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La retraite, l’inflation et la Charte des droits

Fasken
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Bulletin régimes de retraite et avantages sociaux

Certains économistes et experts prédisent que les taux d’intérêt plus élevés pourraient rendre les régimes de retraite à prestations déterminées plus attrayants pour les employeurs et plus en demande dans les négociations collectives[1]. Néanmoins, le « mirage d’une embellie des marchés » n’était pas suffisant pour régler le problème de sous-financement chronique des régimes de retraite du secteur municipal québécois, selon la Cour d’appel du Québec dans un arrêt rendu le 10 mai 2023[2]. La Cour a rejeté l’argument des syndicats selon lequel l’amélioration des marchés faisait en sorte que l’intervention du gouvernement du Québec dans leurs régimes de retraite et leur droit de négocier leurs conditions d’emploi était injustifiée et inconstitutionnelle en vertu de la Loi favorisant la santé financière et la pérennité des régimes de retraite à prestations déterminées du secteur municipal (ci-après la « Loi 15 » ou la « Loi »).

De nombreux syndicats et associations d’employés et de retraités ont contesté la Loi au motif qu’elle portait atteinte au droit fondamental de liberté d’association, qui est protégé par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne du Québec (les « Chartes »). Il s’agit du droit de s’engager dans un processus véritable de négociation collective au sujet des modalités des régimes de retraite reconnues par la jurisprudence comme des conditions de travail importantes. La Cour a conclu à l’unanimité que la Loi était valide pour les participants actifs du régime, mais a conclu à l’inconstitutionnalité des parties de la Loi 15 touchant les droits des retraités.

Contexte historique et économique

La Loi 15 fait partie d’une série de mesures prises par l’Assemblée nationale dans la foulée du rapport D’Amours de 2013[3] visant à rétablir la pleine capitalisation de certains régimes de retraite municipaux québécois. Les problèmes auxquels faisaient face ces régimes ainsi que les solutions apportées par la Loi n’étaient pas uniques au monde municipal. De façon générale, lorsqu’il est aux prises avec un déficit du régime de retraite, l’employeur d’un régime à prestations déterminées traditionnel doit verser des cotisations dites d’« équilibre » pour rembourser le déficit au fil du temps. Les déficits dans les caisses de retraite à prestations déterminées qui surviennent lorsque le passif composé des engagements du régime envers les participants dépasse l’actif composé des placements et liquidités détenus par celui-ci peuvent survenir chez d’autres employeurs dans tous les types d’entreprise et d’industrie.

La Loi est une réponse à la crise économique de 2008 et à ses effets désastreux sur l’actif des régimes de retraite à prestations déterminées. La débandade de la plupart des marchés des actifs et la baisse correspondante des taux d’intérêt ont entraîné des déficits importants dans les caisses de retraite des régimes à prestations déterminées et la crise s’est fait ressentir avec une acuité particulière dans le monde municipal. Québec a dû légiférer pour soulager les lourdes charges des municipalités, notamment en faisant passer la période d’amortissement pour combler les déficits du régime à dix ans, alors qu’elle était de cinq ans auparavant. Cette mesure n’a pas permis d’améliorer la situation de capitalisation des régimes.

La situation économique des régimes municipaux, dont la plupart ont été inclus dans des conventions collectives, a continué à se détériorer même après que le Québec soit sorti de la crise économique. Le gouvernement a fait appel à un groupe d’experts chevronnés, piloté par Alban D’Amours, ancien chef de la direction et président du Mouvement Desjardins, pour analyser l’ensemble de la situation de l’encadrement du financement de régime de retraite. À la lumière des recommandations du rapport D’Amours, l’Assemblée nationale a adopté à la fin 2014 la Loi qui prescrit une démarche obligatoire à suivre pour rétablir la santé financière des régimes en traitant d’une gamme d’enjeux pertinents : les congés de cotisation, la subvention de la retraite anticipée, les déficits actuariels accumulés au 31 décembre 2013, les cotisations salariales et patronales, le partage du fardeau financier, la capitalisation, le fonds de stabilisation, les déficits relatifs au futur, les droits de ceux qui quittent leur emploi avant 55 ans et l’indexation des rentes.

Les effets de la Loi 15

La Loi 15 a imposé la préparation d’un rapport actuariel spécial, pour chaque régime, afin d’établir le degré de solvabilité dudit régime et de quantifier son déficit au 31 décembre 2013. La Loi a aussi dicté certaines règles de base qui devaient désormais être suivies par les parties sans possibilité de dérogation. Par exemple, la cotisation d’exercice pour le service courant ne pourrait plus dépasser 18 % de la masse salariale, les employeurs et les participants au régime partageraient à parts égales les déficits futurs et le partage des coûts employeur-employé pourrait aller jusqu’à 50 % / 50 % pour les déficits passés. La Loi a mis à l’écart les protections en matière de droits acquis et contre les changements rétroactifs prévues dans les conventions collectives et la Loi sur les régimes complémentaires de retraite[4]. Pour toutes les autres questions pertinentes, la Loi renvoyait les parties à la négociation en marge du processus normal de négociation collective afin de trouver des moyens de garantir la solvabilité et le bien-être financier du régime. Si les parties ne pouvaient s’entendre, la Loi prévoyait la désignation d’un arbitre pour régler le différend par voie d’une sentence arbitrale finale.

