Publication par le gouvernement fédéral d’un projet de loi concernant l’Énoncé économique de l’automne et aperçu des importantes modifications à la Loi sur la concurrence
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Publication du texte révisé du projet de loi C-56
Le 27 novembre 2023, le gouvernement fédéral a adopté l’Avis de motion de voies et moyens visant à présenter un projet de loi intitulé Loi portant exécution de certaines dispositions de l’énoncé économique de l’automne déposé au Parlement le 21 novembre 2023 et de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 28 mars 2023, qui a été déposé le 30 novembre 2023 en tant que projet de loi C‑59 (le « Projet de loi »). Le Projet de loi propose des modifications qui mettent en œuvre certains des objectifs dont il est question dans l’Énoncé économique de l’automne de 2023, qui visent à renforcer la concurrence au Canada (comme nous l’avons mentionné dans notre billet de blogue[GD1] précédent).
Le Projet de loi comprend de nombreuses modifications importantes qui pourraient avoir une incidence considérable et de grande portée sur les entreprises faisant affaire au Canada. Voici les principaux changements et points à retenir :
- Droits d’accès privé :
- Portée : Le Projet de loi étend les droits d’accès privé de sorte que les personnes peuvent demander la permission d’intenter des recours devant le Tribunal en vertu de l’article 90.1 (collaborations entre concurrents susceptibles de faire l’objet d’un recours civil) et de l’article 74.1 (pratiques commerciales trompeuses) de la Loi. À l’heure actuelle, les droits d’accès privé ne sont disponibles qu’aux termes des articles 75 (refus de vendre), 76 (maintien des prix), 77 (exclusivité, ventes liées et limitation du marché) et 79 (abus de position dominante) de la Loi.
- Critère applicable aux demandes de permission :Le Projet de loi modifie considérablement le critère auquel les personnes doivent satisfaire pour intenter un recours devant le Tribunal. À l’heure actuelle, le Tribunal peut accorder la permission de présenter une demande en vertu des articles précisés s’il a des motifs de croire que le demandeur est directement et sensiblement gêné dans toute son entreprise.
En ce qui concerne la permission de présenter une demande en vertu des articles 75, 76, 77, 79 et 90.1, le critère actuel applicable à la demande de permission est maintenu, mais modifié de sorte qu’il suffit que le demandeur soit directement et sensiblement gêné dans tout ou partie de son entreprise. Il convient de souligner que dans la majorité des demandes de permission à ce jour, le demandeur n’a pas réussi à prouver qu’il était sensiblement gêné dans toute son entreprise. En outre, le Projet de loi introduit un deuxième mécanisme de demande de permission possible pour ces dispositions, de sorte que le Tribunal peut subsidiairement faire droit à une demande de permission s’il est convaincu que cela servirait l’intérêt public.
Quant à l’article 74.1 (la partie de la Loi portant sur les pratiques commerciales trompeuses), le Projet de loi propose que le Tribunal puisse faire droit à une demande de permission s’il est convaincu que cela servirait l’intérêt public. - Recours : Le Projet de loi fournit aux demandeurs la possibilité de recevoir une réparation pécuniaire lorsqu’ils obtiennent la permission d’intenter une action devant le Tribunal en vertu des articles 75, 76, 77, 79 ou 90.1 de la Loi et qu’ils obtiennent gain de cause.
Plus précisément, lorsqu’une personne qui a obtenu la permission d’intenter un recours devant le Tribunal en vertu de ces dispositions a gain de cause, le Tribunal peut ordonner que la personne visée par l’ordonnance paie une somme, ne pouvant excéder la valeur du bénéfice tiré du comportement visé par l’ordonnance, cette somme devant être répartie entre le demandeur et toute autre personne touchée par le comportement.
L’inclusion de la phrase « et toute autre personne touchée par le comportement » laisse entendre que l’effet de ce recours pourrait être similaire à celui d’une action collective, mais sans l’exigence de certification.
Il convient de souligner que les modifications proposées ci-dessus concernant les droits privés d’accès n’entreraient en vigueur qu’un an après la date de sanction du Projet de loi.
- Collaborations entre concurrents susceptibles de faire l’objet d’un recours civil :Le Projet de loi étend l’application de l’article 90.1 de la Loi aux comportements passés. À l’heure actuelle, cette disposition ne s’applique qu’aux comportements actuels ou proposés. Cela étant dit, le Projet de loi limite l’examen des comportements à ceux qui se sont produits au cours des trois dernières années.
