« Le passé est un fleuve qu'on ne remonte jamais. »
Henry Bataille (1872-1922)
Pour le moment, le « droit à l'oubli » est un concept en marge du paysage juridique québécois. La récente décision de la Commission d'accès à l'information du Québec, C.L. c. BCF Avocats d'affaires 2016 QCCAI 114, y réfère toutefois de manière inédite en apportant un éclairage intéressant. En substance, la Commission vient indiquer que le droit d'une personne de faire rectifier des renseignements inexacts, incomplets ou équivoques dans un dossier qui la concerne n'est pas de l'ordre du « droit à l'oubli ». Plus avant, la question reste ouverte quant à savoir si le droit à l'oubli est importable – du moins transposable – au sein des juridictions québécoise et canadienne.
Faits d'espèce
Les circonstances de l'affaire sont assez anodines. Une adjointe juridique (la « demanderesse ») rompt son lien d'emploi avec un bureau d'avocat (l'« entreprise »); elle demande à ce titre que son profil apparaissant sur le site Internet soit entièrement effacé (nom, photo et titre d'emploi). L'entreprise retire alors toutes les informations la concernant « comme il est habituel de le faire dans ces circonstances ». En ce sens, une preuve non contestée est faite par la directrice des technologies de l'information de l'entreprise et un expert en sécurité de l'information démontrant que tous les gestes nécessaires pour retirer les renseignements de la demanderesse ont été posés (serveur physique, médias sociaux, mémoire cache). Malgré tout, en saisissant les différentes composantes du nom de la demanderesse sur différents moteurs de recherche (Google, Yahoo, Bing, etc.), il y a toujours un résultat avec une référence à la page « Les gens » du site de l'entreprise. La demanderesse considère cette situation préjudiciable dans son processus de recherche de travail, « car les employeurs chez qui elle postule font nécessairement des recherches sur Internet et qu'ils constatent qu'il y a un lien avec l'entreprise qui doit, selon elle, donner de mauvaises références ». La demanderesse saisit alors la Commission d'accès à l'information (la « Commission ») d'une demande de rectification pour que son nom ne soit plus relié au site Internet de l'entreprise.
Question de droit
La demanderesse peut-elle se prévaloir du droit de rectification en vertu de la Loi sur le secteur privé, alors même que l'entreprise a posé tous les gestes nécessaires pour retirer les renseignements en litige? Sous un angle un peu différent, l'obligation de supprimer les liens reliant la demanderesse au site Internet de l'entreprise est-elle « de moyens » ou « de résultat »? Au risque de briser le suspens, la Commission a opté pour l'approche la plus mesurée : l'entreprise doit prendre tous les moyens raisonnables pour rectifier/supprimer les renseignements de la demanderesse (à l'interne, sur son site Internet), ce qui n'équivaut toutefois pas à un devoir de déréférencement (à l'externe, sur le reste de la Toile). Autrement dit, le concept du « droit à l'oubli », qui n'en finit plus de faire couler de l'encre de l'autre côté de l'Atlantique, n'est ni un synonyme ni une sous-composante du droit de rectification. Une telle conclusion découle de plusieurs concepts/instruments (bien connus du juriste), que nous décomposons comme suit : (a) le lien de droit, (b) l'approche analogique, (c) le droit comparé et… (d) le « gros bon sens »!
Le lien de droit
La Commission insiste d'abord sur le contexte multipartite de l'affaire. L'entreprise a dûment supprimé les renseignements de la demanderesse sur son site Internet, qui demeurent toutefois « retraçables » sur la Toile. D'un côté, le site Wayback Machine conserve des pages de site Internet à différents moments dans le temps, c'est une sorte de système d'« archivage numérique ». En l'espèce, le profil de la demanderesse, tel qu'il existait à l'époque de son emploi chez l'entreprise (17 mai 2013), est donc toujours retrouvable et accessible. De l'autre côté, les moteurs de recherche, tels que Google, indexent les informations contenues sur le site d'archive Wayback Machine. À cet égard, la preuve révèle plusieurs facteurs d'ordre technique, qui n'en demeurent pas moins déterminants. Ainsi, la faible présence numérique de la demanderesse inciterait les moteurs de recherche à creuser davantage pour ultimement indexer en premiers résultats les sites d'archive, le fait d'effectuer fréquemment la même recherche à partir du nom de la demanderesse influencerait le positionnement du résultat, le site Internet de l'entreprise serait bien indexé avec un poids numérique important. Au bout du compte, le préjudice allégué par la demanderesse résulte plutôt de tierces parties, soit le site Wayback Machine (archivage) et les moteurs de recherche (indexation), et non de l'entreprise qui, quant à elle, a supprimé toute l'information. C'est donc ici un problème de lien de droit. C'est d'ailleurs en ce sens que de nombreux chercheurs, dont le professeur Trudel, mettent de l'avant depuis longtemps la difficulté inhérente au cyberespace, soit de « déterminer la responsabilité des autres intervenants dans la chaîne de transmission de l'information » (PDF). À ce stade, on peut formuler plusieurs questions qui concentreront sûrement l'attention à l'avenir : l'entreprise devrait-elle (systématiquement) démarcher les différentes tierces parties impliquées pour favoriser le droit de rectification de ses ex-employés? Si oui, comment et à quelle intensité? En l'espèce, un formulaire de demande a été transmis par l'entreprise à Google; était-ce vraiment nécessaire? Quels rôle et limites juridico-éthiques veut-on donner à des sites d'archivage, tels que Wayback Machine, notamment sur le plan de la protection de la vie privée? La Commission devrait-elle disposer de pouvoirs élargis notamment pour rendre des ordonnances de désindexation/déréférencement ?
