Le 25 octobre, la Cour suprême a refusé l'autorisation d'interjeter appel dans l'affaire Canada (Revenu) c. Iggillis Holdings, mettant fin à une attaque frontale contre ce qu'il est convenu d'appeler le « privilège relatif aux transactions » au Canada. Cette attaque a débuté en 2016 et la Cour fédérale a statué que le privilège d'intérêt commun ne pouvait être invoqué que dans les scénarios de litige et ne s'étendait pas aux contextes transactionnel. Cette décision représentait un changement surprenant au droit du privilège au Canada et a été rapidement infirmée (disponible en anglais seulement) par la Cour d'appel fédérale. La décision de cette dernière est devenue définitive lorsque la Cour suprême a refusé l'autorisation d'interjeter appel.
Dans ce bulletin, nous mettons à jour notre analyse antérieure de l'affaire Iggillis et nous nous penchons sur les conséquences de la décision de la Cour suprême.
Le droit du privilège d'intérêt commun au Canada
Malgré son nom, le privilège d'intérêt commun n'est en fait pas un véritable privilège comme le privilège avocat-client ou le privilège de règlement.[1] Le privilège d'intérêt commun est plutôt un moyen de défense qui protège un privilège existant contre la renonciation par la divulgation à des tiers.[2] D'un point de vue pratique, le privilège d'intérêt commun étend la portée d'un privilège existant incluant un nombre limité de tiers dans les communications protégées.
Bien que le privilège d'intérêt commun ait pris naissance dans les tribunaux de common law britanniques, il s'applique partout au Canada, y compris au Québec.[3]
Le privilège d'intérêt commun et les transactions commerciales
La doctrine du privilège d'intérêt commun « PIC » trouve son origine dans des décisions rendues dans des contextes de litige,[4] mais a été appliquée de façon plus large par les tribunaux canadiens. Plus précisément, plusieurs tribunaux provinciaux ont appliqué le PIC aux documents préparés dans le cadre d'une opération commerciale portant sur des fusions et des acquisitions. Ces tribunaux ont conclus que puisque les parties à une opération commerciale ont un « intérêt commun » de finaliser la transaction, elles peuvent échanger des documents privilégiés, comme des notes de service fiscales et d'autres opinions juridiques, sans perdre le privilège qui s'applique à ces documents.[5] Ainsi, bien qu'il n'existe pas de « privilège de transaction » autonome au Canada,[6] le privilège d'intérêt commun en est venu à protéger de nombreux aspects des transactions commerciales, comme analyses fiscales échangées par les parties.
La saga d'Iggillis Holdings
Cette protection a été remise en question par le jugement de première instance dans l'affaire Iggillis Holdings, où la Cour fédérale a établi une distinction entre le privilège d'intérêt commun dans le contexte d'un litige et dans le contexte d'une transaction commerciale, en jugeant qu’il était impossible de bénéficier du PIC dans ce dernier cas de figure. Il s'agissait d'une décision avec des conséquences importantes dont la portée impliquait que tout échange de renseignements privilégiés dans un contexte transactionnel entraînerait une renonciation à ce privilège.
La Cour d'appel fédérale a rejeté cette tentative de restreindre le privilège d'intérêt commun, jugeant que tout type d'intérêt commun est suffisant. Dans le contexte commercial qui lui est présenté, la Cour conclut que « [TRADUCTION] lorsqu'on traite de lois complexes comme la Loi de l'impôt sur le revenu, la communication d'opinions est de nature à améliorer l’efficacité de la complétion de la transaction et, par conséquent, à mieux servir les intérêts des clients […] ».[7] Cet intérêt commun à réaliser la transaction a permis aux parties commerciales de revendiquer le privilège d'intérêt commun sur les notes fiscales et de résister à leur divulgation à l'Agence du revenu du Canada.
Où en sommes-nous maintenant?
Lorsque la Cour suprême a refusé l'autorisation, la décision de la Cour d'appel fédérale est devenue la décision de référence en matière de privilège d'intérêt commun dans un contexte transactionnel.[8] Par conséquent, il est maintenant clair que le privilège d'intérêt commun peut être invoqué au-delà des scénarios de litige. Cela permet aux parties commerciales de partager des notes fiscales, des notes de service sur la conformité règlementaire et d'autres types de documents privilégiés avec leurs homologues transactionnels sans en perdre le privilège.
Cependant, il doit toujours exister un « intérêt commun » qui unit les parties. En l'absence de cet intérêt commun, il ne peut y avoir de privilège d'intérêt commun. Par conséquent, il pourrait être utile, dans certains cas, d'envisager l’élaboration d'une entente contractuelle portant sur la reconnaissance du privilège d'intérêt commun. Bien que de telles ententes ne soient pas nécessaires pour qu'il y ait privilège d'intérêt commun, elles fournissent une preuve convaincante de l'existence d'un intérêt commun et peuvent inclure des protections supplémentaires.[9]
[1] York Region Standard Condominium Corp No 1206 c. 360 Community Management, 2018 ONSC 2859 au par. 13 (Master).
[2] Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31 aux par. 22 à 24.
[3] Pour les provinces de common law : Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31. Pour le Québec : 3312402 Canada Inc c Accounts Payable Chexs, 2005 CanLII 31360; Ipso Média c Lamoureux, 2017 QCCS 5185 au par. 86.
[4] 452564 BC Ltd c Princeton Way Pub, 2016 BCSC 866 au par. 21 et la jurisprudence qui y est citée.
[5] Voir p. ex. Maximum Ventures c De Graaf, 2007 BCCA 510; Fraser Milner Casgrain LLP c Canada (MRN), 2002 BCSC 1344; Anderson Exploration v Pan-Alberta Gas, 1998 ABQB 455; Archean Energy c Canada (MRN), [1998] 1 CTC 398, 1997 CanLII 14953 (ABQB). Plusieurs décisions de la Cour fédérale ont également adopté cette position : Pitney Bowes of Canada Ltd c La Reine, 2003 CFPI 214; St Joseph Corp c Canada (Travaux publics), 2002 CFPI 274.
[6] Barrick Gold c Goldcorp, 2011 ONSC 1325 au par. 19(3).
[7] Iggillis Holdings c Canada (MRN2018 CAF 51 au par. 42.
[8] En fait, l'affaire Iggillis a été citée par les tribunaux provinciaux comme faisant autorité en ce qui concerne la portée du privilège d'intérêt commun : Baazov c Autorité des marchés financiers, 2018 QCCQ 4449; R c Trépanier, 2018 QCCS 2632 au par. 82.
[9] Nous incluons habituellement dans ces ententes des clauses traitant de la renonciation limitée au privilège comme autre moyen de protéger les clients.