Le 10 janvier dernier, le gouvernement québécois a publié le Règlement modifiant principalement le Règlement sur la langue du commerce et des affaires dans la Gazette officielle du Québec sous forme de projet. Notamment, le projet de règlement vise à :
- harmoniser le Règlement sur la langue du commerce et des affaires[1] et la Charte de la langue française (la « Charte »)[2], suivant les modifications apportées par la Loi 96[3];
- préciser certains cas dans lesquels une inscription sur un produit peut être rédigée uniquement dans une autre langue que le français;
- préciser les règles applicables en matière d’affichage public des marques de commerce et des noms d’entreprise;
- faciliter la mise en œuvre de la Charte, en particulier concernant les inscriptions sur les produits, dans l’affichage public et la publicité commerciale et dans les contrats d’adhésion.
Nous vous invitons à consulter notre version annotée du projet de règlement.
Les communautés juridique et d’affaires attendaient vivement ce projet. En effet, rappelons que certaines des modifications à la Charte, notamment celles relatives aux marques de commerce, laissaient plusieurs questions en suspens.
La Loi 96 a considérablement restreint l’exception permettant d’utiliser une marque de commerce dans une langue autre que le français sur les produits, dans l’affichage public et dans la publicité commerciale, sans obligation de la traduire en français[4]. Dès le 1er juin 2025, une marque dans une langue autre que le français devra être enregistrée pour être inscrite sur un produit, dans l’affichage public ou dans une publicité commerciale sans traduction française. De plus, dans l’affichage public visible depuis l’extérieur d’un local, une telle marque déposée devra toutefois être accompagnée dans le même champ visuel d’inscriptions françaises qui devront être « nettement prédominantes » par rapport à la marque.
Voici en rafale les éléments qui nous apparaissent d’intérêt et apportent un éclairage important sur les changements mentionnés ci-dessus :
1. Les inscriptions sur les produits
Définition de « marque déposée »
La Charte limite l’exception permettant d’employer une marque de commerce dans une langue autre que le français sur les produits aux marques de commerce déposées au sens de la Loi sur les marques de commerce (la « LMC »), c’est-à-dire une marque de commerce enregistrée[5].
Cette nouveauté avait fait réagir les acteurs du milieu des affaires. En effet, plusieurs craignaient ne pas être en mesure de se conformer à la Charte avant la date d’entrée en vigueur de cette disposition du 1er juin 2025, et ce, en raison des longs délais d’enregistrement auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’« OPIC »).
Or, le projet de règlement étend la portée cette notion afin d’y inclure les marques en cours d’enregistrement, et ce, à compter de la date de production de la demande d’enregistrement auprès de l’OPIC.
Ainsi, une entreprise pourra employer sur ses produits et leur emballage une marque de commerce dans une langue autre que le français sur un produit si cette marque est en instance d’enregistrement ou si elle est enregistrée à l’OPIC[6].
Cela offrira vraisemblablement aux entreprises une plus grande flexibilité pour se conformer à la Charte avant et après le 1er juin 2025.
Définition des termes descriptif ou générique
À titre de rappel, la Charte prévoit que lorsqu’une marque de commerce déposée comprend un générique ou un descriptif du produit, celui-ci doit figurer en français sur le produit ou sur un support qui s’y rattache de manière permanente. La communauté juridique se posait plusieurs questions quant à la définition et l’interprétation de ces termes.
Le projet de règlement propose de définir les termes « descriptif » et « générique » comme suit :
- un descriptif réfère à un ou plusieurs mots décrivant les caractéristiques d’un produit;
- un générique réfère à un ou plusieurs mots décrivant la nature d’un produit.
Si ces définitions sont éclairantes, il sera pertinent de voir la manière dont l’OQLF les interprètera en pratique.
De plus, le projet de règlement précise que les termes génériques ou descriptifs compris dans une marque et rédigés dans une langue autre que le français ne pourront l’emporter sur leur équivalent français ou être accessibles dans des conditions plus favorables[7].
