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La Cour suprême du Canada conclut que les ordonnances de décontamination environnementale peuvent faire l’objet d’un compromis en vertu de la LACC, selon les circonstances

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Bulletin Insolvabilité et redressement

Après avoir pris la cause en délibéré il y a plus d’un an, la Cour suprême du Canada (« CSC ») a rendu sa décision dans l’affaire Sa Majesté la Reine du chef de la province de Terre-Neuve-et-Labrador c.AbitibiBowater Inc., et al. [1] L’appel visait à déterminer si des ordonnances provinciales de décontamination environnementale peuvent constituer des « réclamations » au sens de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies [2] la « LACC ») et ainsi faire l’objet d’une transaction dans le cadre de procédures en vertu de la LACC. La majorité des juges de la Cour suprême a conclu que les ordonnances de décontamination peuvent constituer des réclamations selon les faits de chaque affaire, clarifiant en partie ce qu’on appelle un « croisement confus » [3] entre le droit de l’environnement et le droit de l’insolvabilité.

Contexte

Pendant plus de 100 ans, le géant des pâtes et papiers AbitibiBowater Inc., et un certain nombre de ses affiliés (collectivement, « Abitibi »), ont exploité des industries dans la province de Terre-Neuve-et-Labrador. Cependant, en 2008, Abitibi a annoncé la fermeture de ses dernières installations en exploitation dans la province. Dans les années qui ont précédé la fermeture, Abitibi et la province de Terre-Neuve-et-Labrador (la « Province ») ont connu de nombreux différends publics. Dans les deux semaines qui ont suivi l’annonce de fermeture, la Province a adopté la loi intitulée Abitibi-Consolidated Rights and Assets Act [4]. L’« Abitibi Act » (la « Loi sur Abitibi »), transférait immédiatement à la Province la plus grande partie des biens d’Abitibi situés dans la Province, sans indemnité pour Abitibi.

En avril 2009, Abitibi s’est placée sous la protection de la LACC. Le groupe de sociétés Abitibi a également entrepris des procédures d’insolvabilité aux États-Unis. Le même mois, Abitibi a intenté des procédures judiciaires contre la Province en vertu de l’ALÉNA [5] afin de récupérer des pertes de plus de 300 M$ découlant de l’adoption de la Loi sur Abitibi.

En novembre 2009, le ministre de l’Environnement de la Province a émis cinq ordonnances de décontamination environnementale (les « ordonnances EPA ») en vertu de la loi provinciale intitulée Environmental Protection Act [6]. Ces ordonnances visaient cinq anciens emplacements industriels d’Abitibi, dont trois avaient été expropriés en vertu de la Loi sur Abitibi. Les possibles coûts de décontamination n’avaient jamais été évalués, mais le tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC avait estimé ces coûts de l’ordre de cinquante à cent millionsde dollars, sinon plusieurs fois plus. La Province a cherché à obtenir du tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC une déclaration selon laquelle la procédure de réclamations en vertu de la LACC n’empêchait pas la Province de faire appliquer les ordonnances EPA.

La question soumise au tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC consistait à déterminer si les ordonnances EPA constituaient des « réclamations » qui pouvaient faire l’objet d’un compromis aux termes d’un arrangement en vertu de la LACC, ou s’il s’agissait plutôt d’obligations continues en faveur du public que la société restructurée devait tout de même respecter à l’issue de sa restructuration [7]. La Province n’avait pas participé au processus de réclamations en vertu de la LACC. Elle avait plutôt cherché à obtenir une décision d’un tribunal établissant que les ordonnances EPA ne constituent pas des « réclamations » visées par la LACC. Le juge saisi de la requête en vertu de la LACC et la Cour d’appel du Québec ont tous deux rejeté cet argument [8]. La Province a interjeté appel à la Cour suprême du Canada.

Alors que l’appel suivait son cours, Abitibi a poursuivi ses efforts de restructuration. Des arrangements ont été approuvés à la fin de 2010 et mis en œuvre au Canada et aux États‑Unis. Abitibi a finalement complété son processus de restructuration, a changé sa dénomination pour Produits forestiers Résolu inc., et a engrangé des milliards de dollars en bénéfices l’année suivante.

Appel en Cour suprême du Canada

Tous les juges de la CSC ont convenu que la question fondamentale était de déterminer si la Province (par l’intermédiaire de son organisme de réglementation) avait pris des mesures qui donnaient lieu à une obligation pécuniaire d’Abitibi à l’endroit de la Province. Cependant, les juges étaient divisés sur les questions suivantes : a) le critère pour trancher cette question de fonds, et b) le résultat de l’application de ce critère.

