Récemment, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que le critère applicable à une revendication de titre ancestral sur des terres submergées (en l’espèce, celles du lac Huron et de la baie Géorgienne) est celui énoncé généralement par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique [1].
La Chippewas of Nawash Unceded First Nation et la Saugeen First Nation – collectivement, la Saugeen Ojibway Nation ou « SON » – avaient intenté une action contre les gouvernements du Canada et de l’Ontario en vue d’obtenir une déclaration de titre ancestral sur des terres submergées sous une grande partie du lac Huron et de la baie Géorgienne. Elles ont été déboutées en première instance et, dans l’arrêt Chippewas of Nawash Unceded First Nation v. Canada (Attorney General), la Cour d’appel a rejeté la plupart de leurs moyens d’appel (et accueilli un appel d’un grand nombre de municipalités autorisant ces dernières à s’extraire du litige). Toutefois, la Cour a laissé la porte légèrement entrouverte pour la SON en renvoyant l’affaire à la juge de première instance afin qu’elle détermine si un titre pouvait être établi sur une plus petite zone en application du critère de l’arrêt Tsilqot’in [2].
L’arrêt Chippewas est important en ce qu’il confirme que le critère d’établissement d’un titre ancestral énoncé dans l’arrêt Tsilhqot’in [3] s’applique aux terres submergées (une question inédite au moment de l’audience de première instance). La Cour d’appel a conclu que l’examen subsidiaire du critère relatif à l’établissement d’un droit ancestral fait par la juge de première instance n’était pas nécessaire, puisque [Traduction] « [l] e critère de l’arrêt Tsilhqot’in est suffisamment souple pour être adapté à une revendication sur des terres submergées » [4].
La Cour a décrit les principaux éléments du critère ainsi :
[Traduction] Pour établir une occupation suffisante des terres dans le but de fonder l’existence d’un titre, le groupe autochtone revendicateur doit démontrer qu’il a toujours agi de façon à informer les tiers qu’il détenait la terre pour ses propres besoins. L’occupation ne peut être purement subjective ou interne. Il faut une preuve d’une forte présence des Autochtones sur les terres revendiquées, qui se manifeste par des actes d’occupation qui pourraient raisonnablement être interprétés comme une preuve que les terres en question ont appartenu au groupe revendicateur ou que ce groupe y exerçait son contrôle ou une gestion exclusive [5].
La juge de première instance a conclu que la SON n’avait pas fourni la preuve de l’existence d’un titre ancestral sur l’ensemble de la [Traduction] « zone visée par la revendication de titre ancestral », soit une zone considérable représentée en bleu pâle sur cette carte tirée de la décision [6] :
Pour arriver à sa conclusion, la Cour d’appel a fait preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait de la juge de première instance, celles-ci reposant sur un dossier de preuve volumineux. Elle a également analysé plusieurs questions soulevées par la SON et a rejeté les arguments de la SON selon lesquels la juge de première instance avait erronément appliqué ce critère à des terres submergées, notamment 1) en omettant de tenir compte de la nature submergée des terres en question; 2) en établissant un seuil trop élevé dans ce contexte quant au critère du « contrôle » du test énoncé dans l’arrêt Tsilhqot’in; et 3) en ayant une perception erronée de l’interaction entre le titre ancestral et la common law en matière d’eaux navigables [7].
La SON a toutefois réussi à convaincre la Cour d’appel de remettre sa décision à savoir si le titre ancestral pouvait être établi sur une plus petite zone. Sur ce point, la Cour d’appel s’est appuyée sur l’arrêt Tsilhqot’in pour affirmer [Traduction] que « le formalisme à l’égard des actes de procédure ne devrait pas faire obstacle à la résolution du fond du litige » [8]. La Cour d’appel a conclu que la SON ne devrait pas avoir à introduire une nouvelle instance pour régler la question d’un titre ancestral plus restreint, et que la juge de première instance était [Traduction] « particulièrement bien placée » pour décider de cette question et pouvait « concevoir une procédure » permettant de déterminer si le critère de l’arrêt Tsilhqot’in était satisfait à l’égard d’une plus petite zone [9].
