Passer au contenu principal
Bulletin

Administrateurs désignés en matière de fusions et acquisitions au Canada : Signes avant-coureurs au Delaware – Partie 1

Fasken
Temps de lecture 13 minutes
S'inscrire
Partager

Aperçu

Bulletin Marchés des capitaux et fusions et acquisitions

Aperçu

Être assis entre deux chaises. Porter deux chapeaux en même temps. Quelle que soit l’expression retenue, être administrateur désigné peut être un exercice d’équilibriste.

Les administrateurs désignés jouent un rôle central dans le paysage du capital-investissement, du capital-risque et des fonds spéculatifs : lorsqu’un investisseur acquiert un pourcentage important d’une société, il souhaite généralement être représenté au conseil d’administration de cette dernière. Cela n’a rien d’intrinsèquement problématique, comme l’ont confirmé les tribunaux au Canada et ailleurs.

Toutefois, ces fonctions présentent également un risque de conflits d’intérêts. Plus précisément, il y a un risque que la loyauté de l’administrateur désigné soit (ou semble) partagée entre, d’une part, la société au conseil de laquelle il siège et, d’autre part, l’actionnaire qui l’a désigné.

Une récente série de décisions de tribunaux du Delaware met en lumière cette tension et rappelle les obligations et les responsabilités potentielles des administrateurs désignés. Elle offre de plus l’occasion de donner des conseils pratiques sur la manière de limiter les risques existant dans ces circonstances, notamment en contexte de fusions et acquisitionsEnfin, elle montre que le Canada n’est pas le Delaware et que les investisseurs américains doivent être conscients que les règles du jeu sont différentes en ce qui concerne les obligations fiduciaires au nord de la frontière.

Litiges en matière d’obligations fiduciaires au Delaware

Un aspect notable des trois décisions récentes du Delaware examinées dans cet article est qu’elles présentent plusieurs thèmes communs touchant aux conflits d’intérêts potentiels en présence d’administrateurs désignés, à savoir :

  1. l’allégation que la prise de décision en matière de fusions-acquisitions est motivée non par l’intérêt supérieur de la société, mais par les objectifs de l’actionnaire qui a désigné l’administrateur;
  2. la crainte des tribunaux qu’il existe des conflits d’intérêts inhérents à l’exercice répété d’un mandat d’administrateur désigné;
  3. la problématique posée pour les tribunaux par le rôle de « double fiduciaire », c’est-à-dire, le fait que l’administrateur désigné soit un fiduciaire à la fois de la société et du groupe d’entreprises plus large de l’actionnaire qui l’a désigné.

Dans l’ensemble, ces décisions témoignent d’une intensification progressive de l’examen minutieux auquel les tribunaux (du moins au Delaware) soumettent les administrateurs désignés, leurs relations avec les actionnaires qui les ont désignés ou les modèles d’entreprise (et les tactiques habituelles) de ces derniers.

À notre connaissance, il n’y a pas encore eu de décisions similaires au Canada, mais comme nous l’avons indiqué dans nos bulletins précédents (voir ici, ici et ici), la jurisprudence canadienne des dernières années a été marquée par plusieurs litiges dignes d’intérêt en matière d’obligations fiduciaires dans le cadre de structures de capital-investissement et de capital-risque.

Manti Holdings v Carlyle Group : pas si vite s’agissant d’une vente rapide

L’affaire Manti Holdings v Carlyle Group est une mise en garde contre le fait qu’un actionnaire accordait plus d’importance à l’accès au capital qu’à son accumulation, ce qui avait créé un décalage entre les intérêts de l’actionnaire et ceux de l’actionnariat dans son ensemble, ainsi que ceux de la société. Plus précisément, en juin 2022, la Delaware Court of Chancery a acquiescé aux allégations de conflit d’intérêts concernant la vente d’une entreprise financée par capital-risque qui semblait motivée par la nécessité de liquider le fonds de capital-investissement qui était l’actionnaire majoritaire de la société.

Parmi les éléments de preuve étayant cette conclusion, les juges ont retenu la déclaration faite par l’un des administrateurs désignés pendant la négociation de la vente selon laquelle il était [Traduction] « sous pression pour vendre [la société] parce qu’il s’agissait de l’un des derniers investissements encore ouverts dans le fonds concerné et qu’il était temps pour [le promoteur] de monétiser et de clôturer ce fonds afin que l’argent puisse être restitué aux investisseurs ». Un autre administrateur désigné, qui était également le PDG de la société, aurait déclaré au cours des négociations qu’il [Traduction] « travaillait pour » le promoteur du fonds de capital-investissement et avait [Traduction] « [reçu instruction] de vendre la société ».

