La priorité des obligations environnementales non financées s’est, une fois de plus, retrouvée au cœur d’une décision récente de la Cour du Banc du Roi de l’Alberta (la « Cour »). Dans l’affaire Re Mantle Materials Group, Ltd, 2023 ABKB 488 (la « décision Mantle »), la Cour s’est penchée sur la question de savoir si l’ensemble des biens d’un débiteur, y compris les biens qui n’ont aucun lien avec la responsabilité pour les obligations environnementales du débiteur, peuvent être considérés pour satisfaire aux obligations environnementales dites « de fin de vie », avant toute distribution aux créanciers. En l’espèce, la Cour a répondu à cette question par l’affirmative, en concluant qu’il n’y avait aucun « bien étranger » aux obligations environnementales en ce sens que tous les actifs faisant l’objet du différend étaient utilisés par la société dans le cadre de ses activités relatives aux carrières de gravier (activités à l’origine des obligations environnementales). Pour en arriver à cette conclusion, la Cour a appliqué les principes adoptés pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd, 2019 CSC 5 (l’« arrêt Redwater ») où cette dernière a conclu que les obligations environnementales ont priorité sur les créances des créanciers garantis, même en dehors du contexte pétrolier et gazier.
Contexte factuel
Mantle Materials Group Ltd. (« Mantle ») exploite diverses carrières de gravier en vertu de licences délivrées par l’Alberta Environment and Protected Areas (l’« AEPA »). Mantle a acquis ses actifs dans la production de gravier dans le cadre de la procédure de restructuration engagée par JMB Crushing Systems Inc. (« JMB ») sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (la « LACC »), par l’entremise d’une ordonnance de dévolution inversée. Suite au début de la procédure LACC relativement à JMB, l’AEPA a émis des ordonnances de protection de l’environnement (des « OPE ») à l’encontre de JMB relativement à certaines des propriétés où du gravier était produit. Une OPE est analogue à une ordonnance relative à l’abandon et à la remise en état émise par l’Alberta Energy Regulator, car elle impose le respect des obligations d’abandon et de remise en état de l’environnement à la partie visée. En vertu de l’ordonnance de dévolution inversée émise dans le cadre de la transaction avec JMB, Mantle devait respecter les obligations d’abandon et de remise en état des biens acquis dans le cadre de sa transaction avec JMB.
Après la fin de la procédure LACC relativement à JMB, Mantle a conclu une opération de prêt avec Travelers Capital Corp (« Travelers »). Travelers a prêté 1,7 million de dollars à Mantle pour l’acquisition de matériel devant servir à ses opérations reliées à la production de gravier, une dette qui était garantie par une sûreté en garantie du prix d’achat (un « purchase-money security interest » en anglais). La sûreté de Travelers a été désignée comme étant de premier rang.
Mantle a ensuite éprouvé des difficultés opérationnelles et s’est retrouvée affectée par la lourde dette héritée de la procédure LACC relative à JMB. Mantle est finalement devenue insolvable et a cherché à se restructurer au moyen d’un avis d’intention de faire une proposition (l’« Avis d’intention ») au sens de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Mantle a maintenu que l’aspect central de sa proposition anticipée aux créanciers dans le cadre de la procédure d’avis d’intention était d’exécuter ses obligations environnementales et d’achever les travaux de remise en état afin de respecter les OPE.
Dans l’affaire en question, Mantle a présenté une demande à la Cour afin de faire approuver diverses charges (les « Charges de restructuration ») à l’égard de ses biens dans le cadre de la procédure d’avis d’intention. La demande de Mantle prévoyait que les Charges de restructuration auraient priorité sur toutes les autres dettes, y compris le prêt garanti de Travelers. Mantle a fait valoir sa position en invoquant que l’arrêt Redwater prévoit que toutes les obligations environnementales de fin de vie doivent être satisfaites avant tout paiement à un quelconque créancier. En réponse à cet argument, Travelers a soutenu que les charges de restructuration ne devaient pas avoir priorité sur son prêt garanti, car les actifs assujettis à sa sûreté n’étaient pas liés aux obligations environnementales de Mantle. Conséquemment, Travelers plaidait qu’il s’agissait de « biens étrangers » à la responsabilité environnementale, et que la superpriorité établie dans le cadre de l’arrêt Redwater ne s’appliquait pas.
