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Au Canada, existe-t-il une loi fédérale, provinciale ou territoriale qui confère un avantage par rapport aux autres en ce qui a trait aux investissements en capital de risque ou en capital-investissement? En d’autres termes, est-ce qu’une loi sur les sociétés par actions applicable au Canada est plus attrayante que les autres pour la constitution d’une société canadienne?
Les récentes modifications apportées à la loi sur les sociétés par actions de l’Alberta, la Business Corporations Act (la « ABCA »), permettent à cette province de se distinguer, particulièrement en ce qui concerne les administrateurs désignés. De plus, ces modifications s’appuient sur plusieurs dispositions actuelles de la ABCA, favorables au capital de risque et au capital-investissement.
Nous nous pencherons tout d’abord sur ce que les investisseurs en capital de risque et en capital-investissement doivent savoir au sujet des modifications apportées à l’ABCA. Nous présenterons ensuite les principaux points à retenir d’un point de vue pratique. Pour ce faire, nous nous pencherons sur la législation du Delaware, dont s’inspirent certaines modifications apportées à l’ABCA. En dernier lieu, nous discuterons de ces questions du point de vue des administrateurs désignés, tout en rappelant que la nature commerciale favorable de l’ABCA est un facteur important à prendre en considération pour quiconque souhaite constituer une société au Canada, peu importe où son entreprise est exploitée au pays.
Dispense pour occasions d’affaires
Le devoir de loyauté a été qualifié de « pierre angulaire du droit anglo-américain des sociétés » ainsi que de l’« obligation fiduciaire la plus exigeante et la plus contestée » imposée aux administrateurs[1]. Dans ce contexte, la modification la plus importante à l’ABCA est vraisemblablement la nouvelle disposition concernant la « dispense relative aux intérêts commerciaux », également appelée « dispense pour occasions d’affaires » (corporate opportunity waivers)[2].
En vertu du devoir de loyauté et de la « doctrine des occasions d’affaires » qui en découle, il est interdit aux administrateurs d’une société de s’approprier de nouvelles occasions d’affaires pour eux-mêmes (ou leurs sociétés liées) sans les avoir préalablement proposées à la société. Le nouveau paragraphe 16.1(1) de l’ABCA change l’équation en permettant à la société, de façon préemptive, de « renoncer à tout intérêt ou à toute attente [...] en ce qui a trait aux occasions d’affaires, ou à la possibilité de participer à celles-ci », offertes à l’un ou l’autre de ses dirigeants, administrateurs ou actionnaires.
Il est intéressant de noter que le libellé des modifications reprend presque textuellement celui ajouté à la Delaware General Corporate Law en 2000. Il convient également de noter que, tout comme au Delaware, l’Alberta a adopté des mesures de dispenses pour occasion d’affaires dans le but précis de favoriser les investissements en capital de risque et en capital-investissement dans la province[3].
Le Delaware s’est attaqué au « casse-tête de la répartition des occasions d’affaires entre une société mère et sa filiale en propriété partielle, qui exercent toutes deux leurs activités dans un secteur similaire et partagent les mêmes administrateurs et bureaux »[4]. De la même façon, l’Alberta cherche à accommoder les investisseurs en capital de risque et en capital-investissement qui, bien souvent, « choisissent d’investir dans des sociétés du même secteur d’activité », qui « siègent fréquemment [...] au conseil d’administration de sociétés dans lesquelles ils ont investi » et qui « peuvent hésiter à investir dans une société si cela signifie qu’ils ne pourront jamais investir dans une autre entreprise semblable à l’avenir »[5].
Autres modifications à l’ABCA avantageuses pour les administrateurs désignés
Les autres modifications à l’ABCA favorables aux administrateurs désignés en ce qui a trait au capital de risque et au capital-investissement sont au nombre de trois.
Premièrement, l’ABCA a élargi la portée de la « défense de diligence raisonnable » à la disposition des administrateurs[6]. Ces derniers peuvent désormais échapper à toute responsabilité en se fiant, de bonne foi, aux « états financiers intérimaires », en plus des états financiers audités de la société. En outre, les administrateurs peuvent désormais se fier de bonne foi aux rapports ou aux avis des employés de la société, en plus des avocats, des comptables, des ingénieurs et des évaluateurs.
