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Expectative de vie privée et messageries technologiques : la Cour suprême du Canada va mettre les points sur les « e- »

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Bulletin Protection de l'information et de la vie privée

Le 23 mars dernier, la Cour suprême du Canada a entendu une cause aux enjeux et potentielles répercussions majeurs en matière d'expectative de vie privée et de messageries technologiques[1]. Précisément, le plus haut tribunal du pays va se prononcer sur la question : l'expéditeur a-t-il une attente raisonnable en matière de respect de sa vie privée à l'égard de messages qu'il a envoyés et qui ont été saisis à partir de l'appareil électronique du destinataire?[2]

Plus fondamentalement, cet arrêt devrait permettre de clarifier la situation entre deux décisions de Cours d'appel distinctes, rendues en 2016, à trois mois d'intervalle, qui semblent adopter des solutions opposées en matière d'expectative de vie privée à l'égard des messages envoyés et saisies sur le téléphone ou le compte de réseau social du destinataire. Il s'agit respectivement de la décision R. c. Craig[3] de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, datée du 11 avril 2016 (« décision Craig »), et de la décision R. c. Marakah[4] de la Cour d'appel de l'Ontario, datée du 8 juillet 2016 (« décision Marakah »).

Le présent texte se veut ramasser les faits et analyses de ceux deux décisions, qui touchent à l'article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (« Charte canadienne »), pour mieux souligner les enjeux et les ramifications de l'arrêt à venir de la Cour suprême du Canada.

Survol des faits des décisions Craig et Marakah

Dans la décision R. c. Craig, l'appelant M. Craig âgé de 22 ans était entré en contact avec la plaignante alors mineure via la messagerie instantanée du réseau social Nexopia. L'appelant faisait face à des accusations d'infractions d'ordre sexuelles perpétrées sur une personne âgée de moins de 16 ans. La preuve se composait essentiellement de messages textes envoyés et hébergés sur le réseau Nexopia. Les messages ont été saisis par la police grâce à un mandat judiciaire. M. Craig a contesté la validité de la saisie et du mandat judiciaire. Le juge de première instance a toutefois jugé qu'il n'existait pas de motifs légitimes pour contester la légalité des messages saisis et divulgués puisque les messages se trouvaient sur le compte de la plaignante. Après avoir interjeté appel de cette décision, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a conclu qu'une personne pouvait raisonnablement revendiquer une attente de vie privée lorsqu'elle envoie un message instantané sauvegardé sur l'appareil d'un tiers.

Dans l'affaire R. c. Marakah, l'appelant était ici accusé d'avoir perpétré des infractions de trafic d'armes à feu. Dans ce dossier, l'essentiel de la preuve résidait également dans le contenu des messages envoyés entre le plaignant et son complice. Ces messages, qui étaient explicites quant aux activités illégales reprochées, ont été trouvés et saisis du téléphone du complice. En première instance, le tribunal a conclu qu'une fois que le message a atteint le destinataire, il ne se trouve plus sous le contrôle de l'expéditeur et qu'il est alors libre au destinataire de faire ce qu'il souhaite de ce message. Plus avant, le tribunal conclut que l'expéditeur ne jouit pas d'une attente raisonnable de vie privée. Ce jugement a été confirmé par la Cour d'appel de l'Ontario.

Analyse sommaire de la décision Craig

La Cour d'appel de la Colombie-Britannique statue que l'appelant bénéficie d'une attente raisonnable de vie privée sur la base de quatre critères :

  • Le lieu de la perquisition. La Cour d'appel précise que les messages ont été extraits du serveur de Nexopia et conservés sur les comptes respectifs de M. Craig et de la plaignante. L'expectative de vie privée dans ce cas ne résulte pas de la détention d'un profil sur ledit serveur, mais plutôt du contenu des messages générés par l'expéditeur et se trouvant sur le serveur de Nexopia.
  • Le contenu des messages à la vue du public ou non. La Cour d'appel rappelle que les messages n'étaient pas accessibles au public et la privatisation des comptes par un nom d'utilisateur et un mot de passe suppose donc une attente raisonnable de vie privée.
  • Les messages en possession d'une tierce partie et l'expectative de confidentialité de l'expéditeur. La Cour d'appel doit ici statuer sur la question de savoir si un citoyen ordinaire peut légitimement s'attendre à ce qu'un message expédié en ligne sur le compte du destinataire demeure confidentiel. La Cour d'appel infirme la théorie du juge de première instance relativement au critère de perte de contrôle ou de l'analyse des risques, c'est-à-dire la théorie selon laquelle l'expéditeur perd toute expectative de vie privée lorsque le destinataire reçoit le message au motif que ce dernier pourrait en divulguer le contenu à des tiers. Il existe effectivement un risque que le destinataire divulgue le contenu d'un message reçu. Toutefois, la Cour d'appel fait une nuance entre le fait que le destinataire décide de divulguer le contenu du message et « l'intrusion » des forces de l'ordre en allant chercher ce contenu privé et en l'analysant, sans même que l'expéditeur de ce contenu puisse avoir un quelconque droit de regard.
  • Le contenu du message. Finalement, M. Craig a exposé dans ses échanges écrits des détails intimes de son mode de vie, de ses choix personnels et a dévoilé des informations d'ordre privé. Ces informations privées constituent le « cœur biographique » de l'appelant, à savoir des informations hautement révélatrices et significatives pour sa vie personnelle. Bien que le contenu des discussions privées soit illégal en soi, le juge de la Cour d'appel affirme que ça n'atténue pas pour autant l'application de l'article 8 de la Charte canadienne.