La Court of Chancery a fait droit aux demandes alléguant le manquement à l’obligation de loyauté déposées à l’encontre de chacun des trois administrateurs désignés par le promoteur du fonds de capital-investissement. Il convient de relever que, dans le cas de deux d’entre eux, leur rôle de « double fiduciaire », c’est-à-dire, le fait qu’ils soient à la fois administrateurs de l’entreprise financée par capital-risque et dirigeants pour d’autres entités au sein du groupe d’entreprises du promoteur du fonds de capital-investissement, a été un facteur déterminant. Bien que cette situation ne soit pas nécessairement problématique en soi, un conflit d’intérêts survient en raison des conditions de la vente et des intérêts divergents du promoteur, d’une part, et de la société et des actionnaires minoritaires, de l’autre. Le tribunal a précisé qu’il se serait attendu à ce que le conseil d’administration forme un comité spécial pour isoler le processus de vente de l’influence des administrateurs désignés. Au contraire, dans les faits, les deux administrateurs avaient participé à l’ensemble du processus de vente et voté en faveur de la vente.

Goldstein v Denner : la stratégie à court terme d’un activiste dans l’œil de mire du tribunal

Contrairement à l’affaire Manti Holdings, le contexte de l’affaire Goldstein v Denner impliquait une société cotée en bourse visée par une procédure de vente à un seul soumissionnaire. Toutefois, à l’instar de l’affaire Manti Holdings, en mai 2022, la Delaware Court of Chancery a jugé que les administrateurs désignés pouvaient manquer à leur obligation de loyauté en encourageant la vente de la société alors qu’ils étaient motivés par l’intérêt de l’actionnaire désigné à redéployer le capital. Elle a affirmé, en particulier, que le souhait de disposer de liquidités pouvait créer un conflit même s’il ne s’agissait pas d’un [Traduction] « besoin urgent » de liquidité pour l’investisseur, mais du simple désir de [Traduction] « redéployer » son capital vers une [Traduction] « une autre option d’investissement ».

Elle a également noté que le fait pour un administrateur désigné d’agir suivant la [Traduction] « stratégie » à court terme d’un fonds spéculatif activiste pouvait donner lieu à un conflit d’intérêts. Dans cette affaire, la [Traduction] « stratégie » aurait consisté pour l’administrateur, premièrement, à faire pression sur la société ouverte pour qu’elle le nomme au conseil d’administration par la menace d’une course aux procurations, deuxièmement, à recruter des alliés au conseil d’administration sous la forme d’initiés du fonds spéculatif ou d’une liste d’administrateurs désignés, et troisièmement, à forcer la vente à court terme de la société, conformément à l’horizon d’investissement à court terme du fonds spéculatif. Une fois de plus, l’accent a été mis sur le fait que les décisions en matière de fusions et d’acquisitions de l’administrateur étaient guidées par les préférences d’investissement de l’actionnaire qui avait désigné ce dernier, plutôt que par l’intérêt supérieur de l’entreprise financée par capital-risque.

Enfin, selon le tribunal, il est possible que les administrateurs désignés par des [Traduction] « acteurs récurrents » tels que les fonds spéculatifs soient intrinsèquement non indépendants. Plus précisément, le tribunal a fait observer que ceux-ci pouvaient être indument influencés par le désir d’[Traduction] « occasions futures » prenant la forme d’autres mandats d’administrateur. Ce faisant, il a cité, en y souscrivant, un article de doctrine récent recommandant que [Traduction] « les tribunaux passent à une approche plus nuancée de l’analyse de l’indépendance, qui tienne compte de la capacité des [sociétés de capital-risque et de capital-investissement] qui sont des acteurs récurrents et qui ont une large base d’investissements d’influencer les administrateurs nominalement indépendants au moyen de récompenses ».

