La Cour d’appel du Royaume-Uni a refusé d’entendre l’appel de ClientEarth dans une affaire historique liée au climat et à laquelle Shell plc (« Shell ») est partie.
ClientEarth est un organisme privé à but non lucratif qui œuvre dans le domaine du droit de l’environnement et qui détient 27 actions de Shell. Au Royaume-Uni, comme au Canada, un actionnaire peut demander au tribunal l’autorisation d’intenter une action pour le compte de la société, c’est-à-dire une « action dérivée ». ClientEarth a demandé l’autorisation d’intenter une telle action pour le compte de Shell en raison de lacunes alléguées relativement aux actes et omissions des administrateurs de Shell concernant la stratégie de gestion des risques en matière de changements climatiques de la société.
Le 24 juillet 2023, un juge de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni a rejeté la demande d’autorisation de ClientEarth d’intenter une action dérivée pour le compte de Shell. Le 14 novembre 2023, la Cour d’appel du Royaume-Uni, sans tenir d’audience, a refusé à ClientEarth l’autorisation de faire appel de la décision de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni.
Selon l’article 263(2)a) de la loi britannique sur les sociétés (la UK Companies Act), ClientEarth devait à première vue établir une preuve suffisante du bien-fondé de l’action s’il souhaitait obtenir l’autorisation d’intenter une action dérivée contre les administrateurs de Shell alors que Shell ne voulait pas intenter l’action. ClientEarth avait soumis une quantité substantielle d’éléments de preuve à cette fin.
L’essentiel de l’argumentaire de ClientEarth et les motifs d’appel allégués concernaient les obligations légales des administrateurs de Shell à l’égard de Shell prévues aux articles 172 et 174 de la UK Companies Act. Selon l’article 172, un administrateur doit agir de la manière qui, selon son jugement et de bonne foi, est la plus susceptible de favoriser le succès de la société à l’avantage de l’ensemble de ses membres. Pour l’exercice de cette obligation, l’article 172 dresse une liste de points qu’un administrateur doit considérer, dont [traduction] « les effets des activités de la société sur la communauté et l’environnement ». L’article 174 exige d’un administrateur qu’il agisse avec le soin, la compétence et la diligence qui seraient ceux d’une personne raisonnablement diligente ayant une expérience, des connaissances et des compétences générales auxquelles l’on peut raisonnablement s’attendre d’une personne exerçant les fonctions qu’elle occupe, ainsi qu’avec l’expérience et les compétences générales que l’administrateur possède réellement.
Selon la Cour d’appel du Royaume-Uni, les actes de procédures de ClientEarth font état de six obligations découlant des obligations légales des administrateurs, qu’ils doivent respecter [traduction] « lorsqu’ils prennent en considération les risques climatiques pour une société comme Shell » :
- l’obligation de prendre des décisions en matière de risques climatiques qui sont fondées sur un consensus raisonnable d’opinions scientifiques;
- l’obligation de donner une importance appropriée aux risques climatiques;
- l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour atténuer les risques qui pourraient nuire à la rentabilité et à la résilience à long terme de Shell dans le contexte de transition du système énergétique et d’une économie alignée avec les efforts mondiaux visant à atteindre l’objectif de limiter la hausse de température à 1,5 °C, lequel est établi dans l’Accord de Paris sur le climat de 2015;
- l’obligation d’adopter des stratégies en vue d’atteindre les objectifs de Shell en matière d’atténuation des risques climatiques;
- l’obligation de veiller à ce que les stratégies adoptées pour gérer les risques climatiques soient raisonnablement sous la responsabilité des administrateurs actuels et futurs;
- l’obligation de veiller à ce que Shell prenne des mesures raisonnables pour se conformer à ses obligations légales.
Le juge de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni a rejeté ces soi-disant obligations accessoires en raison de leur incompatibilité avec le principe bien établi qu’il appartient aux administrateurs de déterminer (en agissant de bonne foi) la meilleure façon de favoriser le succès de la société à l’avantage de l’ensemble de ses membres.
En ce qui concerne l’obligation de diligence des administrateurs prévue à l’article 174, la Haute Cour de justice du Royaume-Uni a estimé qu’elle devait déterminer si leur décision se situait en dehors de l’éventail des décisions raisonnables dont les administrateurs pouvaient raisonnablement disposer à ce moment-là. Le juge a conclu que la norme légale de diligence ne se traduisait pas forcément par les six obligations que ClientEarth avait invoquées comme étant nécessairement accessoires des obligations légales.
La Cour d’appel du Royaume-Uni a refusé d’entendre l’appel de ClientEarth sur ces points parce que l’espoir de gain de cause n’était pas réaliste. Elle a cité la conclusion du juge de la Haute Cour de justice du Royaume-Uni selon laquelle [traduction] « la gestion d’une entreprise de la taille et de la complexité de Shell exige que les administrateurs prennent en compte une série de considérations contradictoires, dont l’équilibre repose dans une décision de gestion typique dans laquelle le tribunal n’a pas la compétence pour intervenir ».
Au Canada, la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA) (à titre d’exemple) impose généralement des obligations semblables aux administrateurs. Le paragraphe (1) de l’article 122 de la LCSA prévoit que les administrateurs d’une société doivent agir : « a) avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société » et « b) avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne prudente ». Le paragraphe (1.1) de l’article 122 poursuit comme suit : « [l]orsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société en vertu de l’alinéa (1)a), les administrateurs et les dirigeants de la société peuvent tenir compte des facteurs suivants, notamment : [...] b) l’environnement » et « c) les intérêts à long terme de la société ». Ensemble, ces dispositions sont semblables aux articles 172 et 174 de la Companies Act du Royaume-Uni, sauf que la disposition de la LCSA qui fait référence à l’environnement n’est pas contraignante. En effet, cette disposition précise que les administrateurs « peuvent tenir compte [...] de l’environnement », tandis que celle de la UK Companies Act du Royaume-Uni stipule que les administrateurs doivent tenir compte des [traduction] « effets des activités de la société sur [...] l’environnement ».
Malgré une obligation prescriptive de tenir compte de l’environnement, le tribunal du Royaume-Uni demeure convaincu qu’il appartient aux administrateurs de déterminer (en agissant de bonne foi) la meilleure façon de favoriser le succès d’une société. Cette conclusion s’harmonise largement avec la règle de l’appréciation commerciale en droit canadien des sociétés, selon laquelle il faut généralement s’en remettre à l’appréciation commerciale des administrateurs et protéger leurs décisions dans la mesure où elles s’inscrivent dans un ensemble raisonnable d’options.
Il s’agit d’une affaire importante, puisqu’elle porte sur l’une des premières tentatives d’un actionnaire d’intenter une action dérivée pour le compte d’une société fondée sur une allégation de mauvaise gestion des risques climatiques par les administrateurs.