Deuxièmement, une exception plus large à la règle exigeant que les administrateurs s’abstiennent de voter sur les contrats importants ou les transactions importantes proposés pour lesquels ils ont un intérêt a été adoptée. Si auparavant, l’exception était limitée à « un arrangement à titre de garantie pour un prêt d’argent ou des obligations contractées par l’administrateur », elle s’étend désormais à toute transaction où l’administrateur « contracte une ou des obligations au bénéfice de la société »[7].
Troisièmement, la capacité des sociétés à indemniser leurs administrateurs a été élargie au moyen de différentes mesures. Parmi celles-ci, l’élargissement de la portée des procédures à l’égard desquelles les administrateurs peuvent être indemnisés. Antérieurement, l’indemnisation était limitée aux procédures « civiles, pénales et administratives », mais elle s’étend désormais à des « enquêtes » et à d’« autres » procédures[8]. De plus, alors qu’auparavant l’indemnisation était limitée aux procédures dans le cadre desquelles l’administrateur était directement « partie », l’indemnisation s’étend désormais aux procédures où l’administrateur est simplement « impliqué »[9]. Autre élément important : la norme plus faible à laquelle les administrateurs doivent satisfaire pour établir leur droit à une indemnisation. Auparavant, les administrateurs devaient à la fois avoir « obtenu gain de cause sur le fond » en plus de démontrer qu’ils avaient « équitablement et raisonnablement » droit à une indemnisation. Maintenant, ils doivent seulement ne pas avoir été « jugés par un tribunal [...] pour avoir commis une faute ou omis de faire quelque chose qu’ils auraient dû faire [...] »[10].
Dispositions préexistantes de l’ABCA favorables aux administrateurs désignés
Les modifications susmentionnées apportées à l’ABCA viennent s’ajouter à plusieurs dispositions préexistantes favorables aux administrateurs désignés.
Parmi celles-ci, la suppression des exigences relatives à la résidence canadienne en 2020. Plus particulièrement, avant les modifications de 2020, il fallait qu’au moins 25 % des administrateurs d’une société constituée en vertu de l’ABCA soient résidents du Canada ou, si la société comptait moins de quatre administrateurs, qu’au moins un administrateur soit résident du Canada. Par conséquent, depuis 2020, l’ABCA permet qu’un conseil d’administration soit composé exclusivement de non-résidents.
Une autre disposition de l’ABCA favorable aux investisseurs en capital de risque et en capital-investissement, mais qu’on oublie souvent est le paragraphe 122(4). Ce paragraphe prévoit que, pour décider si une transaction ou une autre ligne de conduite est dans le meilleur intérêt de la société, un administrateur « nommé par les porteurs d’une catégorie ou d’une série d’actions [...] peut accorder une attention particulière, mais non exclusive, aux intérêts de ceux qui [...] ont nommé l’administrateur. »
Principaux points à retenir et le cas du Delaware
Quels sont les principaux points à retenir pour les investisseurs en capital de risque et en capital-investissement et leurs administrateurs désignés?
Le premier est l’effort clair et manifeste du gouvernement de l’Alberta pour attirer et accommoder les investissements en capital de risque et en capital-investissement, et ce, principalement au moyen des dispenses pour occasions d’affaires. Les études révèlent, notamment, qu’il existe un « très grand intérêt » pour ce type de dispenses de la part des sociétés du Delaware depuis 2000[11].
Un deuxième point à retenir concerne le fait que l’Alberta sort maintenant du lot. Le Yukon est le seul autre territoire au Canada où les dispenses pour occasions d’affaires sont autorisées. De plus, aucune autre province ni aucun autre territoire n’offre la gamme complète des dispositions favorables aux administrateurs désignés que l’Alberta offre relativement à 1) la capacité des administrateurs de voter sur des transactions qui privilégient leurs propres intérêts lorsqu’elles sont avantageuses pour la société; 2) l’indemnisation améliorée des administrateurs; 3) l’absence d’exigences concernant la résidence canadienne pour les administrateurs; et 4) la capacité des administrateurs désignés d’accorder une attention « particulière » aux intérêts des actionnaires les ayant nommés. Enfin, en élargissant la portée de la défense de diligence raisonnable d’un administrateur, l’Alberta a rattrapé son retard par rapport à d’autres provinces à cet égard.
