En décembre dernier, la Cour supérieure du Québec a rendu sa décision dans l'affaire Seggie c. Roofdog Games Inc.[1], dans laquelle elle tente de clarifier la notion de copaternité (et par conséquent, celle de titularité du droit d'auteur) d'une œuvre dans le cas d'un jeu vidéo. C'est la première fois qu'un tribunal canadien se penche sur l'attribution de la paternité d'un jeu vidéo (et d'une manière plus générale, l'une des très rares décisions judiciaires canadiennes à s'intéresser à la paternité d'un logiciel).
La création d'un jeu vidéo étant habituellement un travail réalisé en équipe et compte tenu des nouvelles plateformes collaboratives facilitant le développement conjoint de logiciels par de multiples contributeurs, tout avocat pratiquant dans le domaine du droit d'auteur ou offrant ses services à l'industrie du logiciel sera de plus en plus souvent confronté à des questions de copaternité. Par conséquent, la décision Seggie c. Roofdog Games Inc. aidera à encadrer la manière d'approcher de telles questions même si, comme de nombreuses décisions sans précédent, elle répond à certaines questions tout en en soulevant de nouvelles.
Les faits dans l'affaire Seggie c. Roofdog Games Inc.
L'affaire porte sur la paternité de deux œuvres, Extreme Road Trip et Extreme Road Trip 2[2]. Dans chacun des jeux, le joueur contrôle une voiture et lui fait exécuter des acrobaties pour gagner des points et prolonger sa session de jeu. Le jeu est gratuit et génère des profits grâce à des microtransactions où les joueurs achètent des articles virtuels comme des bonus ou d'autres véhicules.
Le code des deux jeux a été écrit par M. Germain, programmeur et propriétaire de Roofdog Games. M. Germain estime avoir consacré 1 200 heures de travail et avoir investi environ 20 000 $ dans ce projet (notamment pour rémunérer un musicien pour la composition de la trame sonore, etc.) En plus d'avoir écrit le code qui permet l'exploitation du jeu, M. Germain a également conçu bon nombre des éléments graphiques, les niveaux de jeu, son principe général et sa stratégie de monétisation. Comme l'a souligné la juge de première instance, sans la contribution de M. Germain, ce jeu vidéo n'existerait pas[3].
M. Seggie était un ami de M. Germain et travaillait en tant qu'illustrateur dans l'industrie du jeu vidéo. Lorsque M. Germain a quitté son emploi pour se lancer dans la création du jeu Extreme Road Trip, M. Seggie a collaboré bénévolement au volet artistique de ce projet en réalisant les dessins de cinq voitures (chacun lui ayant pris environ une journée de travail), d'un arrière-plan et de quelques accessoires comme des bidons d'essence et des arbres. M. Seggie a également proposé le nom du jeu. Pendant tout ce temps, M. Germain disait à M. Seggie qu'il regrettait de ne pas avoir les moyens de le rémunérer pour ses services, ce à quoi ce dernier répondait toujours en lui assurant que cela ne le dérangeait pas de travailler « bénévolement »[4].
Lorsque le jeu Extreme Road Trip a été mis en ligne en août 2011, il a connu un succès foudroyant et a rapidement été téléchargé plus d'un million de fois. M. Seggie a alors demandé à M. Germain 25 % des profits, ce que M. Germain a refusé. La situation s'est rapidement dégradée, M. Germain faisant plusieurs offres de règlement dans l'espoir de résoudre leur désaccord sans se tourner vers les tribunaux et finissant par proposer à M. Seggie un montant de 10 000 dollars. Par ailleurs, M. Germain avait retiré les dessins de M. Seggie du jeu Extreme Road Trip et les avait remplacés par d'autres images. Aucune des offres de M. Germain n'a satisfait M. Seggie, qui a intenté un recours devant la Cour supérieure du Québec.
Décision
La juge Claudine Roy a rapidement rejeté l'allégation de M. Seggie selon laquelle une entente expresse de partage des profits avait été conclue entre lui et M. Germain, avant de se tourner vers la seule question qui demeurait encore en litige : les contributions de M. Seggie à Extreme Road Trip faisaient-elles de lui un coauteur du jeu et, par conséquent, un cotitulaire du droit d'auteur qui était en droit de recevoir une partie des profits engendrés par le logiciel?
