Avant-propos
L’affaire Save Mart du Delaware a fait couler beaucoup d’encre. La plupart des publications ont souligné que l’arbitre dans cette affaire, l’honorable Joseph R. Slights III, n’a pas cru pertinent de recourir à la preuve extrinsèque et s’est fondé sur une interprétation contractuelle stricte pour trancher en faveur de l’acheteur[1].
Dans une publication antérieure de notre cabinet sur l’affaire Save Mart, nous avons discuté de l’ordonnance de la Delaware Court of Chancery confirmant la décision de l’arbitre. Cet article visait à comparer les lois du Delaware et du Canada concernant les litiges commerciaux complexes et leurs approches différentes en matière d’interprétation contractuelle. Nous nous sommes demandé si un arbitre appliquant le droit canadien aurait rendu la même décision que celle ayant été rendue en vertu du droit du Delaware. Pour rédiger cet article, nous nous sommes fondés sur l’ordonnance de la Court of Chancery et sur les faits qui y sont exposés. Nous avons par la suite eu accès à la sentence arbitrale auparavant confidentielle, qui fait maintenant partie de la sphère publique, ainsi qu’aux faits et au raisonnement juridique plus détaillés qu’elle comporte.
Cette présentation plus complète des faits et du différend nous révèle que les points plus pertinents à retenir de Save Mart sont ses leçons concernant l’importance de la rigueur et de la précision dans la rédaction des documents de fusions et acquisitions, et nous avons donc mis à jour notre article à cette fin. Notre mise à jour se fonde également sur les renseignements supplémentaires fournis par la sentence arbitrale, lesquels ébranlent en grande partie l’analyse effectuée dans notre article initial. Notamment, les faits plus limités inclus dans l’ordonnance de la Court of Chancery peuvent être interprétés (et nous croyons qu’ils l’ont été) comme racontant une histoire d’iniquité incompatible avec l’issue contractuelle. Par exemple, il ressort de la sentence arbitrale que les vendeurs ont reçu une contrepartie concrète pour la transaction. En particulier, puisque l’acquisition était « à sa face même » structurée comme une transaction excluant l’encaisse et la dette (cash-free, debt-free), le vendeur a retiré 205 M$ en espèces des comptes de la cible avant la clôture « comme prévu » à la convention d’achat, à la connaissance de toutes les parties. Les mentions d’un « prix d’achat négatif » dans diverses publications semblent donc erronées, compte tenu de la « contrepartie importante et concrète » reçue par les vendeurs, même si la décision de l’arbitre a entraîné un rajustement à la baisse du prix d’achat.
La sentence arbitrale indique aussi clairement que la « valeur de base » du prix d’achat était de 245 M$, rajustée avant la clôture sur la base d’un relevé de préclôture préparé par le vendeur pour tenir compte d’un certain nombre de facteurs, y compris le remboursement de la dette du vendeur à la date de clôture et de ses frais de transaction. Cela a donné lieu à un paiement de clôture en espèces de l’acheteur au vendeur de 37 590 731,29 $, plus l’entiercement par l’acheteur d’un montant supplémentaire de 7 007 300 $. Autrement dit, l’acheteur, une société affiliée à Kingswood Capital Management, LP, a engagé des sommes importantes que le vendeur a utilisées pour rembourser la dette existante et couvrir les frais de transaction. Bien que la sentence arbitrale ait donné lieu à un autre rajustement à la baisse du prix d’achat et à une obligation pour le vendeur d’effectuer un paiement en espèces à l’acheteur, elle ne peut raisonnablement être interprétée comme se soldant par un « prix d’achat négatif », étant donné les paiements importants effectués par l’acheteur pour rembourser la dette du vendeur avant la clôture et assumer les frais de transaction de celui-ci, et compte tenu du retrait complet convenu de l’encaisse (cash sweep) par le vendeur avant la clôture. On ne peut pas non plus raisonnablement dire que le vendeur a été privé de toute monétisation de la société cible à la suite de la sentence arbitrale. Comme rapporté publiquement, au cours de l’exercice précédant la transaction avec l’acheteur, la société cible a vendu un certain nombre de magasins et de centres de distribution dont elle était propriétaire à une société de placement immobilier au moyen d’une opération de cession-bail, ce qui a généré un produit de vente important. Bon nombre des faits qui précèdent ont expressément motivé la conclusion de l’arbitre selon laquelle l’issue contractuelle n’était ni « absurde ni déraisonnable sur le plan commercial ». Notons également que l’arbitre a rejeté les arguments du vendeur alléguant la mauvaise foi de l’acheteur, faute de preuve d’absence de bonne foi. L’ancien vice-chancelier Slights a aussi rejeté ses allégations d’erreur contractuelle et n’a rien trouvé lui permettant d’examiner si l’acheteur avait omis de négocier avec franchise.