En vertu de la loi de la Province intitulée Environmental Protection Act, l’organisme de réglementation provincial a le pouvoir d’émettre des ordonnances obligeant un pollueur à décontaminer des emplacements. Lorsque le pollueur manque à son obligation de décontamination, l’organisme de réglementation a la possibilité, à son gré, d’entreprendre lui-même les travaux de décontamination et de réclamer le coût de ces travaux du pollueur. Dans le contexte des procédures entourant Abitibi, la Province avait uniquement émis des ordonnances de décontamination; elle n’avait pas officiellement choisi d’entreprendre elle-même des travaux de décontamination ni engagé de coûts à cet égard [9].

Décision de la Cour suprême du Canada

La majorité des juges de la CSC, s’exprimant par la plume de la juge Deschamps J.C.S., a conclu qu’un tribunal saisi d’une requête en vertu de la LACC respecte tout à fait les limites de sa compétence lorsqu’il évalue la substance – et non pas simplement la forme – d’une ordonnance de nature réglementaire, et qu’il détermine si cette ordonnance équivaut à une tentative de l’organisme de réglementation de faire valoir une réclamation de nature pécuniaire à l’encontre d’une compagnie débitrice [10]. Les juges ont conclu que, dans le contexte des ordonnances de décontamination environnementale, le critère pour déterminer la nature des gestes de l’organisme de réglementation est « de savoir s’il est suffisamment certain que l’organisme de réglementation effectuera les travaux de décontamination et qu’il pourra ainsi faire valoir une réclamation pécuniaire »[11].

En appliquant ce critère aux faits en cause, la majorité des juges de la CSC a déterminé que le juge saisi de la requête en vertu de la LACC avait conclu, comme question de faits, que pour la Province, les ordonnances EPA devaient avoir pour effet pratique et réaliste, d’établir le fondement d’une réclamation pécuniaire à l’encontre d’Abitibi [12]. La Cour suprême a souligné que le juge saisi de la requête en vertu de la LACC avait également considéré comme un fait établi que la Province avait pris certaines mesures pour faire appliquer les ordonnances EPA. Par conséquent, les juges majoritaires ont conclu – à la lumière de ces conclusions de faits – que le critère avait été rempli et que la Province agissait comme créancier, c’est-à-dire qu’une obligation monétaire en avait bel et bien résulté. L’appel a donc été rejeté.

La juge en chef McLachlin a exprimé sa dissidence. Elle a souligné que les obligations réglementaires établies en faveur du public ne sont pas, aux termes de la LFI, [13] des « réclamations », dont la définition est intégrée par renvoi dans la LACC. Elle a déclaré que :

En règle générale, les exigences réglementaires ne sont pas des réclamations pouvant faire l’objet d’une transaction. Seules les réclamations financières ou pécuniaires prouvables par un « créancier » correspondent à la définition de « réclamation » au sens de la LACC [14].

La juge en chef se ralliait ainsi à l’opinion de la majorité à l’effet que le cœur de l’affaire repose sur la question de savoir si la Province, en raison des ordonnances EPA, était un « créancier » au sens de la LACC. C’est cependant au chapitre du critère que la juge McLachlin a fait valoir sa dissidence. Elle a décrit le critère comme exigeant une « probabilité proche de la certitude » que la Province entreprendrait des travaux de décontamination, donnant ainsi ouverture à une réclamation pouvant faire l’objet de l’arrangement. À son avis, le dossier était « dénué d’éléments de preuve » permettant d’en arriver à une telle conclusion. Elle aurait donc accueilli l’appel [15].

Le juge LeBel a également fait valoir sa dissidence. Selon lui, le critère énoncé par les juges majoritaires était correct, mais la preuve au dossier ne permettait pas de conclure qu’il était « suffisamment certain » que la Province se chargerait de la décontamination. Il aurait, pour cette raison, accueilli l’appel [16].

Incidence de la décision

L’effet de cette décision est de faire des ordonnances EPA dans l’affaire T.-N.-L. c.Abitibi des réclamations prouvables par la Province dans le cadre d’un processus de restructuration sous la LACC. Cependant, puisque la date limite pour déposer des réclamations est dépassée et que l’arrangement en vertu de la LACC a été exécuté, la Province n’a plus la faculté de déposer une réclamation et ainsi de toucher un paiement proportionnel à même l’arrangement en vertu de la LACC. Et, bien sûr, la Province ne peut pas non plus s’adresser à Produits forestiers Résolu inc. pour effectuer les travaux de décontamination des terrains à l’avenir. Peu importe le point de vue, cette décision a pour conséquence tangible de libérer Abitibi (ou tous ceux intéressés dans ses affaires, si l’on préfère) de toute responsabilité à l’égard des coûts de décontamination environnementale. Ces coûts devront plutôt être supportés par les contribuables, à moins que les terrains ne soient tout simplement pas décontaminés, ce qui créerait des zones mortes impropres à un usage récréatif ou économique.