Inscriptions permanentes sur les produits
L’article 3(6), du projet de règlement restreint l’exception pour les inscriptions permanentes sur les produits, à savoir celles qui sont gravées, cuites, incrustées, rivetées, soudées ou qui y figurent en relief de manière permanente directement sur un produit. Actuellement, ces inscriptions permanentes peuvent figurer sur un produit exclusivement dans une langue autre que le français, à l'exception des inscriptions concernant la sécurité du produit. Le projet de règlement obligerait les fabricants à traduire en français les inscriptions permanentes sur les produits qui sont également considérées comme « nécessaires à l'utilisation du produit ». Ces inscriptions peuvent également comprendre des marques non enregistrées. En outre, l'article 3(6) exigerait que de telles inscriptions permanentes apparaissent en français dans des conditions au moins équivalentes que dans une autre langue.
Inscriptions au moyen d’un « logiciel embarqué »
Alors que la Charte définit très largement la notion d’inscription sur un produit (pour y inclure celles sur son contenant, son emballage, sur un document ou objet l’accompagnant, le mode d’emploi et les certificats de garantie)[8], le projet de règlement précise que ce terme vise aussi l’inscription qui s’affiche à un utilisateur au moyen d’un logiciel embarqué[9]. Pensons par exemple à l’application mobile qui accompagne un appareil ménager, une automobile ou un dispositif médical[10]. Cette règle existe malgré l’exception permettant à un développeur de commercialiser au Québec un logiciel dans une autre langue que le français s’il n’existe aucune version française[11]. Autrement dit, on comprend que lorsqu’un logiciel permet de piloter un produit commercialisé au Québec ou est essentiel à son fonctionnement, il doit être disponible en français, sous réserve des autres exceptions prévues par règlement.
Par ailleurs, en ce qui concerne les logiciels, rappelons que l’Office québécois de la langue française (l’« OQLF ») considère aussi que lorsqu’un logiciel existe seulement dans une autre langue, l’emballage et la documentation qui l’accompagnent doivent être en français ou multilingues.
Nouveau délai de grâce au 1er juin 2027
Enfin, le projet de règlement octroie un délai supplémentaire pour permettre aux entreprises d’écouler leurs produits non conformes[12]. Ainsi, les entreprises auront jusqu’au 1er juin 2027 pour distribuer, vendre ou louer les produits non conformes qui auraient été fabriqués avant le 1er juin 2025. Les produits fabriqués après le 1er juin 2025 devront toutefois être conformes.
2. L’affichage public et la publicité commerciale
Absence d’élargissement de la définition de la « marque déposée »
La Charte modifiée prévoit que l’exception permettant d’employer une marque de commerce dans une langue autre que le français ne s’applique qu’aux marques de commerce déposées au sens de la LMC[13]. Alors que le législateur propose d’élargir la portée du terme « déposée » à l’égard des inscriptions sur les produits, il n’en fait pas de même à l’égard de l’affichage public et de la publicité commerciale.
Ainsi, en matière d’affichage public et de publicité commerciale, la définition de « marque déposée » demeure celle prévue à la LMC, c’est-à-dire une marque enregistrée. Ainsi, pour qu’une marque de commerce dans une langue autre que le français puisse apparaitre sur l’affichage public et dans de la publicité commerciale sans traduction française, la marque devra être enregistrée.
À ce stade-ci, le projet de règlement fera l’objet de commentaires de tout intéressé. Il sera donc pertinent de voir si la définition de « marque déposée » sera modifiée avant son adoption.
Nette prédominance du français
La Charte a introduit de nouvelles contraintes en ce qui concerne l’affichage public visible depuis l’extérieur d’un local : même si une marque est déposée au sens de la LMC, dans l’affichage public, une telle marque doit être accompagnée de termes en français qui devront figurer dans le même champ visuel de façon nettement prédominante. Le projet de règlement prévoit de plus que la « nette prédominance » du français est atteinte lorsque « le texte rédigé en français a un impact visuel beaucoup plus important que le texte rédigé dans une autre langue[14] ». Ce faisant, le projet de règlement propose d’abroger un des règlements de la Charte portant sur la définition de la nette prédominance. Au lieu, ce terme serait défini à même le Règlement sur la langue du commerce et des affaires.
