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Abus de procédure dans le recours collectif contre les fabricants de cigarettes : sanction de l’usage disproportionné des règles de preuve

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Bulletin Litiges et résolution de conflits

Le recours collectif historique intenté par le Conseil québécois sur le tabac et la santé contre les trois fabricants de cigarettes JTI-Macdonald, Imperial Tobacco et Rothmans, Benson & Hedges s'est ouvert en mars dernier. Le regroupement d'environ 90 000 membres entend démontrer que les cancers du poumon, du larynx, de la gorge ou l'emphysème qu'ont développés les membres du groupe ont été causés par la cigarette.

Cette démonstration, dont l'appréciation repose sur une preuve factuelle et médicale s'échelonnant sur une longue période, exige la production d'une documentation volumineuse regroupant plusieurs données d'archives dont les auteurs ou les responsables sont aujourd'hui difficiles à retracer ou souvent même décédés.

Communication de documents

Les parties ont adopté un processus par lequel elles ont communiqué entre elles au préalable tous les documents en leur possession. Après analyse de cette documentation, les demandeurs ont fait signifier plusieurs avis en vertu de l'article 403 C.p.c.[1]. Cette disposition prévoit que le contenu et/ou le support d'une pièce peuvent faire l'objet d'une reconnaissance de véracité ou d'exactitude. La partie qui l'invoque doit donc spécifier dans son avis la portée de la reconnaissance recherchée. En l'occurrence, les avis des demandeurs ne visaient qu'à faire admettre que les documents n'étaient pas faux, sans égard à la véracité ou l'exactitude de leur contenu.

Face à ces avis, Imperial Tobacco a répondu par des dénégations, ce qui aura pour effet de forcer la présentation d'une preuve par les demandeurs quant à la réalisation et la confection des documents visés.

Demande de sanctions

En retour, les demandeurs ont saisi le tribunal d'une requête pour sanctionner cette stratégie procédurale. Dans un jugement rendu le 2 mai 2012, l'honorable Brian Riordan déclare abusifs les avis de dénégation et les radie, avec dépens contre Imperial Tobacco.

L'abus de droit en matière procédurale et la règle dite de proportionnalité

Depuis les modifications au Code de procédure civile de 2009, les tribunaux peuvent déclarer un acte de procédure abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive (articles 54.1 à 54.4 C.p.c.[2]). L'utilisation de ces nouvelles dispositions s'inscrit souvent dans le cadre d'une demande en justice que l'on souhaite faire rejeter dans son entier ou pour condamner une partie à des dommages-intérêts en raison de son action abusive.

Le jugement du juge Riordan innove dans la mesure où il sanctionne le manque de collaboration et de proportionnalité des choix procéduraux d'Imperial Tobacco. En effet, le juge écrit qu'il est incohérent de refuser d'admettre un document transmis par ses propres avocats, d'autant plus que tous reconnaissent que les personnes qui pourraient venir témoigner sur ces documents sont pour la plupart décédées. Autrement dit, même si d'exiger une application stricte des règles de preuve n'est pas techniquement illégal, cela peut néanmoins constituer un abus de procédure.

Bien que le juge souligne que son jugement ne pourrait s'appliquer à d'autres documents dans ce dossier et qu'en d'autres termes, chaque objection à venir devra faire l'objet d'un processus décisionnel au cas par cas, cette décision démontre qu'un juge peut utiliser les pouvoirs conférés par les articles 54.1 à 54.4 C.p.c. pour mettre fin aux guerres d'usure procédurale.

En définitive, ce jugement rappelle que l'esprit des règles procédurales doit primer sur la lettre, ce qui s'inscrit dans la foulée des règles de proportionnalité codifiées à l'article 4.2 C.p.c. De même, cette décision pourra être invoquée dans l'avenir au soutien d'une gestion d'instance rigoureuse des juges, en particulier lorsqu'une partie tente d'utiliser des manœuvres dilatoires.


[1]     L'article 403 du Code de procédure civile se lit ainsi :

« 403. Après production de la défense, une partie peut, par avis écrit, mettre la partie adverse en demeure de reconnaître la véracité ou l'exactitude d'une pièce qu'elle indique. L'avis doit être accompagné d'une copie de la pièce, sauf si cette dernière a déjà été communiquée ou s'il s'agit d'un élément matériel de preuve, auquel cas celui-ci doit être rendu accessible à la partie adverse.

La véracité ou l'exactitude de la pièce est réputée admise si, dans les 10 jours ou dans tel autre délai fixé par le juge, la partie mise en demeure n'a pas signifié à l'autre une déclaration sous serment niant que la pièce soit vraie ou exacte, ou précisant les raisons pour lesquelles elle ne peut l'admettre. Cependant, le tribunal peut la relever de son défaut avant que jugement ne soit rendu, si les fins de la justice le requièrent.

Le refus injustifié de reconnaître la véracité ou l'exactitude d'une pièce peut entraîner condamnation aux dépens qu'il occasionne. »

[2]     Les articles 54.1 à 54.4 du Code de procédure civile se lisent ainsi :

« 54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d'office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu'une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d'expression d'autrui dans le contexte de débats publics.

54.2. Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l'acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l'introduit de démontrer que son geste n'est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

54.3. Le tribunal peut, dans un cas d'abus, rejeter la demande en justice ou l'acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d'assignation d'un témoin.

Dans un tel cas ou lorsqu'il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s'il l'estime approprié:

1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l'acte de procédure à certaines conditions;

2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l'instance;

3° suspendre l'instance pour la période qu'il fixe;

4° recommander au juge en chef d'ordonner une gestion particulière de l'instance;

5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l'acte de procédure de verser à l'autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l'acte, une provision pour les frais de l'instance, si les circonstances le justifient et s'il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu'elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

54.4. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d'une demande en justice ou d'un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l'instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.

Si le montant des dommages-intérêts n'est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d'abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu'il détermine.

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Auteure

  • Catherine Simonet, Avocate-conseil, Montréal, QC, +1 514 397 7466, csimonet@fasken.com

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