Décision de la Cour
Pour en arriver à sa conclusion, le juge Feasby a tenu compte de l’arrêt Redwater ainsi que de la jurisprudence albertaine subséquente ayant abordé le principe de la superpriorité et les obligations environnementales dans les cas d’insolvabilité, plus particulièrement, les décisions Orphan Well Association v Trident Exploration Corp, 2022 ABKB 839 (« Trident ») et Manitok Energy Inc (Re), 2022 ABCA 117 (« Manitok »).
Le juge Feasby a d’abord fait remarquer que les arrêts Redwater et Manitok n’ont pas répondu à la question de savoir si des « biens étrangers » à la responsabilité environnementale pouvaient être visés par la superpriorité et être utilisés pour satisfaire aux obligations environnementales avant tous les créanciers. La Cour s’est ensuite penchée sur l’applicabilité de la décision Trident, qui a examiné la question de savoir si certains biens d’une société pétrolière et gazière – à savoir le produit de la vente de biens immobiliers et d’équipement – constituaient des biens étrangers à l’obligation environnementale. Dans la décision Trident, la Cour a statué que Trident n’avait qu’une seule activité : l’exploration et la production pétrolière et gazière, et qu’à ce titre, tous les biens étaient liés à l’obligation environnementale et pouvaient être invoqués pour satisfaire à ses obligations de fin de vie, y compris les produits litigieux de la vente.
Suivant la décision Trident, le juge Feasby a conclu qu’aucune distinction ne pouvait être faite entre les biens de Travelers et ceux en cause dans Trident. Il a déclaré que [traduction] « l’équipement à l’égard duquel Travelers détient une sûreté fait autant partie de l’entreprise de gravier de Mantle que l’équipement et les biens immobiliers de Trident font partie de l’entreprise pétrolière et gazière de Trident ». Ainsi, les obligations environnementales de Mantle avaient une superpriorité sur ses créanciers garantis, y compris le prêt de Travelers, donnant ainsi lieu à l’approbation des Charges de restructuration ayant priorité sur le prêt garanti de Travelers.
Répercussions et conclusions
La décision Mantle constitue l’un des rares cas d’applications de l’arrêt Redwater hors du contexte de l’industrie du pétrole et du gaz. L’autre décision récente constituant un cas d’application de cet arrêt a trait au développement immobilier dans le cadre de l’affaire Qualex. La décision Mantle confirme la décision de la Cour dans Trident, selon laquelle tous les biens relatifs à une entreprise qui entraînent des obligations environnementales peuvent être utilisés pour satisfaire ces obligations conformément aux principes de Redwater. Toutefois, la Cour a tout de même refusé de commenter la notion de « biens étrangers » à la responsabilité environnementale et a déclaré : [traduction] « En concluant que l’équipement en l’espèce fait partie de l’entreprise de gravier de Mantle, je ne me prononce pas sur la façon dont, en théorie, la ligne de démarcation entre les biens liés ou non liés [à la responsabilité environnementale], ou même si une ligne de démarcation devrait être tracée. Comme l’a dit la Cour d’appel dans l’affaire Manitok, cette question “pourra être réglée un autre jour” ». Lorsqu’une entreprise possède plusieurs divisions commerciales, dont certaines seulement créent des obligations environnementales, la question se pose de savoir si les biens utilisés par les opérations dites « non polluantes » pourront être invoqués pour satisfaire les obligations environnementales non financées créées par leurs homologues « polluantes ».
Les prêteurs garantis doivent continuer à faire des vérifications diligentes en ce qui concerne les prêts accordés à toute entreprise qui comprend des opérations dites « polluante » étant donné que les tribunaux continuent à démontrer une tendance à donner la priorité aux obligations environnementales avant tout autre intérêt, y compris ceux des créanciers garantis.
Les points de vue et les opinions exprimés dans le présent article sont ceux des auteurs et ne remplacent pas un avis juridique indépendant. Si vous souhaitez discuter des circonstances particulières d’une affaire, l’un des membres de l’équipe Insolvabilité et restructuration de Fasken se fera un plaisir de vous aider.