Introduction : Des silos de moins en moins étanches
Un des phénomènes les plus fascinants de la dernière décennie dans le monde des affaires est la convergence progressive et réciproque du capital-investissement privé et de l’activisme actionnarial. Le phénomène a fait l’objet de discussions au cours de différents trimestres, notamment dans le cadre du forum de la faculté de droit de l’Université Harvard sur la gouvernance d’entreprise (le Harvard Law School Forum on Corporate Governance)[1]. Les clients et leurs conseillers juridiques doivent s’y intéresser.
Que se passe-t-il exactement? Dans un contexte de concurrence de plus en plus vive pour dénicher les opportunités créatrices de valeur et vu l’abondance des capitaux à déployer, chacun des deux secteurs a commencé à s’inspirer des stratégies et des tactiques de l’autre et à les adopter.
La prise de contrôle par emprunt est la forme la plus classique d’opération de capital-investissement privé. Le fonds acquiert directement la cible pour lui faire profiter d’une nouvelle expertise sectorielle et mettre en œuvre un nouveau plan d’affaires. De son côté, l’activiste traditionnel acquiert une participation minoritaire pour entraîner un changement, habituellement par l’intermédiaire d’une course aux procurations et le remplacement des membres du conseil d’administration.
Le fonds de capital-investissement privé et le fonds activiste cherchent tous deux à créer ou à générer de la valeur dans la cible. La différence est que le premier préfère généralement les discussions privées menant à une opération amicale, tandis que le deuxième est préparé et habitué à mener une campagne hautement publique et hostile pour faire progresser ses objectifs.
Avec le décloisonnement qui s’opère, les implications juridiques sont nombreuses et importantes. Les États-Unis sont à l’avant garde de cette évolution. Toutefois, comme pour certaines autres tendances du marché, ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que le Canada n’emboîte le pas.
Convergence et collaboration aux États-Unis
Aux États-Unis, la convergence favorisée par la concurrence fait en sorte que les sociétés de capital-investissement privé et les actionnaires activistes s’aventurent sur le terrain de l’autre – parfois de façon importante.
On voit de plus en plus de sociétés de capital-investissement privé américaines acquérir des participations minoritaires dans des sociétés[2]. Cet investissement peut être réalisé pour forcer le dialogue et entraîner des changements opérationnels ou de gestion. Autre similitude : cet investissement peut servir de levier pour pousser la vente éventuelle de la société, peut-être au fonds de capital-investissement privé lui-même. Enfin, bien que cette façon de faire soit moins courante, le fonds de capital-investissement privé peut opter pour la voie d’une relation inamicale et d’une campagne publique hostile, de la même façon qu’un activiste. Voilà des changements d’orientation importants. La persuasion du public et les relations avec les médias exigent des ressources bien différentes de celles qui sont consacrées à l’engagement ou à la mobilisation derrière des portes closes. Les investisseurs privés peuvent aussi être confrontés pour la première fois à la possibilité d’un rejet par le public.
Quant aux activistes américains, on les voit de plus en plus acquérir des participations plus importantes dans leurs cibles. Comme dans le cas du capital-investissement privé, l’objectif peut être d’obtenir un contrôle plus étroit de la cible que celui conféré par une poignée de sièges au conseil. Dans le même ordre d’idées, les activistes font de plus en plus usage d’horizons d’investissement à long terme, qui sont nécessaires pour réaliser des progrès fondamentaux. En effet, les activistes se servent désormais plus fréquemment de leur position initiale d’actionnaire minoritaire pour procéder directement à l’acquisition de la cible. Et encore une fois, ce changement d’orientation demande des démarches et des ressources considérables. L’activisme traditionnel mise sur la réorientation globale de l’entreprise et la nomination des personnes les mieux outillées pour y parvenir. La propriété directe à la façon du capital-investissement privé exige des équipes de direction beaucoup plus approfondies et une grande force de réserve connexe.