L'approche analogique
Le procureur de l'entreprise fait valoir que l'effacement de renseignements en ligne doit être comparé à la suppression des avis de nomination paraissant dans la presse papier, qui est évidemment impossible. Cet argument de type « analogique », que la Commission a pris en compte, est fortement prisé dans le contexte numérique et vise essentiellement à « understanding and experiencing one kind of thing in terms of another » (PDF, anglais seulement). Cette approche conservatrice porte toutefois plusieurs limites inhérentes. Premièrement, sur le plan technique, comprendre et réguler les technologies de l'information en les rapportant aux formes traditionnelles de communication peut conduire à des illusions trompeuses. Comme l'a démontré Ethan Katsh, les technologies numériques modifient la donne à différents niveaux, que ce soit la quantité, la rapidité de transmission, l'accessibilité et la vitesse de modification de l'information (Anglais seulement). À nos fins, les avis de nomination publiés dans un journal sont peut-être un peu moins équivalents qu'un profil apparaissant sur un site Internet, au moins sur le plan de l'accessibilité. Deuxièmement, sur le plan juridique, l'approche analogique nous semble trop circomvolutoires : il s'agit essentiellement de dire « si c'était impossible hier, c'est donc impossible pour demain ». Le passé est omnipotent (et non plus seulement garant) sur l'avenir. Aussi, il convient plutôt de troquer cette posture analogique par une approche en termes de « fonctions » : quelle est la finalité de l'avis de nomination, et cette finalité est-elle bien remplie par les technologies de l'information? En plus de l'intérêt pédagogique, ce type de raisonnement – dit d'« équivalence fonctionnelle » – conduit à des résultats plus concrets et surtout sur mesure.
Le droit comparé
La Commission a bien compris que cette affaire matérialisait en fait un des sujets chauds en Europe, soit le « droit à l'oubli ». Ce droit découle d'une décision de mai 2014 où la Cour de Justice de l'Union Européenne a statué que les moteurs de recherche devaient permettre à tous les Européens de demander la suppression des résultats de recherche renvoyant à des informations les concernant qui sont « inadéquates, pas ou plus pertinentes ». On comprend ici qu'il faut distinguer, d'une part, le droit d'effacement (ou droit de rectification) qui relève de l'organisation qui collecte et traite les renseignements, et d'autre part, le droit au déréférencement (ou droit à l'oubli) qui vise les organisations qui relaient et indexent les renseignements. Cette distinction n'a pas échappé à la Commission qui considère que « le droit d'une personne de faire rectifier dans un dossier qui la concerne des renseignements inexacts, incomplets ou équivoques n'est pas de l'ordre du "droit à l'oubli" qui vise à effacer des informations des espaces publics. » Le droit de rectification, prévu au Code civil du Québec et à la Loi sur le secteur privé, n'emporte donc aucunement un droit au déréférencement. La Commission va même plus loin en suggérant qu'il n'est pas même « certain que ce droit, reconnu en Europe, trouve application au Québec ». Le débat reste donc ouvert, mais surtout sous les feux de la rampe. En effet, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a fait de la réputation et de la vie privée une de ses « priorités stratégiques » (2015) (PDF), en plus d'avoir lancé une consultation notamment sur la question « le droit à l'oubli peut-il s'appliquer dans le contexte canadien et, dans l'affirmative, comment? » (2016).
Le « gros bon sens »…
Les tribunaux le martèlent encore et toujours, « [à] l'impossible, nul n'est tenu. Le bon sens devant prévaloir en tout temps ». En l'occurrence, tout en reconnaissant que cette affaire est un beau prétexte pour débattre de belles questions de droit, le problème frappe par sa simplicité : la preuve (non contestée) démontre que l'entreprise a posé tous les gestes nécessaires pour retirer les renseignements en ligne de la demanderesse, l'entreprise a rempli toutes ses obligations légales. En ce sens, il n'était pas sérieusement envisageable d'engager la responsabilité de l'entreprise pour contravention à une obligation inatteignable, soit celle de déréférencer/désindexer les renseignements de la demanderesse sur la Toile. La demande de mésentente a donc été rejetée. Voilà l'histoire, non pas simpliste, mais simplifiée.
Conclusion
Cette décision est un premier « son de cloche » québécois sur le « droit à l'oubli ». L'idée est considérée, examinée, comprise, sans pour autant être consentie. Par-delà la réalité des prétoires, la composante sociétale du droit à l'oubli n'a certainement pas échappé à la Commission; tout à la fois une « certaine vision de la société », un choix sur l'avenir et un équilibre permanent à trouver entre l'intérêt collectif (devoir de mémoire, notamment) et les intérêts privés (droit à l'autodétermination informationnelle, par exemple). Il revient plus que jamais à la communauté juridique de prendre au sérieux le droit à l'oubli : Était-ce vraiment un droit opportun dans le contexte canadien et québécois? Quelles sont ou quelles pourraient être les limites sur le plan constitutionnel, notamment en ce qui a trait à la liberté d'expression? Peut-on repenser et modéliser un « droit à l'oubli » sur mesure qui serait à l'image des systèmes juridiques pancanadiens? Voilà tout le défi lancé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada en janvier dernier.