Le Projet de loi crée également de nouveaux recours prévus à l’article 90.1. À l’heure actuelle, les seuls recours possibles en vertu de l’article 90.1 sont des ordonnances d’interdiction ou toute autre ordonnance sur consentement de toutes les parties. Le Projet de loi confère au Tribunal la capacité d’ordonner d’autres formes de réparation, notamment des sanctions administratives pécuniaires (« SAP »), l’aliénation d’actifs ou d’actions, ou toute autre mesure raisonnable et nécessaire pour surmonter les effets de l’accord ou de l’entente sur ce marché. Ces recours s’apparentent à ceux actuellement prévus ailleurs dans la Loi, notamment dans les dispositions relatives à l’abus de position dominante, et sont susceptibles de faire en sorte que le commissaire et les parties privées invoquent plus fréquemment l’article 90.1. - Refus de vendre et droit à la réparation : Le Projet de loi apporte plusieurs modifications à la disposition de la Loi relative au refus de vendre. D’abord, il modifie cette disposition pour y inclure la fourniture de moyens de diagnostic ou de réparation; ainsi, le commissaire ou une personne peuvent contraindre une entreprise à fournir des moyens de diagnostic ou de réparation dans certains cas. Notons toutefois que ce droit n’est conféré qu’à l’égard des entreprises et uniquement lorsqu’il est possible de démontrer que le refus a pour effet de nuire à la concurrence.
Il est à noter que des lois dites sur le « droit à la réparation » existent déjà dans d’autres pays. Elles visent à assurer que les consommateurs peuvent faire entretenir ou réparer des appareils par des entreprises indépendantes (c.-à-d. des entreprises qui ne sont pas le fabricant d’origine). Par exemple, dans d’autres pays, ces lois exigent des fabricants qu’ils mettent à la disposition des ateliers de réparation indépendants et des consommateurs, à des prix justes et raisonnables, les pièces, les outils et les documents nécessaires au diagnostic, à l’entretien et à la réparation des dispositifs et appareils électroniques grand public.
Par ailleurs, le Projet de loi vient modifier l’exigence selon laquelle une personne doit être sensiblement gênée dans toute son entreprise, exigeant désormais qu’une personne soit sensiblement gênée dans tout ou partie de son entreprise. - Approbation d’une collaboration à des fins environnementales :Le Projet de loi introduit un nouveau mécanisme par lequel les parties peuvent demander un certificat pour des projets de collaboration à des fins environnementales. Lorsqu’un tel certificat est délivré, les articles 45, 46, 47, 49 et 90.1 de la Loi ne s’appliqueront pas à l’accord ou à l’arrangement que vise le certificat, tant que celui-ci demeure valide et enregistré. Toutefois, un tel certificat pourrait être modifié ou annulé par le Tribunal sur demande du commissaire.
- Écoblanchiment :Le Projet de loi interdit explicitement de donner au public, sous la forme d’une déclaration ou d’une garantie visant les avantages d’un produit pour la protection de l’environnement ou l’atténuation des effets environnementaux et écologiques des changements climatiques, des indications qui ne se fondent pas sur une épreuve suffisante et appropriée.
Soulignons que cette disposition ne semble s’appliquer qu’aux déclarations sur l’environnement concernant un produit. À première vue, cette disposition ne semble pas s’appliquer aux déclarations plus générales en matière d’environnement (c.-à-d. celles relatives aux objectifs environnementaux d’une entreprise ou à la nature durable de ses opérations). - Représailles : Le Projet de loi ajoute à la Loi une nouvelle disposition qui interdit à toute partie de prendre des mesures pour pénaliser, punir, discipliner, harceler ou désavantager une autre personne en raison des communications de celle-ci avec le commissaire ou parce que celle-ci a coopéré, témoigné ou autrement aidé, ou a exprimé son intention de coopérer, de témoigner ou d’aider autrement une enquête ou une procédure en vertu de la Loi. Les recours en cas de violation de cette disposition comprennent les ordonnances d’interdiction et les SAP.
- Examen approfondi des fusions :
- Considérations relatives à la main-d’œuvre :Le Projet de loi introduit l’examen explicite des questions de main-d’œuvre dans le cadre d’un examen approfondi des fusions. De prime abord, le Projet de loi précise qu’un produit inclurait le personnel, de sorte que les répercussions sur la compétitivité des marchés du travail seront prises en compte dans l’évaluation des fusions.