Le projet de règlement introduit ainsi la notion de « beaucoup plus important » et précise qu’un texte rédigé en français doit être au moins deux fois plus grand que celui rédigé dans une autre langue et que sa visibilité et sa lisibilité permanente doivent être au moins équivalentes à celles du texte rédigé dans une telle autre langue.
Par exemple, pour être conforme à la Charte et au nouveau projet de règlement, une marque déposée en langue anglaise visible depuis l’extérieur d’un local devra être accompagnée dans le même champ visuel d’un terme générique ou descriptif ou d’un slogan en français deux fois plus grand et avoir le même niveau d’éclairage et de lisibilité.
Dans le calcul de la nette prédominance, on ne doit pas tenir compte des heures d’ouverture, des numéros de téléphone, des adresses, des chiffres, des pourcentages et des articles définis, indéfinis ou partitifs rédigés en français.
3. La documentation commerciale
Dans sa forme actuelle, le Règlement prévoit qu’une marque de commerce reconnue au sens de la LMC et rédigée dans une langue autre que le français n’a pas à être traduite pour apparaitre sur les documents commerciaux (les catalogues, les brochures, les dépliants, les annuaires commerciaux, les bons de commande et tout autre document de même nature, y compris sur les sites web et dans les réseaux sociaux), tant qu’une version française de la marque n’a pas été déposée. L’expression « marque de commerce reconnue » a été interprétée comme incluant les marques enregistrées au Canada ainsi que les marques de common law.
Étonnamment, le projet de règlement ne modifie pas cette exception. Ainsi, une marque de commerce non enregistrée qui serait dans une langue autre que le français pourrait se retrouver dans les publications commerciales sans traduction française.
Notons que le projet intègre l’information publiée sur les sites Internet et les médias sociaux dans la notion de « documentation commerciale », incorporant l’interprétation qu’en fait l’OQLF depuis plusieurs années.
4. Les contrats d’adhésion
La Loi 96 a resserré les règles applicables aux contrats d’adhésion, c’est-à-dire les contrats dont les stipulations essentielles sont rédigées par une partie et ne peuvent être négociées[15].
Depuis le 1er juin 2023, l’auteur d’un contrat d’adhésion doit remettre la version française à l’adhérent avant que les parties puissent décider d’être liées par la version dans une autre langue (autrement dit : l’ajout d’une clause-type selon laquelle les parties ont convenu de contracter en anglais ne suffit plus)[16]. Sans cela, nulle partie ne peut transmettre à l’autre un document se rattachant à ce contrat rédigé dans une autre langue que le français. En cas de contravention à cette règle, les dispositions du contrat ne peuvent être invoquées que contre leur auteur et l’adhérent peut demander la nullité du contrat sans avoir à prouver qu’elle a subi de préjudice[17].
D’une part, le projet de règlement précise qu’un « document se rattachant » au contrat d’adhésion vise notamment un des documents suivants :
- attestant l’existence du contrat, comme un certificat d’assurance;
- dont l’annexion au contrat est requise par la loi, comme un formulaire de résiliation ou de résolution;
- qui en constitue autrement l’accessoire[18].
D’autre part, lorsque le contrat d’adhésion est conclu par téléphone, le projet de règlement prévoit que l’adhérent doit avoir eu l’opportunité de consulter les clauses types applicables rédigées en français par moyen technologique, ou bien que le contrat prenne effet immédiatement et que l’adhérent ne dispose pas des outils technologiques lui permettant d’avoir accès aux clauses types applicables de ce contrat, ce qui pourrait soulever des difficultés d’application pratiques.