La Loi accordait aux parties un délai limité pour négocier et déterminer ensemble la restructuration majeure que devait subir leur régime de retraite afin d’atteindre les objectifs législatifs. Pour les participants actifs, plusieurs concessions et sacrifices devaient être considérés, notamment la réduction de la valeur de leurs rentes éventuelles, y compris pour le service passé, et une augmentation substantielle des cotisations salariales. Pour les retraités, le législateur prévoyait une seule façon de contribuer au bien-être du régime : la suspension de l’indexation qui protégeait leurs rentes contre les effets de l’inflation.

L’arrêt de la Cour

La Cour a unanimement tranché que la Loi 15 était valide pour les participants actifs, c’est-à-dire les salariés qui travaillent tous les jours ouvrables et qui accumulent leurs rentes au fur et à mesure qu’ils rendent des services à leur employeur. Elle a conclu que la Loi les mettait désormais à contribution de façon beaucoup plus importante pour éliminer les déficits et ramener leur régime de retraite à la santé financière et portait atteinte aux droits négociés par leurs syndicats et prévus dans les conventions collectives. Elle n’a pas manqué non plus de souligner qu’une augmentation des contributions salariales des participants entraînait dans les faits une diminution de leur rémunération globale. De plus, la Loi retirait des sujets importants de la négociation collective, laquelle devait se faire en marge des conventions collectives existantes, et donc sans recours au droit de grève. Pour ces raisons, la majorité de la Cour a conclu que la Loi constituait une entrave substantielle à la « liberté d’association » protégée par les Chartes canadienne et québécoise. Toutefois, la majorité a conclu que la Loi représentait, pour les participants actifs, une limite et une atteinte raisonnables qui se justifient dans une société libre et démocratique et a souligné la preuve que les pressions financières et démographiques auxquelles s’ajoutait alors la fluctuation des marchés mettaient en péril l’existence même des régimes à prestations déterminées.

Quant à la minorité, elle a terminé son analyse au stade de la « liberté d’association » : elle a statué que l’entrave n’était pas substantielle, car les participants actifs gardaient notamment la possibilité de négocier afin d’obtenir d’autres compensations de leur employeur pour les sacrifices qu’ils doivent faire dans le cadre de la Loi et elle a souligné diverses ententes où cela aurait été fait.

Le cas particulier des retraités

La Loi permettait la suspension de l’indexation des rentes des retraités en cas d’inflation. Pour la Cour, les retraités se retrouvent dans une situation complètement différente de celle des participants actifs. On s’appuie sur une jurisprudence de 1993[5] de la Cour suprême qui établit que lorsqu’un salarié prend sa retraite, les droits se « cristallisent » et deviennent des « droits acquis » qui sont à l’abri de la négociation collective en contexte syndiqué.

Or la Loi permettait à la municipalité de décréter de façon automatique la fin de l’indexation des rentes de retraite en tenant simplement une séance d’information. Les solutions de rechange de la négociation et, à défaut d’entente, de l’arbitrage de différends n’étaient pas disponibles. C’est la partie de la Loi que la Cour a invalidé.

Il importe de retenir que la protection contre l’inflation découlant de l’indexation des rentes est un avantage que les retraités ont négocié alors qu’ils étaient des participants actifs et que, par conséquent, la Cour a jugé que l’intervention législative était une entrave substantielle injustifiée à leur liberté d’association. D’autres détails viennent s’ajouter à l’analyse de la Cour tels que, par exemple, le fait que seuls les retraités qui bénéficient d’une indexation automatique sont visés.

Bref, l’étage du régime législatif réservé aux retraités s’est écroulé.

Conclusion

La divergence au sein de la Cour d’appel sur ce qui constitue une « entrave substantielle » à la liberté d’association fait en sorte que le dossier pourrait éventuellement se retrouver en Cour suprême du Canada. Aussi, il s’agit d’une affaire où la nouvelle jurisprudence de la dernière décennie de la Cour suprême du Canada qui a élargi les droits constitutionnels des travailleurs se mesure à une réforme législative critique dans le domaine spécialisé des régimes de retraite pour préserver leur santé économique et éviter des charges accrues aux contribuables.

Par ailleurs, l’aspect prédominant de l’arrêt est la reconnaissance des droits et des intérêts des retraités et la protection du pouvoir d’achat que peut leur procurer leur rente à vie. Ce dernier aspect est peut-être encore plus criant de nos jours qu’il y a 10 ans lorsque la Loi a été adoptée, étant donné le niveau élevé d’inflation depuis 2022.

Cette reconnaissance et protection des retraités ne découle pas ici de leur condition universelle ou leur état de vulnérabilité en général. En effet, la protection constitutionnelle leur est accordée en quelque sorte comme une sous-catégorie « d’anciens travailleurs syndiqués » qui ne peuvent plus bénéficier de ce que leurs syndicats ont négocié pour eux alors qu’ils étaient actifs.


[1] Financial Post, « Why defined-benefit pension plans may be poised for a comeback », (disponible en anglais uniquement) 4 octobre 2023.

[2] Alliance des professionnels et des professionnelles de la Ville de Québec c. Procureur général du Québec, 2023 QCCA 626 (CanLII).

[3] Comité d’experts sur l’avenir du système de retraite québécois, Innover pour pérenniser le système de retraite, Bibliothèque et Archives nationales du Québec 2013.

[4] Loi 15, article 21.

[5] Dayco (Canada) Ltd. c. TCA-Canada, [1993] 2 R.C.S. 230.

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  • Dominique Monet, Associé, Ottawa, ON | Montréal, QC, +1 514 397 7425, dmonet@fasken.com
  • Rhonda Grintuch, Associée, Montréal, QC, +1 514 397 5240, rgrintuch@fasken.com

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