- Part du marché : Actuellement, dans le cadre des dispositions de fond de la Loi relatives aux fusions, le paragraphe 92(2) stipule que le Tribunal ne peut conclure qu’une fusion, réalisée ou proposée, empêche ou diminue sensiblement la concurrence, ou aura vraisemblablement cet effet, en raison seulement de la concentration ou de la part du marché. Le Projet de loi abroge cette disposition, ce qui laisse entendre que plus de poids pourrait être accordé à la part de marché (prise isolément) dans l’examen des fusions à l’avenir.
Particulièrement, ce changement n’introduit pas de présomptions structurelles qui, selon la part de marché, déplaceraient le fardeau de preuve sur les parties fusionnantes, lesquelles devraient alors démontrer qu’une fusion n’entraîne pas d’empêchement ou de diminution sensible de la concurrence ni n’interdit la fusion, comme le propose le Projet de loi C‑352, qui a été présenté par Jagmeet Singh (chef du NPD) le 18 septembre 2023. Toutefois, ce changement permettrait potentiellement au Tribunal de créer des présomptions structurelles dans la jurisprudence, comme l’a fait la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Philadelphia National Bank en 1963. - Effets coordonnés : Le Projet de loi ajoute deux nouveaux facteurs qui peuvent être pris en considération lorsque le Tribunal évalue une fusion, à savoir une variation de la concentration d’un marché et les répercussions sur la coordination tacite au sein d’un marché.
Comme les facteurs que le Tribunal doit examiner en vertu de cet article ne sont pas exhaustifs et que ces « nouveaux » facteurs ont déjà été pris en compte par le Bureau dans une certaine mesure, il ne s’agit pas d’une modification importante du droit. Toutefois, cela indique que l’on pourrait mettre davantage l’accent sur les effets coordonnés dans les examens des fusions, alors que, historiquement, l’examen des fusions au Canada était centré sur les effets unilatéraux. - Prescription : Le Projet de loi modifie la période de prescription pendant laquelle le commissaire peut contester une fusion réalisée. La limite actuelle est d’un an après la clôture. Le Projet de loi maintiendrait la limite à un an pour les transactions ayant fait l’objet d’un préavis au commissaire, mais porterait la limite à trois ans pour toute fusion qui n’a pas fait l’objet d’un tel avis. Cela pourrait inciter les parties fusionnantes à déposer un mémoire relatif à la concurrence avant la clôture (sous forme de demande de CDP) dans le cas de petites opérations qui ne sont pas assujetties à un préavis de fusion obligatoire au Canada.
- Injonctions provisoires provisoires : Le Projet de loi modifie les articles 100 et 104 de la Loi de telle sorte qu’il est interdit aux parties de réaliser une fusion lorsqu’une demande d’injonction en vertu de ces articles a été déposée, et ce, jusqu’à ce que le Tribunal ait disposé de la demande d’injonction provisoire. Concrètement, ces dispositions créent une injonction « provisoire provisoire » automatique dès lors qu’une injonction a été demandée dans le contexte d’une fusion.
- Préavis de fusion :
- Seuil relatif à la taille des transactions : À l’heure actuelle, seuls les éléments d’actif au Canada ou les ventes au Canada ou en provenance du Canada réalisées à partir de ces éléments d’actif sont inclus dans le calcul du seuil de préavis de fusion relatif à la taille de la transaction. Le Projet de loi propose des modifications qui modifieraient le calcul de ce seuil afin d’y inclure la valeur des ventes au Canada, en provenance du Canada ou en direction du Canada réalisées à partir des éléments d’actif situés au Canada ou à l’étranger. Ce changement pourrait faire en sorte que la fusion de deux sociétés étrangères ayant des éléments d’actif limités au Canada soit assujettie à un préavis de fusion au Canada, si la société visée a une entreprise en exploitation au Canada et des ventes suffisantes au Canada.
- Effet d’une renonciation : À l’heure actuelle, il existe une exception à l’obligation de déposer un préavis de fusion lorsqu’une renonciation a été fournie par le Bureau (dans la pratique, cette renonciation accompagnerait la remise d’une lettre de non-intervention). Le Projet de loi modifierait cette exception de manière à ce que la renonciation ne dure qu’un an. Une fusion réalisée plus d’un an après la renonciation nécessiterait donc un préavis de fusion (ou une nouvelle renonciation).
- Recours en cas de non-respect du consentement :Le Projet de loi prévoit des recours explicites dans les cas où les parties ne respectent pas un consentement. Ces recours comprennent notamment une ordonnance d’interdiction, une ordonnance visant la prise de mesures nécessaires au respect du consentement et/ou une SAP.