Enfin, l’obligation de remettre une version française d’un contrat d’adhésion dont la conclusion se fait par l’entremise d’un moyen technologique est satisfaite par la remise des clauses types applicables, en langue française, à l’adhérent[19]. Dans un document obtenu dans le cadre d’une demande d’accès, l’OQLF suggérait notamment que cette obligation serait satisfaite en rendant disponible la version française d’un site Internet (dont les conditions d’utilisation constituent un contrat d’adhésion, par exemple).
Exposition au risque
Il est important de noter que la Loi 96 a augmenté considérablement l'exposition au risque des entreprises opérant au Québec. La conformité aux amendements réglementaires susmentionnés doit être évalué en conséquence. Outre l'augmentation des amendes (qui peuvent être dirigées à une société et/ou à ses administrateurs à titre individuel), la Loi 96 a introduit un droit privé d'action civile en vertu de l'article 204.17, ce qui accroît considérablement l'exposition au risque des entreprises exerçant leurs activités au Québec. Ce droit d'action civile est accessible à toute personne au Québec qui considère que ses droits en vertu des articles 2 à 6.2 de la Charte ont été violés. Cela comprend le droit des consommateurs d'être informés et servis en français en vertu de l'article 5 de la Charte, qui prévoit les exigences de traduction en vertu des articles 50.2 et suivants de la Charte et du Règlement sur la langue du commerce et des affaires.
La Loi 96 expose également les entreprises à un risque accru de faire l'objet d'un recours collectif en ce qui concerne le respect de la Charte, en raison de la possibilité de réclamer des dommages punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. En effet, la Loi 96 a également modifié la Charte des droits et libertés de la personne en y ajoutant l'article 3.1, qui stipule que « Toute personne a droit de vivre en français dans la mesure prévue par la Charte de la langue française ». Il est important de noter qu'au Québec, les dommages punitifs ne peuvent être accordés que lorsque cela est expressément prévu par une disposition législative, comme c'est le cas dans la Charte des droits et libertés de la personne. Si l'on ajoute à cela le fait qu'au Québec, un demandeur peut réclamer (et se voir accorder) des dommages punitifs sans avoir à prouver l'existence d'un préjudice et qu'il peut en outre demander des dommages punitifs de manière autonome, en particulier dans le cadre d'un recours collectif, il existe donc un risque accru d'actions collectives au Québec en cas de violation alléguée de la Charte de la langue française.
Conclusion
Rappelons enfin que le projet de règlement pourrait être modifié avant son adoption finale. À ce titre, toute personne intéressée peut soumettre ses commentaires au ministère de la Langue française d’ici le 26 février 2024. Notre équipe peut vous aider à formuler les vôtres. Nous vous invitons à vous tenir informé et à suivre nos futures publications sur le sujet.
Si vous avez des questions au sujet de la Charte de la langue française et de son application, n'hésitez pas à communiquer avec l’équipe spécialisée en matière de Charte de la langue française.
[1] RLRQ c C-11, r 9.
[2] RLRQ c C-11.
[3] Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français, LQ 2022, c 14 (la « Loi 96 »). Pour voir tous les changements apportés à la Charte, voir notre version annotée.
[4] Ibid., art. 51.1 et 58.1.
[5] Ibid., art. 51.1; Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13, art. 2.
[6] Prendre note que l’exception s’applique seulement lorsqu’il n’existe aucune version correspondante de la marque en français au registre.
[7] Projet de règlement, art. 9.
[8] Ibid., art. 51.
[9] Projet de règlement, art. 9 (qui deviendrait l’art. 27.1 du règlement).
[10] OQLF, « système embarqué », en ligne.
[11] Charte, supra note 2, art. 52.1.
[12] Charte, art. 51.1; projet de règlement, art. 10.
[13] Charte, art. 58.1.
[14] Projet de règlement, art. 9 (qui deviendrait l’art. 27.7 du règlement).
[15] Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991, art. 1379.
[16] Charte, supra note 2 art. 55.
[17] Ibid., art. 204.23 et 204.21.
[18] Projet de règlement, art. 9 (qui deviendrait l’art. 27.6 du règlement).
[19] Ibid.