Delman v GigAcquisitions3 : une divulgation délibérément insuffisante visant à accroître la certitude qu’une opération soit conclue

Dans l’affaire Delman v GigAcquisitions3, il s’agissait de déterminer si les administrateurs d’une SAVS avaient manqué à leurs obligations fiduciaires en privant de manière déloyale les actionnaires publics de la SAVS d’informations essentielles à leur décision de racheter leurs actions dans le cadre de l’opération visant à mettre fin à son statut de SAVS ou d’investir dans l’entité issue de la fusion. Les violations alléguées des obligations d’information comprenaient l’acceptation par le conseil d’administration d’une [Traduction] « évaluation gonflée de [la cible] fondée sur des projections irréalistes en matière de recettes et de production », ces [Traduction] « informations erronées ou trompeuses » ayant été transmises aux actionnaires sans obtention d’un avis quant au caractère raisonnable ni même présentation informelle sur l’équité de l’opération. Ce faisant, les administrateurs [Traduction] « pourraient décourager les rachats et accroître la certitude des opérations ».

En janvier 2023, la Delaware Court of Chancery a accueilli les demandes du demandeur et, ce faisant, mis en relief des indicateurs du manque d’indépendance des administrateurs de la SAVS par rapport au promoteur, en soulignant les nombreux liens entre les administrateurs et le promoteur, comme l’emploi au sein d’une entité liée au promoteur et les mandats d’administrateur passés ou actuels au sein d’autres entités liées à celui-ci. Sur ce dernier point, elle a déclaré qu’il était [Traduction] « raisonnablement possible de déduire que ces administrateurs s’attendaient à ce que [le promoteur] envisage leur nomination à d’autres mandats d’administrateurs dans des sociétés - telles que d’autres SAVS - que [le promoteur] lancerait à l’avenir ». Elle a résumé sa conclusion ainsi : [Traduction] « l’ensemble de ces relations fournit de nombreuses raisons de douter... que l’un des [administrateurs] puisse être considéré comme indépendant du [promoteur] ».

Points à retenir et bonnes pratiques - Partie 2 à venir

Quels sont les principaux enseignements à tirer des décisions Manti Holdings, Goldstein et Delman pour les investisseurs en capital-investissement, en capital-risque et en fonds spéculatifs, ainsi que pour leurs administrateurs désignés au Canada ?

Comme mentionné ci-dessus, la leçon à tirer est que les tribunaux du Delaware peuvent être enclins à examiner de très près les administrateurs désignés, le portrait d’ensemble de leur relation avec l’actionnaire qui les a désignés et les modèles d’entreprise (et les tactiques habituelles) de ces derniers, y compris dans le contexte de fusions et d’acquisitions.

À notre connaissance, il n’y a pas encore eu de décisions similaires au Canada, mais comme nous l’avons exposé dans nos bulletins précédents (voir ici, ici et ici), la jurisprudence canadienne des dernières années a été marquée par plusieurs litiges dignes d’intérêt en matière d’obligations fiduciaires dans le cadre de structures de capital-investissement et de capital-risque. La prudence est donc de mise au Canada, d’autant que l’expérience a démontré que les tendances américaines en matière de litige étaient susceptibles de franchir la frontière.

Soyez des nôtres (abonnez-vous) pour la deuxième partie de cette série, qui sera publiée sous peu : nous y examinerons les enseignements pratiques et les meilleures pratiques que ces décisions du Delaware inspirent et que les administrateurs désignés et les actionnaires qui les désignent peuvent mettre en œuvre pour limiter les risques de loyauté partagée (ou d’apparence de loyauté partagée) dans ce contexte. En outre, pour les investisseurs américains au Canada, nous présenterons les différences entre le Canada et le Delaware en ce qui concerne les obligations fiduciaires, à la fois de manière générale et en ce qui concerne les administrateurs désignés.

Contactez les auteurs

Pour plus d'informations ou pour discuter d'un sujet, veuillez nous contacter.

Contactez les auteurs

Auteurs

  • Gesta A. Abols, Associé | Cochef, Pratiques transfrontalière et international, Toronto, ON, +1 416 943 8978, gabols@fasken.com
  • Alex Nikolic, Associé, Toronto, ON, +1 416 865 4420, anikolic@fasken.com
  • Marie-Christine Valois, Associée, Montréal, QC, +1 514 397 7413, mvalois@fasken.com
  • Paul Blyschak, Avocat-conseil, Calgary, AB, +1 403 261 9465, pblyschak@fasken.com

    Abonnement

    Recevez des mises à jour de notre équipe

    S'inscrire