La rencontre du droit de l’environnement et du droit de l’insolvabilité à l’avenir

Pas de solution miracle en matière de responsabilité environnementale

Cet arrêt de la Cour suprême ne doit pas s’interpréter comme conférant aux sociétés insolvables la faculté de se soustraire à leurs obligations environnementales en entreprenant simplement des procédures en vertu de la LACC : les juges de la majorité réfutent cette position, en affirmant que « l’assujettissement des ordonnances à la procédure de réclamation n’équivaut pas à convier les sociétés à se réorganiser dans le but d’échapper à leurs obligations environnementales » [17]. On ne devrait pas non plus comprendre que les ordonnances réglementaires qui entraînent des coûts sont, à défaut d’une preuve contraire, des « réclamations » pouvant faire l’objet d’une transaction en vertu de la LACC. En effet, l’arrêt rendu par la majorité des juges de la CSC et les motifs de la dissidence de la Juge McLachlin soulignent de part et d’autre que la partie essentielle de l’analyse consiste à déterminer si l’organisme de réglementation s’est conduit de telle sorte à être qualifié de créancier [18].

On peut effectivement soutenir que les exigences environnementales en faveur du public ne peuvent jamais vraiment faire l’objet d’un compromis en vertu de la LACC. Seule la responsabilité d’une société à l’égard d’un tiers (p. ex., l’organisme de réglementation provinciale) peut faire l’objet d’un tel compromis. De plus, ce compromis ne peut avoir lieu que si l’organisme de réglementation provincial encoure, ou qu’il est suffisamment certain qu’il encourra, les coûts de la décontamination – c’est-à-dire, qu’il devient un tiers créancier. Dans ce cas, les obligations générales du débiteur envers le public se transforment en obligation de nature financière envers l’organisme de réglementation provincial. Une telle obligation peut faire l’objet d’un compromis en vertu de la LACC; les exigences environnementales en faveur du public sont prises en charge par l’organisme de réglementation.

Résultat différent en cas de maintien de la propriété et de l’utilisation des terres?

La majorité des juges de la CSC a également indiqué que de telles obligations pourraient être soustraites du processus de réclamation en vertu de la LACC, si les activités polluantes du débiteur, et les dommages qui en résultent, se poursuivent après la réorganisation [19]. Cette approche laisse entendre que la majorité des juges interprète la notion « d’exigences continues » comme ne s’appliquant qu’à la poursuite de la propriété et de l’utilisation des sites contaminés. En de telles circonstances, comme l’indique la majorité des juges, les dommages découlant de ces activités se poursuivent au-delà du délai fixé pour la production d’une réclamation [20]. Par conséquent, pour la majorité des juges, le fait qu’Abitibi n’était plus propriétaire des sites et n’y exerçait plus ses activités a fait en sorte de « monétiser » la réclamation de la province. Ceci suggère que, dans des circonstances différentes (c.-à-d., si le débiteur continue d’être propriétaire du terrain à l’issue de son processus de restructuration sous la LACC ), la décision pourrait être différente. Sur le plan des politiques, il serait effectivement difficile, voire impossible, de compromettre la portion d’une obligation environnementale encourue antérieurement à l’institution du processus de restructuration, tout en tenant le débiteur responsable de la portion encourue postérieurement à l’émergence de ce même processus de restructuration.

L’objet véritable des ordonnances réglementaires

À la lumière de ce qui précède, la décision établit qu’en règle générale, les ordonnances réglementaires ne constituent pas des « réclamations » au sens de la LACC – à moins qu’elles aient pour objectif véritable d’obtenir une compensation monétaire. Les faits détermineront s’il s’agit de réclamations ou non. L’arrêt de la CSC confirme que, dans le contexte de la LACC, les faits sont essentiels.

Le tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC est compétent pour aller au-delà de la « forme » d’une ordonnance réglementaire et déterminer si, en réalité, un organisme de réglementation agit dans l’intérêt général du public ou s’il cherche plutôt à établir ou à faire valoir une « réclamation ». Dans le premier cas, l’ordonnance réglementaire et les obligations qu’elle impose à la société débitrice ne seront pas affectées par les procédures engagées en vertu de la LACC alors qu’elles le seront dans le cas contraire.