Analyse sommaire de la décision Marakah

Dans la décision Marakah, contrairement à celle précédente, la Cour d'appel de l'Ontario a eu à se prononcer sur l'application des conclusions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. Telus[5]. En effet, la partie appelante alléguait que les conclusions de cet arrêt s'appliquaient mutatis mutandis. Cet argument a finalement été rejeté par la Cour d'appel, notamment car l'arrêt Telus portait sur l'autorisation en vertu de la partie VI du Code criminel de l'interception et de la communication prospective de futurs messages textes se trouvant sur le réseau d'un fournisseur de services. Autrement dit, la question sur laquelle devait se pencher la Cour suprême du Canada était de savoir si la perquisition effectuée par la police constituait une interception de communications privées selon les dispositions de l'article 183 du Code criminel. C'est ainsi que la Cour suprême du Canada a établi que les messages envoyés constituaient des communications privées. C'est la première raison pour laquelle la Cour d'appel de l'Ontario a réfuté l'application de Telus à Marakah. Par ailleurs, la Cour d'appel a déterminé que l'arrêt Telus n'est pas un « standing case ». Ainsi, si la Cour d'appel admettait l'application de Telus aux faits de Marakah, cela constituerait une présomption selon laquelle dès qu'un individu expédierait un message texte à autrui, il se prévaudrait de l'arrêt Telus afin de se soustraire d'une potentielle saisie de ces messages[6]. Une telle application irait donc à l'encontre des principes selon lesquels chaque affaire est un cas d'espèce où il convient d'examiner l'ensemble des circonstances, notamment dans les affaires où sont en jeu des communications électroniques. À cet effet, la Cour d'appel réfère aux affaires Cole et Spencer[7].

La Cour d'appel a ensuite évalué les critères établis dans l'arrêt R. c. Edwards[8] pour déterminer si une attente de vie privée est subjectivement et objectivement raisonnable au regard de « l'ensemble des circonstances »[9]. Parmi ces critères, la Cour d'appel conclu que ceux qui sont les plus déterminants en l'espèce sont, d'une part, le fait que l'appelant n'avait ni la propriété ni le contrôle du téléphone de son complice, et d'autre part, qu'il n'y avait aucune obligation de confidentialité entre les parties. C'est principalement sur la base de ces éléments que la Cour d'appel affirme que « "control" and "access" are fundamental to our understanding of informational privacy »[10].

On comprend ici que cette décision se distingue de l'affaire Craig en Colombie-Britannique, en ce sens que la Cour d'appel de l'Ontario semble privilégier la théorie de la perte de contrôle du message et de son contenu par le destinataire et de l'acceptation des risques de divulgation. La Cour d'appel de l'Ontario a justifié le caractère déterminant des deux critères que sont le contrôle et l'accès par le fait que – contrairement à Craig – la décision Marakah ne considère pas les messages en cause comme comprenant des détails personnels et intimes de l'appelant, ou d'informations relevant du « cœur biographique » de ce dernier. C'est d'ailleurs un des motifs pour lesquels Marakah distingue sa décision de celle rendue dans Craig. La Cour d'appel de l'Ontario met l'accent sur le fait que l'affaire Craig mettait davantage de « poids » sur le contenu des messages textes que sur le critère de contrôle, en ce que la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a conclu que l'objet du litige était lié au « cœur biographique » de l'accusé[11].

