se limitent à une inférence négative. Ceci étant dit, le tribunal a statué que cette jurisprudence n’était pas bien adaptée à une situation où une partie est présumée responsable par l’effet de l’article 1465 C.c.Q. et qui, du fait de la destruction de l’élément matériel de preuve au cœur du litige, est privée de la possibilité de se défendre.
Pour ces motifs, le tribunal a déterminé que le seul fait qu’Hydro-Québec ait disposé du poteau avant que Bell n’ait eu l’opportunité de l’examiner était suffisant pour rejeter l’action.
Conclusion
Ce jugement présente un intérêt particulier considérant qu’il s’agit de la première fois qu’un tribunal québécois conclut que la spoliation d’un élément de preuve peut justifier le rejet d’une action.
Il est clair, à la lecture des motifs énoncés par le juge Huppé, que la position particulièrement vulnérable dans laquelle Bell se trouvait considérant la présomption de responsabilité qui s’appliquait à son égard à titre de gardien du bien a joué un rôle déterminant dans le rejet de la réclamation d’Hydro-Québec.
Il sera intéressant de voir comment, et si, les tribunaux québécois suivront ou développeront le raisonnement énoncé dans ce jugement et s’ils feront appel à ce même raisonnement dans d’autres contextes où des présomptions de responsabilité peuvent s’appliquer à l’égard de la partie défenderesse.
Est-ce qu’il sera maintenant possible pour les fabricants, distributeurs et vendeurs professionnels d’invoquer que la destruction de l’élément de preuve central au litige, soit le bien vendu, est suffisante pour justifier le rejet d’un recours pour vice caché? La réponse à cette question et l’application de ce jugement seront certainement suivies de près considérant les présomptions de responsabilité, de connaissance et de causalité qui s’appliquent dans un tel contexte.
[1] Jacques c Ultramar ltée, 2011 QCCS 6020 (CanLII), para. 26
[2] Hydro-Québec c Bell Canada, 2019 QCCQ 263 [Hydro-Québec].
[3] Hydro-Québec, supra note 1, para. 95
[4] 2011 QCCS 6020 (CanLII)
[5] Hydro-Québec, supra note 1, para. 99