En fin de compte, l’arbitre a donné raison à l’acheteur et a conclu que « [l]a convention d’achat n’est pas ambiguë. Et l’acheteur a présenté la seule interprétation raisonnable des dispositions essentielles du contrat ». En effet, l’arbitre a souligné que « le choix, en fin de compte, n’est pas difficile ». En d’autres termes, le « langage clair » du contrat a prévalu, et il s’agit de la meilleure leçon à tirer de ce différend.
Aperçu
Des résultats en apparence inhabituels et des chiffres importants peuvent faire dévier d’un raisonnement juridique solide. Mais cela ne devrait pas se produire, et la sentence arbitrale dans l’affaire Save Mart au Delaware en est probablement le meilleur exemple.
L’affaire met aussi en évidence deux leçons importantes pour les acteurs du secteur des fusions et acquisitions et leurs conseillers juridiques. Premièrement, celle de rédiger de manière ciblée et de ne pas se fonder sur des précédents ou des clauses types. Deuxièmement, celle de procéder à un examen diligent du contrat en fonction des circonstances propres au client — et à la transaction. Comme l’arbitre l’a expliqué à maintes reprises, les tribunaux du Delaware obligeront les parties averties à respecter leur contrat écrit et ne sauraient laisser un « résultat moins favorable l’emporter sur le langage clair du contrat. »
Résumé du différend
La cible était une chaîne d’épiceries qui détenait également une participation majoritaire dans une coentreprise (la « coentreprise ») liée à une autre société du secteur des épiceries. L’acheteur était une société affiliée à Kingswood Capital Management, LP, société de capital-investissement et promotrice de la transaction. À la clôture, la dette de la coentreprise prenait la forme d’une ligne de crédit renouvelable et d’un prêt à terme immobilier d’une somme totale de 109 M$ (la « dette de la coentreprise »).
La transaction a été conçue et la convention d’achat d’actions (la « convention ») a été rédigée de manière à réaliser une acquisition excluant l’encaisse et la dette. Conformément à cette approche, le vendeur a retiré 205 M$ des comptes de la cible avant la clôture, à la connaissance de toutes les parties. Toutefois, en préparant son relevé de préclôture aux termes de la clause de rajustement du prix d’achat (la « clause de RPA ») de la convention, le vendeur n’a pas comptabilisé la dette de la coentreprise, même si celle-ci demeurait impayée. Il en a résulté un calcul obligeant l’acheteur à payer 39,6 M$ à la clôture.
Après la clôture, et en se fondant sur le libellé de la clause de RPA et de ses termes définis, l’acheteur a inclus la dette de la coentreprise dans son relevé post-clôture. Cela a donné lieu à une déduction additionnelle de 109 M$ en faveur de l’acheteur, un rajustement dont l’inscription au crédit obligerait le vendeur à rembourser environ 70 M$ à l’acheteur.
Ce résultat a incité le vendeur à intenter des poursuites contre l’acheteur et a par la suite attiré l’attention des médias, dont une grande partie portait sur l’important rajustement post-clôture réclamé par l’acheteur par rapport au prix d’achat à la clôture. Toutefois, l’importance accordée à ce rajustement ne tient pas compte du libellé clair de l’entente conclue entre les parties et de leur accord à exclure l’encaisse et la dette la sous-tendant, ni de l’avantage que le vendeur en a tiré.