Pour déterminer si une œuvre est le fruit de la collaboration de deux ou de plusieurs auteurs, la Cour a retenu les critères suivants : (1) chacun des coauteurs allégués doit avoir eu un apport substantiel à l'œuvre, allant au-delà des simples suggestions et idées; (2) les coauteurs doivent avoir travaillé en collaboration dans la poursuite d'un dessein commun; (3) les coauteurs devaient avoir l'intention commune de créer une œuvre à titre de coauteurs; (4) les apports des coauteurs ne doivent pas être distincts les uns des autres, mais au contraire se fondre ensemble[5]. Cette dernière exigence découle de la définition d'une « œuvre de collaboration » dans la Loi sur le droit d'auteur, qui exige la « collaboration de deux ou plusieurs auteurs, et dans laquelle la part créée par l'un n'est pas distincte de celle créée par l'autre ou les autres ».
Appliquant cet ensemble de critères aux faits en l'espèce, la juge Roy a conclu que M. Germain était à l'évidence un auteur d'Extreme Road Trip. Il avait consacré 1 200 heures à la programmation de ce jeu et, sans ce travail, il n'y aurait pas eu de jeu vidéo. M. Germain avait également conçu le tutoriel, l'interface utilisateur et les icônes. Fait intéressant, la juge Roy a également pris en compte l'apport de M. Germain d'ordre organisationnel et économique, et notamment la conclusion d'une entente avec un compositeur pour l'écriture de la bande sonore, l'élaboration de la stratégie de monétisation et le placement d'Extreme Road Trip dans l'App Store et sur d'autres plateformes de vente en ligne[6].
En revanche, les contributions de M. Seggie ont été mineures, se limitant à quelques éléments graphiques. Le jeu aurait pu être mis en ligne sans l'apport artistique de M. Seggie, alors que l'on ne peut en dire autant du travail de programmation et d'organisation effectué par M. Germain. La juge Roy a également été d'avis qu'il n'y a jamais eu d'intention commune de créer une œuvre en collaboration, puisque ni M. Germain, ni M. Seggie n'ont jamais discuté du jeu comme d'un projet commun, et que M. Seggie n'avait pas eu le comportement d'un coauteur (ou du moins pas avant le succès inattendu du jeu).
Enfin, la Cour a noté que la contribution de M. Seggie demeurait distincte de celle de M. Germain et que l'on ne pouvait donc pas conclure que le jeu était une œuvre créée en collaboration selon la définition qu'en donne la Loi sur le droit d'auteur[7].
Cette analyse a amené la juge Roy à conclure que M. Seggie n'était pas un coauteur d'Extreme Road Trip. Comme M. Seggie n'avait nullement pris part à la création de la suite du premier jeu, la Cour a conclu qu'il n'était pas non plus un coauteur d'Extreme Road Trip 2.
Toutefois, la juge Roy a également constaté que M. Seggie était demeuré titulaire du droit d'auteur sur les dessins qu'il avait fournis à M. Germain (c.-à-d. les voitures, l'arrière-plan et les accessoires). En raison de l'ambiguïté demeurant quant à savoir si M. Seggie avait renoncé de façon définitive à tout dédommagement pour l'utilisation de ces images, la Cour a condamné la société de M. Germain à lui verser 10 000 dollars[8].
Répercussions pour les avocats spécialisés en droit d'auteur et les professionnels de l'industrie du logiciel
La décision Seggie c. Roofdog Games vient préciser, pour la première fois au Canada, les critères applicables à la détermination du statut d'auteur d'un jeu vidéo aux termes de la Loi sur le droit d'auteur. Depuis l'affaire Seggie, nous savons qu'une personne dont la contribution à un jeu vidéo est minime ne peut prétendre être un coauteur de ce jeu, du moins lorsqu'il n'y avait pas d'intention commune de créer une œuvre en collaboration et que l'apport de cette personne reste distinct de l'œuvre dans son ensemble.
Toutefois, les faits dans l'affaire Seggie sont plutôt extrêmes puisque M. Germain a effectué à lui seul presque la totalité du travail requis par Extreme Road Trip tout en conservant un contrôle organisationnel considérable sur l'intégration des différents éléments du jeu. Lorsque les contributions respectives des deux coauteurs allégués sont plus comparables, ou lorsque leur intention commune est moins évidente, l'issue de la détermination de la paternité d'un jeu vidéo ou d'un autre logiciel demeure incertaine.
