Il y a une jurisprudence abondante qui établit des balises à la liberté d'expression des employeurs lors de négociations de convention collective. Cependant, qu'en est-il de la liberté d'expression des salariés pendant cette période de négociation? Dans l'affaire Québec (Procureure Générale) c. Commission des relations du travail, division des relations du travail (PDF), la Cour supérieure du Québec (la « Cour ») a rappelé les limites à la liberté d'expression des salariés dans un tel contexte. Dans sa décision, la Cour renverse une décision de la Commission des relations de travail (la « Commission ») laquelle considérait qu'un employeur qui interdisait à ses employés d'envoyer un message à caractère syndical en utilisant leur adresse électronique professionnelle portait ainsi atteinte à leur liberté d'expression.
Faits
Au cours des négociations collectives entre le gouvernement du Québec et l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (l' « Association »), l'Association avait demandé à ses membres ingénieurs d'ajouter une signature électronique dans leurs courriels qui contenait un texte d'une quinzaine de lignes visant à mobiliser les membres et à obtenir l'appui de tous ceux avec qui ils communiquaient concernant leur rémunération. Cette deuxième signature devait être envoyée par les ingénieurs systématiquement lors de leurs échanges par courriel et se lisait comme suit:
Message important des ingénieurs du gouvernement du Québec en négociation
En 2001, le rapport de l'Unité anticollusion a mis en évidence que la perte d'expertise en ingénierie constitue « le tout premier facteur de vulnérabilité » du gouvernement. Reconstruire cette expertise exige de verser des salaires compétitifs avec des employeurs de marque tels qu'Hydro-Québec ou le gouvernement fédéral. L'Institut de la statistique du Québec confirme que la rémunération globale des ingénieurs du gouvernement accuse un retard de plus de 40 % par rapport aux employeurs du secteur « autre public ».
Au lieu de combler cet égard, le gouvernement propose de le creuser.
Soucieux de protéger le public et d'offrir un service de qualité aux citoyens, nous croyons que la pérennité des biens collectifs et la saine gestion des fonds publics commandent plutôt la reconnaissance de notre expertise.
Notre signature vaut plus!
Voyant ce texte, transmis entre autres à des tiers, le gouvernement du Québec a demandé aux ingénieurs à son emploi de cesser cette pratique sous peine de sanction disciplinaire considérant qu'il s'agissait là une menace à la confiance du public envers les infrastructures de la province. S'ajoutait à cela une atteinte à la réputation du gouvernement, un manquement à l'obligation de loyauté et une utilisation du matériel fournit par l'employeur afin d'exercer des moyens de pressions syndicales.
La décision de la Commission
La Commission s'est pour sa part dite d'avis qu'il fallait mettre en balance proportionnée le droit à la liberté d'expression et le droit de propriété. La Commission conclut ainsi que le message véhiculé par un moyen moderne, soit une adresse électronique, pouvait s'apparenter à un message véhiculé par un moyen traditionnel, tel que le port de macarons par des salariés. À cet égard, la Commission a fait référence à la sentence rendue dans l'affaire Syndicat des travailleuses et travailleurs des postes et Société canadienne des postes (Poste Canada)[1]. Dans cette affaire, le tribunal d'arbitrage avait ordonné à la Société canadienne des postes de tolérer le port de macarons par ses salariés qui diffusaient des messages à caractère syndical tels que « Votre service postal public livre la marchandise… pour l'instant… », afin de respecter leur liberté d'expression. S'inspirant de cette décision, la Commission a conclu que la liberté d'expression primait sur le droit de propriété.
La révision judiciaire
En révision judiciaire, la Cour a conclu que la décision de la Commission n'était pas raisonnable et ne pouvait faire partie des conclusions acceptables. Tout en reconnaissant l'importance des droits fondamentaux des salariés, la Cour a rappelé qu'il était également important d'en reconnaître les limites. Selon la Cour, « le message diffusé doit être relativement discret, ne pas être envahissant, […] être exprimé en des termes corrects et neutres et ne pas mettre en péril, sans raison fondamentale, les relations d'affaires avec la clientèle et les fournisseurs ».
À la lumière de ces principes, la Cour conclut alors que le message véhiculé par les ingénieurs ne respectait pas ces balises. Elle juge qu'il n'était pas discret, puisqu'il faisait une quinzaine de lignes et qu'il ne s'agissait pas là d'un message neutre, mais plutôt offensant qui minait la confiance du public envers la compétence des ingénieurs du gouvernement. Finalement, la Cour rappelle qu'il ne faut pas minimiser le fait que les personnes, clients ou fournisseurs, à qui s'adressait ce message, étaient captifs et identifiés, ce qui selon elle est une distinction majeure du simple port d'un macaron au message succinct.
Ce qu'il faut retenir
Bien que cette affaire soit portée en appel, elle illustre que les salariés doivent exercer de façon raisonnable leur droit à la liberté d'expression même lors de négociations de convention collective. Cela est particulièrement vrai lorsque, pour ce faire, ils utilisent les équipements de l'employeur. Ce caractère raisonnable se définit entre autres par le respect de la réputation de l'employeur le tout, afin de s'assurer de ne pas détériorer la confiance des clients envers l'entreprise ou l'organisation. En définitive, les termes utilisés doivent demeurer objectifs. Ainsi, selon cette décision, un employeur pourrait demander à ses salariés de retirer un message qui ne respecterait pas les balises établies par la Cour. Nous vous informerons des prochains développements dans cette affaire.
[1] T.A., 2006-09-27 (Rodrigue Blouin) (PDF)