Le raisonnement de l’arbitre : la victoire du langage clair
Essentiellement, les principaux arguments du vendeur comportaient deux volets. D’abord, le vendeur soutenait que la lecture de la clause de RPA et de ses définitions à la lumière de la convention et de ses autres modalités appuyait l’interprétation selon laquelle il fallait exclure la dette de la coentreprise du rajustement post-clôture. Ensuite, il avançait que certains éléments de preuve extrinsèques au contrat appuyaient également cette interprétation.
Le vendeur n’a pas convaincu l’arbitre, un ancien vice-chancelier de la Delaware Court of Chancery. Ce dernier a expliqué que le différend entre les parties « se résume à une simple question d’interprétation contractuelle ». Il a conclu que la définition du terme « Endettement à la date de clôture » englobait clairement la dette de la coentreprise (qui était donc visée par la clause de RPA) et qu’« aucune autre disposition de la convention n’avait d’effet sur cette interprétation […] ». Il a ajouté que, vu le contexte de la transaction, ce résultat n’était « ni absurde ni déraisonnable sur le plan commercial ». En effet, l’arbitre a souligné que « le choix, en fin de compte, n’est pas difficile ».
En ce qui concerne les modalités de la clause de RPA, l’arbitre a conclu que la convention définissait la notion d’endettement de manière « large » et que cette approche s’étendait à la définition d’« Endettement à la date de clôture » et à sa sous-définition de « Sociétés du groupe », dont la coentreprise était la première entité expressément désignée. Si les parties avaient eu l’intention d’exclure la dette de la coentreprise de la clause de RPA, elles auraient très bien pu le faire, a-t-il souligné. De toute évidence, elles n’avaient pas l’intention de le faire, vu le nombre d’exclusions à la définition d’« Endettement » qu’elles ont effectivement prévues. En somme, le « langage clair et sans équivoque » de la clause de RPA exigeait de déduire la dette de la coentreprise.
Quant aux arguments du vendeur selon lesquels d’autres dispositions de la convention venaient modifier le sens de la clause de RPA, l’arbitre a conclu que le vendeur avait échoué à chacune de ces tentatives en raison du « libellé clair » de la clause de RPA et de ses termes définis. À des fins d’interprétation, l’arbitre ne permettrait pas que des « dispositions différentes et essentiellement non liées » soient utilisées comme « porte de sortie » pour « modifier les définitions essentielles et les modalités économiques de l’entente commerciale entre les parties ». L’arbitre a également souligné que les parties avaient convenu d’un traitement sur mesure à l’égard de certaines modalités financières clés. Comme pour les exclusions particulières prévues à la définition d’« Endettement », l’attention portée aux termes tels que « Fonds de roulement » indique que les parties auraient expressément exclu la dette de la coentreprise de la clause de RPA si elles avaient eu l’intention de le faire.
Cette absence d’ambiguïté dans les modalités de la clause de RPA a amené l’arbitre à conclure que l’examen d’éléments de preuve extrinsèques au contrat n’était ni justifié ni admissible. De plus, l’arbitre a souligné que son interprétation du contrat « respectait » la « réalité de la relation d’affaires des parties », c’est-à-dire leur accord à une « transaction excluant l’encaisse et la dette ». L’arbitre a souligné que le vendeur avait « bénéficié » de sa part de la convention. Ainsi, le vendeur devait « supporter le fardeau » de permettre à l’acheteur de jouir de sa part. De même, l’arbitre a soulevé qu’étant donné le retrait complet de l’encaisse par le vendeur, celui-ci avait « tout de même reçu une contrepartie importante et concrète » de la vente.