De même, la collaboration entre les sociétés de capital-investissement privé et les activistes est devenue plus courante, du moins aux États-Unis. Par exemple, on remarque aux États-Unis que des fonds de capital-investissement privé – qui ont acquis une participation minoritaire, mais qui n’ont pas réussi à obtenir les changements souhaités de cette seule façon – s’associent à des fonds activistes pour exercer une plus grande pression sur le conseil d’administration de la cible. On voit également aux États-Unis des activistes et des sociétés de capital-investissement privé qui approchent la cible en tandem : les activistes signalent l’offensive en question, mais proposent aux administrateurs la vente de la cible au fonds d’investissement comme façon d’éviter une guerre de procurations et de conserver leur rôle, incluant la structure de rémunération incitative attrayante. Un troisième exemple des États-Unis est le cas des sociétés de capital-investissement et des activistes américains qui se coordonnent pour que la cible lance un premier appel public à l’épargne (PAPE). Les deux côtés y gagnent : les sociétés de capital-investissement privé profitent d’un acheteur pour un bloc additionnel d’actions parallèlement au placement et les activistes reçoivent une participation importante, acquise libre de la prime qui accompagne habituellement leur participation. Il sera particulièrement intéressant de voir si de telles tactiques de collaboration migreront vers le Canada.
Leçons pour les clients et les conseillers juridiques au Canada
Que doivent retenir les clients et les conseillers juridiques au Canada de cette convergence?
Le plus important est de reconnaître que cette évolution a bel et bien lieu et qu’elle pourrait devenir plus courante au Canada. Le changement présente à la fois des opportunités et des risques. Prévoyance, planification et prudence seront la clé pour tirer parti des opportunités tout en atténuant les risques.
L’activiste qui s’aventure sur le terrain du capital-investissement privé doit éviter les obstacles structurels aux tactiques de type « dissidentes » qui sont intrinsèques aux conventions classiques de société en commandite utilisées par les sociétés de capital-investissement privé. L’activiste doit également tenir compte des questions de gouvernance soulevées par les stratégies diversifiées qui se chevauchent en partie, y compris toutes les considérations de rédaction ou d’exécution liées aux opérations avec une personne apparentée et les conflits d’intérêts potentiels. En ce qui concerne les investissements plus importants, les activistes doivent être préparés à faire face à des mises aux enchères concurrentielles et à planifier leur sortie prochaine. Ils doivent également être attentifs à l’examen réglementaire plus approfondi dont le secteur du capital-investissement privé fait l’objet depuis peu.
Le fonds de capital-investissement privé pour lequel les stratégies activistes sont une nouveauté doit être au courant de l’ensemble des dispositions des lois sur les valeurs mobilières applicables qui concernent la prise de participation, les opérations de négociation fondées sur de l’information importante inconnue du public et le statut d’« allié ». Les questions connexes comprennent l’évaluation des avantages, des inconvénients et des différents moyens disponibles pour communiquer avec les autres actionnaires, dont la sollicitation discrète, la diffusion publique et la circulaire dissidente. Le fonds de capital-investissement privé doit également se préparer aux tactiques de défense habituelles employées par les conseils d’administration en place, qu’il s’agisse d’une utilisation abusive des règlements administratifs ou intérieurs relatifs au préavis, d’une opposition aux demandes d’assemblée ou de la réalisation de placements privés tactiques. Dans l’ensemble, la dynamique actuelle entre le droit des sociétés et les précédents sera appelée à changer et à s’adapter à ces nouvelles pratiques, tout comme les politiques de vote des agences de conseil en vote[3].