Enfin, la Cour d'appel distingue les faits soumis à son attention des enseignements de l'arrêt R. c. Duarte[12]. En effet, tandis que dans Duarte l'État avait subrepticement créé un enregistrement permanent de conversations orales, dans l'affaire Marakah il est plutôt question de conversations écrites en utilisant un support sur lequel l'appelant n'avait aucun contrôle, à savoir le téléphone du destinataire du message texte. L'expéditeur abandonne tout contrôle sur le message envoyé dès lors qu'il se trouve entre les mains du destinataire qui peut alors en faire une utilisation à sa discrétion. Le risque est donc d'ordre différent dans l'affaire Marakah selon la Cour d'appel.

Compte de tenu de ce qui précède, la Cour d'appel de l'Ontario confirme le jugement rendu en première instance et réaffirme que l'appelant ne bénéficie pas raisonnablement d'une attente de vie privée.

Conclusion

Au bout du compte, les décisions Craig et Marakah apparaissent relativement similaires sur le plan factuel et – pour autant – discordantes sur le résultat. Notons par ailleurs que la décision Marakah cite les principes énoncés dans Craig, tout en affirmant que les deux décisions se distinguent « entièrement » l'une de l'autre[13]. La Cour d'appel de l'Ontario, bien que consciente de l'analyse et de la décision rendue par la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, adopte un raisonnement juridique distinct. Tandis que l'une semble préconiser la théorie de perte de contrôle et de l'analyse du risque (Marakah), l'autre la met plutôt de côté (Craig). La valeur attribuée au contenu des messages dans chacune des décisions est également différente.

On ne peut donc qu'attendre avec impatience la position de la Cour suprême du Canada quant à l'appel de la décision Marakah dont l'audience a eu lieu en mars dernier. À l'ère numérique où les envois de messages textes se multiplient sur divers supports technologiques (téléphone cellulaire, messageries instantanées, réseaux sociaux, plateformes de partage, etc.), il est primordial de savoir quelle valeur sera accordée par la plus haute instance du pays aux messages expédiés au regard de l'expectative de vie privée.

Cet arrêt devrait finalement emporter plusieurs répercussions pour les organisations canadiennes, notamment pour les entreprises de télécommunication qui permettent l’hébergement et la transmission de messages entre particuliers. En effet, la Cour suprême du Canada pourrait se prononcer et davantage préciser le type de mandat requis et les règles pour que les autorités puissent faire une demande auprès des entreprises de communiquer des messages entre particuliers (mandat général ou mandat spécifique en vertu de la Partie VI du Code criminel, etc.). En ce sens, il convient de rester à l’affût des développements de cette affaire, afin de bien cerner et être à jour sur les balises concernant la divulgation du contenu de messages entre particuliers dans un contexte judiciaire


[1] Consulter en ligne : Cour suprême du Canada, Diffusion Web de l'audience du 2017-03-23

[2] Cour suprême du Canada, Sommaire 37118 Nour Marakah c. Sa Majesté la Reine (Ontario) (Criminelle) (De plein droit)

[3] R. v. Craig, 2016 BCCA 154 (PDF - disponible en anglais seulement). Voir Antoine Guilmain, Dara Jospé et Michael Shortt, « Privacy, Technology, and Instant Messaging - The British Columbia Court of Appeal Sends a (Instant) Message », Canadian Privacy Law Review, vol 13, no 9, août 2016, pp. 81-83.

[4] R. v. Marakah, 2016 ONCA 542 (PDF - disponible en anglais seulement).

[5] R. c. Société TELUS Communications, [2013] 2 RCS 3, 2013 CSC 16 (PDF).

[6] R. v. Marakah, 2016 ONCA 542 (PDF - disponible en anglais seulement), para 41.

[7] R. c. Cole, [2012] 3 RCS 34, 2012 CSC 53 (PDF) ; R. c. Spencer, [2014] 2 SCR 212, 2014 SCC 43 (PDF).

[8] R. c. Edwards, [1996] 1 RCS 128 (PDF).

[9] Ces critères sont les suivants : 1) la présence au moment de la perquisition, 2) la possession ou le contrôle du bien faisant l'objet de la fouille ou de la perquisition, 3) la propriété du bien ou du lieu, 4) l'usage historique de l'utilisation du bien ou de l'article, 5) l'habilité à régir l'accès au lieu, y compris le droit d'y recevoir ou d'en exclure autrui, 6) l'existence d'une attente subjective en matière de vie privée, 7) le caractère raisonnable de l'attente, sur le plan objectif.

[10] R. v. Marakah, 2016 ONCA 542 (PDF - disponible en anglais seulement), para 58.

[11] R. v. Marakah, 2016 ONCA 542 (PDF - disponible en anglais seulement), para 77.

[12] R. c. Duarte, [1990] 1 RCS 30 (PDF).

[13] R. v. Marakah, 2016 ONCA 542 (PDF - disponible en anglais seulement), paras 75, 76 et 77.

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