Enfin, l’arbitre a constaté qu’il n’y avait « aucune preuve » que l’acheteur avait agi de mauvaise foi en ce qui a trait à la clause de RPA et de la préparation du relevé post-clôture. L’arbitre n’a pas non plus cru pertinent d’examiner si l’acheteur avait engagé des négociations franches ou si la convention devait être revue pour erreur, notant, entre autres, que « des témoins des deux parties ont déclaré à maintes reprises que les deux parties n’avaient tout simplement jamais discuté du traitement de la [dette de la coentreprise] dans le cadre de l’acquisition ».
La Court of Chancery confirme la sentence arbitrale
Bien que la Court of Chancery ait été en désaccord avec certains aspects de la sentence arbitrale, elle n’a pas hésité à la confirmer[2]. Les passages suivants parlent d’eux-mêmes :
« [L]’Arbitre a appliqué strictement le libellé littéral de la définition d’Endettement à la date de clôture. L’Arbitre a analysé la Convention dans son ensemble et en a interprété le libellé conformément aux tendances récentes du droit du Delaware, lesquelles dessinent une jurisprudence hautement contractualiste. Compte tenu de ces éléments, on ne peut conclure que l’Arbitre a manifestement fait fi de la loi. Il a appliqué la loi avec diligence.
[…]
Les parties ont plaidé la question devant l’Arbitre, lequel s’est fondé sur une interprétation stricte du libellé contractuel pour trancher en faveur de l’Acheteur. Cette conclusion […] découle entièrement du libellé de la Convention, en mettant particulièrement l’accent sur une définition qu’elle comporte. Cela signifie que la Sentence est fondée sur la Convention. L’Arbitre n’a pas non plus délibérément fait fi de la loi applicable. Au contraire, l’Arbitre a cité et suivi de nombreux précédents du Delaware qui énoncent des principes d’interprétation des contrats qui, lorsqu’appliqués strictement, soutiennent le résultat auquel il est arrivé […] [I]l n’y a pas lieu d’annuler la sentence. »
Principales leçons pour les avocats et autres acteurs du secteur des fusions et acquisitions
Nous revenons aux deux principales leçons que doivent tirer les acteurs du secteur et leurs conseillers juridiques. Premièrement, celle de rédiger de manière ciblée et de ne pas se fonder sur des précédents ou des clauses types. Deuxièmement, celle de procéder à un examen diligent du contrat en fonction des circonstances propres au client — et à la transaction.
Comme l’a souligné l’arbitre avec clarté, le fait que les parties contestent le sens du contrat qu’elles ont signé ne rend pas les modalités en question ambiguës. Avec raison, les tribunaux s’efforcent de tenir les parties dans les « quatre coins » de leur contrat en fixant un seuil élevé pour l’admission d’une preuve extrinsèque : elle est compliquée, peu fiable et, en fin de compte, subjective. Le contenu d’un contrat relève directement des parties. La manière dont la preuve extrinsèque est interprétée, non.
Dans l’ensemble, les commentaires de l’arbitre méritent d’être repris :
« L’Acheteur et le Vendeur ont délibérément convenu que leur transaction serait régie par la loi du Delaware et son régime contractualiste strict. Ce choix a des conséquences. Les parties averties liées par un contrat régi par le droit du Delaware peuvent compter sur le fait que le langage clair de leur entente déterminera l’issue de leurs différends contractuels. Le Delaware est plus contractualiste que la plupart des États, et notre droit respecte celui des parties contractantes de conclure de bons et de mauvais contrats. Nos tribunaux veillent à l’exécution autant des bons que des mauvais. C’est pourquoi les parties doivent s’assurer que leurs contrats disent ce qu’elles veulent et qu’elles veulent ce qu’ils disent. »
[1] Voir RMP SELLER HOLDINGS, LLC, f/k/a NEW SAVE MART CORP. v SM BUYER LLC and SM TOPCO LLC, Final Award (5 septembre 2023). Bien que la sentence arbitrale ait d’abord été confidentielle, elle a depuis été rendue publique.
[2] Voir SM Buyer LLC c. RMP Seller Holdings, LLC, 2024 WL 8652024 (Del. Ch. 28 février 2024).