Depuis les années 1950, la Compagnie minière IOC et la Compagnie du chemin de fer du littoral nord du Québec et du Labrador (« Compagnies minières ») exploitent de nombreuses mines à ciel ouvert ainsi qu’un important système d’installations industrielles, portuaires et ferroviaires connexes au Québec et à Terre-Neuve-et-Labrador (« mégaprojet d’IOC »).
En 2013, les Innus de Uashat et de Mani-Utenam, dans les environs de Sept-Îles, et les Innus de Matimekush-Lac John, près de Schefferville (« Innus »), intentent une poursuite contre les Compagnies minières devant la Cour supérieure du Québec. Ils affirment occuper, posséder et gérer leur territoire ancestral qui s’étend au Québec et à Terre-Neuve-et-Labrador, le Nitassinan, depuis des temps immémoriaux. Ils revendiquent notamment le droit d’utiliser et d’occuper de façon exclusive les terres visées par le mégaprojet d’IOC, ce qui comprend des droits de chasse, de pêche et de piégeage, et soutiennent également que ce projet a été entrepris sans leur consentement. Par cette demande, ils réclament une injonction permanente contre les Compagnies minières afin de faire cesser leurs opérations, des dommages-intérêts de 900 millions de dollars et un jugement déclaratoire portant que le mégaprojet d’IOC constitue une violation de leur titre ancestral et d’autres droits ancestraux.
En première instance, les Compagnies minières ainsi que, après avoir obtenu le statut d’intervenant, le procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador, ont déposé séparément des requêtes en radiation d’allégations aux motifs que la demande des Innus concernait certains droits réels portant sur des terres situées hors du Québec, et pour lesquels les tribunaux québécois ne pouvaient être compétents.
Les jugements de la Cour supérieure du Québec et de la Cour d’appel du Québec
La Cour supérieure du Québec a rejeté les requêtes en radiation[1], et la Cour d’appel du Québec a confirmé le jugement de première instance[2]. Selon elles, les tribunaux québécois ont compétence pour instruire l’affaire. Plus précisément, elles refusent la qualification d’ « action réelle » et s’appuie sur le caractère sui generis des droits garantis par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 comme fondement de la compétence des tribunaux québécois conformément aux règles de droit international privé du Québec.
L’arrêt de la Cour suprême du Canada
Le présent pourvoi donne l’occasion au plus haut tribunal du pays de déterminer si les tribunaux québécois ont compétence pour statuer sur des réclamations fondées sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et dont l’objet chevauche plusieurs provinces. Dans une décision de cinq contre quatre, la Cour suprême du Canada conclut que la Cour supérieure du Québec a compétence pour entendre la demande des Innus et rejette donc le pourvoi.
Les juges majoritaires rappellent d’entrée de jeu que, comme pour toute autre loi, les dispositions du Code civil du Québec[3] (« Code civil ») en matière de droit international privé doivent être interprétées conformément à la Constitution[4]. Avant de procéder à ladite interprétation de ces dispositions, ils s’attardent à la qualification de l’action. Considérant le caractère sui generis des droits protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, n’étant ni des droits personnels, ni des droits réels, ni un mélange des deux[5], ceux-ci doivent bénéficier d’un traitement juridique distinct.
Ensuite, les juges majoritaires soulignent deux grands principes sous-jacents du système de droit canadien.
L’accès à la justice
Dans le contexte particulier des revendications fondées sur l’art. 35 qui concernent un territoire chevauchant les frontières qui séparent plusieurs provinces, le principe de l’accès à la justice commande que les règles en matière de compétence soient interprétées avec souplesse de manière à ne pas empêcher les peuples autochtones de faire valoir leurs droits constitutionnels, y compris leurs droits traditionnels à l’égard d’un territoire […] [6].
Le principe de l’honneur de la Couronne
Le principe de l’honneur de la Couronne exige quant à lui que l’on soit soucieux de minimiser les coûts et la complexité des causes fondées sur l’art. 35. Qui plus est, les tribunaux doivent aborder les affaires qui impliquent la Couronne de manière pratique et pragmatique afin de régler efficacement les litiges de ce type [7].
À la lumière de ce qui précède, la majorité se penche finalement sur l’application des règles de droit international privé du Code civil. Afin de voir sa compétence reconnue dans une action mixte, un tribunal doit être compétent séparément sur tous les volets de celle-ci. En l’espèce, considérant la nature particulière de la réclamation, le tribunal québécois se doit donc d’être compétant tant sur le volet personnel que sur le volet sui generis de la demande. Qu’est est-il?
- D’abord, la compétence sur l’aspect personnel est aisément reconnue puisque selon l’article 3148 du Code civil, les tribunaux québécois sont bel et bien compétents quant aux actions personnelles à caractère patrimonial lorsque le défendeur a son domicile au Québec.
- Ensuite, malgré le silence du Code civil quant à la compétence des autorités québécoises en ce qui concerne les aspects de la demande qui ont trait à la reconnaissance d’un droit sui generis, la majorité confirme néanmoins la compétence des tribunaux québécois à cet égard en se basant sur l’article 3134 du Code civil, soit la règle générale d’attribution de compétence en fonction du lieu du domicile du défendeur.
- Les deux Compagnies minières étant établies à Montréal, les tribunaux québécois sont alors compétents à l’égard des deux aspects de cette action mixte non classique en vertu des articles 3134 et 3148 du Code civil.
En somme, et bien qu’ils ne se prononcent pas sur le fond de l’affaire, les juges majoritaires concluent que la Cour supérieure du Québec a compétence pour entendre la demande des Innus et rejettent donc le pourvoi, avec dépens devant toutes les cours.
Dissidence marquée
On ne peut ignorer les motifs dissidents dans cette affaire. Bien que conscients des difficultés pratiques auxquelles sont confrontés les peuples autochtones du Canada, les juges dissidents sont d’avis que « les droits ancestraux existent dans les limites du système juridique canadien et [que] la revendication de droits ancestraux devant les tribunaux ne doit donc pas faire entorse à l’organisation juridique et constitutionnelle du Canada »[8].
Selon eux, il est de la nature même « du droit international privé d’être confronté à des institutions qui lui sont étrangères »[9]. Par conséquent, au lieu de tenter de trouver un nouveau remède juridique, les tribunaux devraient plutôt se contenter de déterminer à quelle institution interne du droit civil le titre ancestral et les autres droits ancestraux ou issus de traités ressemblent ou sont analogues. En l’espèce, et bien qu’ils reconnaissent le caractère sui generis de tels droits, les juges dissidents estiment qu’un titre portant sur un bien et étant opposable erga omnes se rapproche davantage d’un droit réel.
C’est donc là, dans la qualification juridique du titre ancestral, que repose la différence majeure entre les juges majoritaires et les juges dissidents. Forts d’une telle qualification, ces derniers appliquent alors les règles codifiées du droit privé et concluent que toute réclamation se rapportant à la partie de territoire située hors Québec doit échapper à la compétence des tribunaux québécois.
[1] Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam) c. Compagnie minière IOC inc (Iron Ore Company of Canada), 2016 QCCS 5133.
[2] Procureur général de Terre-Neuve-et-Labrador c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam), 2017 QCCA 1791.
[3] Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991.
[4] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 17.
[5] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 34.
[6] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 50.
[7] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 51.
[8] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 77.
[9] Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani‑Utenam), 2020 CSC 4 au para 138.