Trois autres questions soulevées et discutées par la Cour présentent des éléments d’intérêt :
1. Navigation
La Cour d’appel a conclu que la question de savoir si le titre ancestral était compatible ou non avec le droit public de navigation reconnu par la common law ne pouvait être tranchée dans l’abstrait, mais dépendait des caractéristiques des revendications de titre établies et devrait donc être tranchée uniquement si la SON parvenait à établir l’existence d’un titre [10].
2. Municipalités
Cour d’appel a rejeté cette réparation en equity, l’estimant incompatible avec le type de relation établie par les traités. Elle a affirmé que [Traduction] « [c] omme l’a [vait] admis la SON, les municipalités [étaient] tout à fait innocentes de toute faute [11]», de sorte que la réparation qui s’imposait en l’espèce était une indemnisation par la Couronne et non une fiducie par interprétation sur les terres municipales. En conséquence, elle a rejeté les réclamations contre les municipalités [12].
3. Interprétation des traités 45 ½ et 72
La Cour est revenue sur le contexte historique des traités no 45 ½ et no 72. Se prononçant sur la conclusion de la juge de première instance selon laquelle la Couronne avait violé le Traité no 45 ½, la Cour d’appel a statué que [Traduction] « arrivant à sa conclusion que la Couronne a porté atteinte à son honneur en omettant d’agir avec diligence et, par conséquent, a violé le Traité 45 ½, la juge du procès a cité et appliqué le bon critère juridique et n’a pas mal interprété la preuve » [13]. Toutefois, la Cour a conclu que la violation de cette promesse de traité n’équivalait pas à un manquement à l’obligation fiduciaire et que l’honneur de la Couronne n’avait pas été violé lors des négociations du Traité no 72 [14].
4. Immunité invoquée par l’Ontario à l’égard de la violation de l’obligation fiduciaire
L’Ontario a présenté plusieurs arguments fondés sur des dispositions législatives selon lesquelles l’Ontario bénéficie d’une immunité à l’égard des revendications des Premières Nations découlant de violations de son obligation fiduciaire. La Cour d’appel a qualifié ces demandes [Traduction] de « formalisme, qui est tout à fait incompatible avec l’honneur de la Couronne [15] », concluant que « [s] i la demande de dommages-intérêts de la SON pour la violation de l’obligation fiduciaire de la Couronne à l’égard du Traité 45 ½ était accueillie, l’Ontario ne pourrait pas, à [son] avis, invoquer les principes de l’immunité de la Couronne pour s’en défendre pleinement [16]».
Conclusion
Compte tenu du caractère inédit d’une revendication de titre ancestral sur des terres submergées, cette affaire pourrait être portée devant la Cour suprême du Canada. Toute personne intéressée par la question des titres ancestraux devrait continuer à suivre l’affaire Chippewas. Si la SON parvient à établir un titre ancestral sur une portion plus petite des terres initialement revendiquées, nous obtiendrons une analyse sans précédent, notamment en ce qui concerne l’interaction entre le droit public de navigation et les titres ancestraux sur les terres submergées. Si la SON n’obtient pas gain de cause, l’affaire restera un exemple intéressant de l’application du critère de l’arrêt Tsilhqot’in aux terres submergées.
[1] Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, 2014 CSC 44
[2] 2023 ONCA 565 [Chippewas].
[3] 2014 CSC 44.
[4] Chippewas, par. 26.
[5] Chippewas, par. 15.
[6] Saugeen First Nation v. The Attorney General of Canada, 2021 ONSC 4181, par. 13 et 587.
[7] Chippewas, par. 19.
[8] Chippewas, par. 101.
[9] Chippewas, par. 107.
[10] Chippewas, par. 100.
[11] Chippewas, par. 290.
[12] Chippewas, par. 298.
[13] Chippewas, par. 155.
[14] Chippewas, par. 203.
[15] Chippewas, par. 249.
[16] Chippewas, par. 250.