Au bout du compte, l’arrêt de la CSC signifie que le tribunal chargé de superviser un processus de restructuration sous LACC dispose d’une discrétion considérable pour interpréter la conduite d’un organisme de réglementation provincial et ce, dans le cadre des faits propres à chaque cas. Cette compétence comprend, comme l’a statué la majorité des juges de la CSC, la capacité du tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC de « prendre en compte les conséquences qu’entraînerait sur le processus d’insolvabilité le fait d’exiger du débiteur qu’il se conforme à l’ordonnance » [21]. Cette affirmation sera sûrement invoquée par les juges, les débiteurs, les organismes de réglementation et d’autres intervenants dans le cadre des débats sur la nature des ordonnances visant la décontamination dans de futures procédures d’insolvabilité (sans compter d’autres ordonnances réglementaires). Il demeure que, dans l’affaire Terre‑Neuve et Labrador c. Abitibi Bowater, la Cour a également établi un cadre dans lequel les faits pourront être débattus à l’avenir, ainsi qu’un paradigme pouvant servir à comparer ces faits à l’avenir – c.‑à‑d., s’il est « suffisamment certain » que l’organisme de réglementation posera des gestes donnant ouverture à une réclamation susceptible de compromis. L’arrêt de la CSC laisse tout de même subsister un degré d’incertitude relativement au traitement de questions semblables dans le cadre de procédures à venir en vertu de la LACC. En d’autres mots, le « croisement confus » entre le droit de l’environnement et le droit de l’insolvabilité persiste pour le moment. Cependant, il n’existera désormais que dans les limites établies par le critère formulé par la CSC.


[1]    2012 CSC 67. [aux présentes, « T.-N.-L. c.Abitibi »]

[3]    Voir Nortel Networks Corporation, Re, 2012 ONSC 1213 (disponible en anglais seulement), au paragraphe 7.

[4]    S.N.L. 2008, c. A-1.01.

[5]    Accord de libre-échange nord-américain entre le gouvernement du Canada, le gouvernement des États-Unis d’Amérique et le gouvernement des États-Unis du Mexique, R.T.C. 1994, no 2.

[6]    S.N.L 2002, c. E-14.2 (disponible en anglais seulement), en sa version modifiée.

[7]    Il y a lieu de souligner qu’en l’espèce, les ordonnances EPA visaient des terrains qu’Abitibi n’occupaient plus et qui ne lui appartenaient plus. On ne peut pour l’instant savoir si la CSC en serait venue à une autre conclusion si Abitibi avait continué à détenir la propriété des terrains. Cependant, au paragraphe 37 de la décision, les juges majoritaires de la CSC suggèrent que de tels faits peuvent avoir une incidence sur l’interprétation par le tribunal des ordonnances EPA.

[8]    AbitibiBowater Inc., Re, 2010 QCCS 1261; et AbitibiBowater Inc., Re, 2010 QCCA 965 (disponible en anglais seulement)

[9]    Il y avait de nombreux terrains contaminés. La Province avait entrepris des travaux de décontamination à l’égard de l’un des terrains. Cependant, ce fait n’est pas essentiel au débat en l’espèce.

[10]  La définition de cette compétence comprend la capacité d’examiner les mesures d’un organisme administratif même lorsque celui-ci agit (ou s’abstient d’agir) aux termes de son pouvoir en vertu des lois. (T.‑N.‑L. c. Abitibi, supra note 1, paragraphe 48.) Il faut noter que, dans le cas d’Abitibi, la Province a fait valoir que l’organisme administratif n’avait pas encore exercé son droit de choisir de décontaminer les terrains contaminés.

[11]  T.-N.-L. c.Abitibi, supra note 1, paragraphe 46.

[12]  Le dossier de cour du tribunal saisi de la requête en vertu de la LACC comprenait certains éléments établissant que la Province entendait compenser toute obligation envers Abitibi aux termes l’ALÉNA au moyen des réclamations qu’elle entendait faire valoir contre Abitibi au titre des coûts de la décontamination environnementale.

[13]   Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3.

[14]  T.-N.-L. c.Abitibi, supra note 1, paragraphe 78.

[15]  Ibid., paragraphes 86-87.

[16]  Ibid., paragraphes 98-102.

[17]  Ibid., paragraphe 43. Voir aussi : paragraphes 29 et 37.

[18]  Ibid., note 1, paragraphes 27, 46 et 78.

[19]  Ibid., note 1, paragraphe 29.

[20]  Ibid., note 1, paragraphe 37

[21]  Ibid.,note 1, paragraphe 38.

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  • André Durocher, Associé, Montréal, QC, +1 514 397 7495, adurocher@fasken.com

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