Compte tenu de cette situation, nous vous proposons trois stratégies pratiques pour vous protéger, vous et votre société, contre cette incertitude :
- Tout d'abord, il est important de préciser dans un contrat en bonne et due forme les modalités concernant la propriété du droit d'auteur et l'octroi de licences. Dans la présente affaire, la Cour a eu de la difficulté à retrouver les intentions des parties à partir des messages textes, des courriels, des gestes posés hors cour et du témoignage à l'audience. En définitive, alors que M. Seggie répétait que cela [Traduction] « ne le dérangeait pas de travailler bénévolement », il s'est vu accorder 10 000 $ pour l'utilisation temporaire d'une douzaine de fichiers-image représentant environ une semaine de travail de sa part. Une convention de licence ou de cession de droit d'auteur aurait pu éviter tant l'allégation de copaternité que le paiement pour l'utilisation des images.
- Il ne faut également pas négliger l'avantage de l'enregistrement du droit d'auteur dans le cas d'une œuvre importante. L'enregistrement crée une présomption selon laquelle le droit d'auteur est la propriété de la personne inscrite au registre[9]. Faute d'enregistrement, la Loi sur le droit d'auteur prévoit une succession complexe de présomptions de propriété[10]. Ces présomptions ne sont pas nécessairement favorables au demandeur ou au prétendant à la titularité du droit d'auteur, ce qui fait de l'enregistrement un outil fort utile dans le cas d'une procédure en reconnaissance ou en exécution du droit d'auteur, en particulier si une question de copaternité est en cause.
- Il faut aussi retenir que le droit d'auteur doit être considéré du point de vue non seulement du jeu vidéo dans son ensemble (c'est-à-dire la question de l'attribution de la qualité de coauteur de l'œuvre collaborative), mais aussi de tous les éléments constitutifs distincts protégeables qui sont intégrés à l'œuvre (par exemple les fichiers image de M. Seggie). Comme l'a découvert M. Germain au terme de cette affaire qui lui aura coûté 10 000 dollars, la paternité d'une œuvre dans son ensemble ou la titularité du droit d'auteur sur celle-ci ne confère pas nécessairement à son auteur la paternité de chacun des éléments constitutifs distincts et protégeables, ni la titularité du droit d'auteur sur ces éléments.
[1] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462.
[2] Voir le site Web officiel des jeux Extreme Road Trip et Extreme Road Trip 2 à http://www.roofdog.ca/road-trip/ et à http://extremeroadtrip2.com/ respectivement. On peut voir une vidéo de la session de jeu ayant prétendument le pointage le plus élevé jamais obtenu pour Extreme Road Trip 2 à l'adresse https://www.youtube.com/watch?v=yl1Bf7j5efY.
[3] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 64-65.
[4] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 19-29,
[5] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 59, 67, 70.
[6] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 64-65.
[7] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 70.
[8] Seggie c. Roofdog Games, 2015 QCCS 6462, par. 94. Le fondement de cet octroi n'est pas clair, car la juge Roy a conclu que les images avaient été utilisées avec le consentement de M. Seggie et qu'elles avaient été remplacées par de nouvelles images créées par un artiste différent avant que M. Seggie ait pu révoquer son consentement (par. 82-91), ce qui exclut l'octroi de dommages-intérêts pour violation du droit d'auteur. La Cour ayant été d'avis qu'il n'était pas clair s'il y avait eu entente pour rémunérer M. Seggie pour ses dessins, on peut donc exclure une réclamation reposant sur un fondement contractuel, puisqu'il n'y a pas eu d'accord des volontés sur cette question, et encore moins sur le montant d'un tel paiement (par. 82, 91). À la lumière de sa référence à une « juste compensation » pour l'utilisation des illustrations, la juge Roy pourrait avoir statué en se fondant sur l'enrichissement injustifié.
[9] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, par. 53(2) et 53(2.1) lus conjointement avec le par. 25(1) de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21.
[10] Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, al. 34.1(1)b) et par. 34.1(2), 53(2), 53(2.1).