- Frais :Le Projet de loi crée une présomption selon laquelle il ne sera pas ordonné au commissaire de payer des frais, sauf si le Tribunal est convaincu que : a) l’ordonnance est nécessaire pour ne pas miner la confiance du public envers l’administration de la justice; ou b) l’absence d’ordonnance aurait un effet négatif important sur la capacité de l’autre partie d’exploiter son entreprise.
Amendements au Projet de loi C‑56 :
Le 21 septembre 2023, le Projet de loi C‑56 a été présenté par Chrystia Freeland (vice-première ministre et ministre des Finances) et a franchi l’étape de la première lecture à la Chambre des communes (le « Projet de loi C‑56 »). Comme nous l’avons déjà mentionné dans notre billet de blogue précédent, le Projet de loi C‑56 comprend diverses modifications à la Loi, notamment, l’introduction d’études de marché, l’élargissement des dispositions sur la collaboration entre concurrents de sorte qu’elles s’appliquent aussi aux non-concurrents et le retrait de la possibilité d’invoquer des gains en efficience dans le cadre de l’examen des fusions.
Comme il est mentionné dans le treizième rapport du Comité permanent des finances de la Chambre des communes (le « Rapport »), le Comité a récemment étudié le Projet de loi C‑56 et en a fait rapport avec les amendements suivants :
- amender le Projet de loi C‑56 de sorte que le commissaire ou le ministre puisse mener une enquête pour examiner l’état de concurrence dans un marché (le Projet de loi C‑56 exigeait auparavant que le ministre entame une telle enquête);
- ajouter la mention « prix de vente excessifs et injustes » comme exemple explicite d’un comportement anticoncurrentiel dans le contexte d’abus de position dominante;
- modifier les dispositions de la Loi relatives à l’abus de position dominante (voir ci-dessous);
- retirer la défense fondée sur les gains en efficience des dispositions de la Loi relatives à la collaboration entre concurrents.
En ce qui concerne les dispositions relatives à l’abus de position dominante, le Projet de loi C‑56, dans sa version modifiée par le Rapport, propose de modifier les éléments des dispositions relatives à l’abus de position dominante de la Loi de manière à ce qu’il faille uniquement démontrer : i) une pratique d’agissements anticoncurrentiels (tout agissement destiné à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence); ou ii) un comportement (ne résultant pas d’un rendement concurrentiel supérieur) qui a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché. Autrement dit, la modification proposée n’exigerait qu’une intention ou des effets anticoncurrentiels. Actuellement, la Loi exige à la fois une intention et des effets anticoncurrentiels.
Les modifications proposées touchent également les recours disponibles en matière d’abus de position dominante. Lorsque seule une intention anticoncurrentielle ou seuls des effets anticoncurrentiels sont démontrés, le Tribunal peut rendre une ordonnance d’interdiction, mais ne peut pas ordonner le paiement d’une SAP. Ce n’est que lorsqu’une intention et des effets anticoncurrentiels sont tous deux démontrés que le Tribunal peut ordonner toute autre réparation, dont le paiement d’une SAP. Cela dit, comme il a été mentionné précédemment, lorsqu’une personne a demandé et obtenu la permission de présenter une demande en vertu de l’article 103.1, le Tribunal peut ordonner que la personne visée par l’ordonnance paie une somme, ne pouvant excéder la valeur du bénéfice tiré du comportement visé par l’ordonnance. Selon le libellé actuel, un tel paiement pourrait être ordonné dans les cas où il est démontré une intention anticoncurrentielle ou des effets anticoncurrentiels, mais pas les deux.
Les modifications proposées font également passer de 10 millions de dollars (15 millions de dollars pour une ordonnance subséquente) à 25 millions de dollars (35 millions de dollars pour une ordonnance subséquente) le montant des SAP pouvant être imposées en vertu des dispositions sur l’abus de position dominante.
Discussions à venir
Les modifications proposées dont il est question ci-dessus sont susceptibles de faire l’objet de discussions et d’être modifiées à mesure qu’elles progressent dans le processus législatif. Cela dit, les modifications incluses dans les projets de loi omnibus, comme le Projet de loi C‑59, sont souvent très peu débattues. Ainsi, il est fort probable que les modifications à la Loi incluses dans le Projet de loi C‑59 soient adoptées dans leur forme actuelle.
L’équipe de Fasken continuera de vous tenir au courant de ces changements.
Si vous avez des questions concernant le processus actuel de modification de la Loi sur la concurrence, vous pouvez communiquer avec tout membre du groupe Concurrence, commercialisation et investissements étrangers de Fasken. Notre groupe a conseillé de nombreux clients sur tous les aspects du droit canadien en matière de concurrence.
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