Les leçons à tirer pour les sociétés cibles sont également sans équivoque. Tout d’abord, les cibles doivent savoir que ces acteurs hybrides existent et que leur participation peut créer une dynamique plus complexe. Ensuite, elles doivent s’organiser en conséquence. Par exemple, si une initiative indésirable provient d’un effort de coopération entre une société de capital-investissement privé et un activiste, des occasions d’exploiter la division peuvent se présenter. Premièrement, ces entités souffriront d’un manque de véritable contrôle centralisé. Deuxièmement, il est probable qu’elles aient en fin de compte des racines philosophiques différentes : comme on l’a fait remarquer, le capital-investissement privé et les activistes ont à l’origine des conceptions très différentes de l’utilisation des marchés. Les activistes traditionnels cherchent à dégager de la valeur dans le domaine public, tandis que la prise de contrôle par emprunt est née de l’idée que la valeur est mieux générée par la privatisation[4]. Par ailleurs, lorsqu’un investisseur privé indésirable devient un activiste de son propre chef, une société peut chercher à semer la zizanie entre le promoteur et ses investisseurs : bien que beaucoup moins de préjugés entourent l’activisme de nos jours, certaines sociétés en commandite demeurent craintives de façon générale ou en ce qui a trait à une potentielle querelle publique.
Par contre, le chevauchement entre le capital-investissement privé et l’activisme pourrait bien présenter des opportunités pour une société. L’attrait accru des participations minoritaires aux yeux des sociétés de capital-investissement privé se traduit par une augmentation correspondante du bassin d’actionnaires loyaux lorsqu’un conseil en difficulté cherche à émettre un bloc d’actions déterminant à un tiers allié. Une autre possibilité, qui vaut également dans le contexte d’une offre hostile, est de faire équipe avec un fonds de capital-investissement privé favorable à la direction en place. Plutôt que de se lancer dans des acquisitions ou des affrontements, cette nouvelle génération de fonds cherche à acquérir des participations minoritaires uniquement comme porte d’entrée pour octroyer des prêts et faire profiter la cible de son expertise interne, de son soutien opérationnel et de ses contacts dans le secteur.
Enfin, et c’est peut-être le point le plus important à retenir : tant le client que le conseiller juridique doivent reconnaître que des domaines de pratique qui étaient autrefois relativement disparates sont de plus en plus complémentaires. Cette complexité élevée exige des conseils juridiques encore plus poussés, une connaissance approfondie du secteur ainsi qu’une vigilance accrue. Avant même le premier contact, l’ensemble des options stratégiques, des tactiques de rechange et des partenaires potentiels doivent être répertoriés et soupesés. D’une part, il faut éviter de compromettre par inadvertance sa propre cause, que ce soit par des engagements de confidentialité trop restrictifs, un statu quo prématuré ou autrement. D’autre part, comme c’est souvent le cas dans les opérations contestées, la rapidité peut être la clé, comme la capacité à composer avec une étroite marge de manœuvre. Des équipes véritablement intégrées excelleront en saisissant mieux les occasions qui se présentent et en gérant mieux les risques. Une vision dépassée ou cloisonnée ne sera pas suffisante pour atteindre ces objectifs.
[1] Voir : Stephen B. Amdur, Chuck Dohrenwend et Patrick Tucker, « Wake up the Raiders: Considerations for Private Equity Going Activist », Harvard Law School Forum on Corporate Governance (28 mars 2019); Aneliya S. Crawford et Matthew J. Gruenberg, « Friend or Foe? The Convergence of Private Equity and Shareholder Activism », Harvard Law School Forum on Corporate Governance (21 mars 2020); George Casey, Scott Petepiece et Lara Aryani, « Recent Shareholder Activism Trends », Harvard Law School Forum on Corporate Governance (29 novembre 2021).
[2] Pour obtenir des renseignements à ce sujet, voir l’étude de cas annuelle de Fasken sur les PPSO au Canada (juin 2022).
[3] Pour obtenir de plus amples renseignements sur l’activisme actionnarial, voir les guides de Fasken intitulés « Activisme actionnarial : guide des administrateurs » et « Activisme actionnarial au Canada : cadre juridique » (à venir).
[4] Bruce Goldfarb, « Companies Need to Plan for the Convergence of Private Equity and Shareholder Activism », Hedge Funds & Private Equity (16 septembre 2020).