Le troisième point à retenir est que le modèle du Delaware offre certaines indications concernant l’adoption de dispenses pour occasions d’affaires. Par exemple, il est possible qu’il y ait un manquement « détourné » à une obligation fiduciaire. Plus précisément, le Delaware reconnaît que « si un administrateur, un dirigeant ou un actionnaire intéressé devait utiliser sa position dominante sur le conseil d’administration pour imposer une dispense pour occasion d’affaires, les tribunaux pourraient invalider l’entrée en vigueur de la dispense en la qualifiant d’opération intéressée »[12].
Cette question peut être moins pertinente en Alberta où, contrairement au Delaware, une dispense pour occasion d’affaires ne peut pas être adoptée par le conseil d’administration, mais uniquement dans les statuts de la société ou dans une convention unanime des actionnaires (« convention unanime »). Néanmoins, le risque subsiste lorsqu’une convention unanime qui limite les pouvoirs des administrateurs a transféré les obligations fiduciaires des administrateurs aux actionnaires. Par ailleurs, un actionnaire influent peut exercer un contrôle suffisant sur la société pour être considéré comme un administrateur de fait.
Le quatrième point à retenir est que les investisseurs en capital de risque et en capital-investissement, ainsi que leurs administrateurs en Alberta, doivent prendre les précautions nécessaires. Certaines des modifications à l’ABCA établissent un équilibre délicat. Par exemple, si les dispenses pour occasions d’affaires par la société sont désormais autorisées, aucune restriction correspondante n’a été apportée au devoir de loyauté d’un administrateur[13]. Quelques-unes des modifications soulèvent également des incohérences quelque peu difficiles à concilier. Plus particulièrement, même si les modifications permettent maintenant à la société de souscrire une assurance qui ne se limite pas aux situations où l’administrateur a agi « honnêtement et de bonne foi dans le meilleur intérêt de la société », l’administrateur doit toujours avoir agi « honnêtement et de bonne foi dans le meilleur intérêt de la société » pour avoir droit à une indemnisation de la part de la société[14].
Le cinquième point à retenir est que l’ABCA et ses modifications ne vont possiblement pas assez loin. Lorsque leurs limites seront atteintes, des arrangements sur mesure seront requis, généralement par le biais d’une convention unanime. Par exemple, une question délicate dans le contexte du capital de risque et du capital-investissement concerne le traitement des renseignements confidentiels des sociétés. Un actionnaire qui nomme un administrateur s’attend généralement à ce que ce dernier lui transmette une grande quantité de données sur la performance et les perspectives de la société. Cependant, les administrateurs ont une capacité très limitée pour partager les renseignements confidentiels de la société en l’absence d’une entente expresse. Une convention unanime pourrait prévoir qu’un administrateur désigné est autorisé à communiquer des renseignements confidentiels concernant la société à l’actionnaire l’ayant nommé, mais aussi que l’actionnaire ne peut divulguer ces renseignements à l’interne qu’à un groupe restreint. Par ailleurs, il est important de souligner que cette mesure ne vise pas seulement à protéger la société et l’administrateur désigné, mais aussi l’actionnaire qui l’a nommé. Par exemple, l’actionnaire qui nomme un candidat devra veiller à ce que les renseignements confidentiels ne parviennent pas au personnel interne qui négocie les actions de la société, afin de ne pas enfreindre les règles relatives aux délits d’initiés.
En somme, les investisseurs en capital de risque et en capital-investissement au Canada devraient prendre note et, si possible, profiter du tapis rouge déroulé par l’Alberta. De plus, la nature encore plus favorable aux sociétés de l’ABCA récemment modifiée est importante non seulement en ce qui concerne le capital de risque et le capital-investissement, mais aussi pour toute autre personne souhaitant faire des affaires au Canada. En d’autres termes, la constitution en société dans une province ou un territoire n’empêche pas de réaliser des affaires dans d’autres provinces ou territoires, et il n’est pas rare qu’une société constituée dans une juridiction canadienne ait la plupart, voire la totalité de ses activités dans d’autres juridictions canadiennes.