L'Espace RH est rédigé sous la direction de Louise Béchamp, de Karen M. Sargeant et de Brian P. Smeenk
Le plus haut tribunal du Canada a statué que les tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogue en milieu de travail violent le droit à la vie privée. Dans l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c. Pâtes et Papier Irving, Ltée, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») a étudié la validité d’une politique de tests aléatoires de dépistage d’alcool dans un milieu de travail syndiqué. Tout en reconnaissant que le dépistage aléatoire peut être imposé comme « réponse proportionnée » à des préoccupations de sécurité et de vie privée, six des neuf juges ont confirmé la décision initiale du tribunal d’arbitrage selon laquelle la preuve d’un problème de consommation d’alcool dans le milieu de travail n’était pas suffisante. Selon les faits en l’espèce, les conséquences du dépistage aléatoire sur la vie privée des employés n’étaient pas justifiées.
Contexte
Irving exploite une usine de papier à Saint John, au Nouveau-Brunswick. En 2006, elle a adopté unilatéralement une politique de dépistage d’alcool et de drogue en vertu de la clause relative aux droits de la direction contenue dans la convention collective. Cette politique imposait des tests aléatoires de dépistage d’alcool aux employés occupant des postes à risque. En vertu de cette politique, dix pour cent des employés qui occupent des postes à risque étaient choisis chaque année, au hasard, pour subir l’épreuve de l’éthylomètre. Un résultat positif emportait des sanctions disciplinaires graves pouvant aller jusqu’au congédiement. Le refus de se soumettre au test justifiait le congédiement immédiat.
Un membre du syndicat, Perley Day, avait été soumis à un test en vertu de cette politique. Bien qu’il ait réussi ce test, son syndicat a déposé un grief en son nom afin de contester la légitimité de cette politique. Le syndicat a fait valoir qu’il n’y avait eu aucun incident lié à l’alcool et qu’en conséquence, il n’y avait pas de motif raisonnable de soumettre les employés à des tests aléatoires de dépistage d’alcool.
Le conseil d’arbitrage se range du côté du syndicat
Le conseil d’arbitrage qui a entendu la contestation du syndicat a accueilli le grief. Un élément fondamental de cette décision était l’absence de preuve d’un risque réel lié à la consommation d’alcool. Durant les quinze années qui ont précédé la mise en œuvre de la politique, il n’y avait eu que huit incidents documentés de consommation d’alcool ou de facultés affaiblies par l’alcool, et il n’y avait eu aucun accident ni aucune blessure attribuable à la consommation d’alcool. De plus, lorsque l’arbitrage a été entendu, en décembre 2008, aucun employé n’avait obtenu de résultat positif aux tests aléatoires prévus par la politique.
Le conseil d’arbitrage a également souligné l’importance de protéger la vie privée des employés et déclaré que les tests de dépistage d’alcool constituaient une forme d’atteinte à l’intégrité physique et un embarras public. À son avis, les gains susceptibles de découler, pour Irving, des tests aléatoires de dépistage d’alcool étaient, au mieux, minimes, et l’empiètement sur la vie privée des employés était disproportionné par rapport à l’avantage qui en découlait. En conséquence, la politique a été jugée déraisonnable et a été écartée.
Annulation de la décision du conseil d’arbitrage
Irving a demandé un contrôle judiciaire de la décision du conseil d’arbitrage. Par suite de ce contrôle, la décision (PDF) a été jugée déraisonnable en raison de la dangerosité intrinsèque du milieu de travail.
Le syndicat a fait appel (PDF), mais la Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a rejeté cet appel. Elle a reconnu aux employeurs le droit d’imposer unilatéralement des tests aléatoires de dépistage d’alcool dans tout lieu de travail dangereux, que les employés y soient syndiqués ou non, sans qu’ils aient à prouver l’existence d’un problème lié à la consommation d’alcool. Lire L'Espace RH : La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick confirme la légalité des tests aléatoires de dépistage d’alcool.
La Cour suprême accueille l’appel
Une majorité des juges de la Cour suprême ont été en désaccord avec la décision de la Cour d’appel et ont fait remarquer que l’importante jurisprudence arbitrale fournissait une référence utile pour évaluer la décision du conseil d’arbitrage. Selon la Cour suprême, la Cour d’appel avait accordé une trop grande importance à la dangerosité du milieu de travail. Les tests aléatoires doivent être justifiés par un « motif raisonnable », par exemple par un problème généralisé de consommation d’alcool ou de toxicomanie en milieu de travail. Selon la Cour suprême, la dangerosité du milieu de travail ne constitue que la première étape de l’examen.
La majorité des juges de la Cour suprême ont jugé que le conseil d’arbitrage avait déterminé avec raison que la preuve de l’existence d’un problème d’alcool à l’usine était insuffisante et qu’en conséquence l’atteinte aux droits à la vie privée résultant de l’application de tests aléatoires n’était pas justifiée. Les avantages attendus sur le plan de la sécurité pour l’employeur se situaient dans la fourchette « entre incertains et minimes », tandis que l’atteinte à la vie privée des employés était grave. La Cour suprême a donc jugé que la décision du conseil d’arbitrage se retrouve dans le champ des issues possibles raisonnables et ne doit donc pas être modifiée.
Les trois juges dissidents auraient accepté la décision de la Cour d’appel. Même s’ils ont reconnu que les tests aléatoires devaient être justifiés par des indices de consommation d’alcool en milieu de travail, ils ont soutenu qu’il n’était pas nécessaire de démontrer l’existence d’un problème « important » ou « grave ». Malheureusement pour les employeurs, leur décision ne l’a pas emporté.
Leçons à retenir pour les employeurs
L’arrêt Irving établit que les tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogue ne sont généralement pas autorisés au Canada. Cette décision aura des conséquences importantes pour les employeurs qui ont soumis leurs employés à des tests aléatoires de dépistage de consommation d’alcool et de drogue. La Cour suprême a reconnu que les tests aléatoires pouvaient être imposés lorsqu’ils constituent une réponse proportionnée à des préoccupations légitimes quant à la sécurité et au droit à la vie privée, mais cet arrêt soumet les employeurs à des critères plus rigoureux.