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Dans quelles circonstances les actionnaires peuvent-ils avoir des obligations fiduciaires aux termes d’une convention d’actionnaires? Lignes directrices provenant du Delaware applicables dans le domaine des capitaux privés et du capital de risque au Canada

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Bulletin marchés des capitaux et fusions et acquisitions

Survol et principaux points à retenir

Une question importante, mais non résolue, dans les domaines des capitaux privés et du capital de risque au Canada concerne la façon dont les obligations fiduciaires peuvent être transférées des administrateurs d’une société bénéficiaire d’un investissement à un actionnaire, et ce, par l’application d’une convention unanime des actionnaires (une « CUA »).[1] Le droit des sociétés au Canada indique clairement qu’un tel transfert peut se produire,[2] mais pratiquement aucune indication n’a été donnée par les tribunaux canadiens quant au moment et à l’étendue de cette éventualité.[3]

Il s’agit d’une question importante. Lorsque les obligations des administrateurs sont transférées aux actionnaires par l’application d’une CUA, les actionnaires assument également la responsabilité connexe. Cette situation peut soulever des questions particulièrement complexes pour les investisseurs en capitaux privés et en capital de risque en ce qui concerne l’obligation de loyauté, étant donné qu’ils détiennent souvent des participations dans plusieurs sociétés de portefeuille actives dans le même secteur d’activité. Par conséquent, ces investisseurs souhaitent savoir clairement à quel moment ils peuvent avoir assumé l’obligation de loyauté par application d’une CUA, afin de pouvoir être vigilants lorsqu’ils prennent des décisions concernant plusieurs sociétés de portefeuille.

La récente décision de la Court of Chancery du Delaware dans l’affaire Moelis[4] (laquelle a fait l’objet de nombreuses analyses) est digne de mention pour ses répercussions potentiellement importantes. Bien qu’elles aient été tranchées en vertu des lois du Delaware, les questions en litige donnent des indications sur la façon dont un tribunal canadien pourrait aborder le transfert des obligations des administrateurs aux actionnaires par application d’une CUA. Les principaux points à retenir pour le domaine des capitaux privés et du capital de risque au Canada sont les suivants :

  • La question qui se pose en droit canadien est de savoir si les conditions d’une CUA restreignent le pouvoir des administrateurs de gérer les activités commerciales de la société.[5] Si une telle restriction survient, les obligations des administrateurs (et la responsabilité connexe) sont transférées aux actionnaires pertinents.[6]
  • La décision rendue dans l’affaire Moelis laisse entendre qu’un simple droit d’approbation des actionnaires peut être suffisant pour effectuer un tel transfert. En outre, elle précise que la rédaction du droit en tant que droit « d’approbation préalable » ou comme un droit de « veto » n’a pas d’importance. Il n’est pas non plus important que le droit soit effectivement exercé : la simple existence du droit peut suffire.
  • Dans le domaine des capitaux privés et du capital de risque au Canada, cette question se posera surtout lorsque l’investisseur détient des participations dans d’autres sociétés de portefeuille et qu’un enjeu commercial faisant l’objet d’un droit d’actionnaire aux termes d’une CUA concerne plus qu’une de ces sociétés. Plus particulièrement, l’investisseur doit veiller à ce que la question soit traitée en tenant compte de l’applicabilité potentielle de l’obligation de loyauté et de la responsabilité potentielle qui pourrait découler d’un manquement à cette obligation (par exemple, en exerçant le droit de contrôle de telle sorte que les intérêts d’une autre société de portefeuille soient prioritaires par rapport aux intérêts de la société de portefeuille régie par la CUA).

Notre analyse plus détaillée et nos commentaires sont présentés ci-après. Pour en savoir plus sur la gouvernance d’entreprise en matière de leadership éclairé, visitez notre Centre du savoir sur les marchés des capitaux et les fusions et acquisitions.

L’affaire Moelis : Les effets du droit d’approbation des actionnaires sur les pouvoirs des administrateurs

Dans l’affaire Moelis, la Cour a examiné le caractère exécutoire de certains droits d’approbation en faveur du fondateur de la société aux termes d’une convention d’actionnaires en vertu de la loi du Delaware intitulée Delaware General Corporation Law (« DGCL »).

Le demandeur conteste la validité des droits d’approbation, soutenant qu’ils entrent en conflit avec l’alinéa 141(a) de la DGCL, lequel prévoit [traduction] « les activités et les affaires de chaque société [du Delaware]... sont gérées par un conseil d’administration ou sous sa direction... » .[7] La Cour devait donc déterminer si les droits d’approbation du fondateur portaient atteinte au pouvoir des administrateurs de « gérer » ou de « diriger » les « affaires commerciales » de la société.

La Cour a statué que tel était le cas. La Cour, citant un précédent « phare », a expliqué que les restrictions en matière de gouvernance contreviennent à l’alinéa 141(a) de la DGCL lorsqu’elles [traduction] « ont pour effet de retirer aux administrateurs, de manière substantielle, leur obligation d’exercer leur jugement au mieux de leurs connaissances sur les questions de gestion » ou « visent à limiter, de manière substantielle, la liberté des administrateurs sur les questions de politique de gestion... » .[8] La Cour a statué que les droits d’approbation du fondateur répondaient à ce critère.

Il est essentiel de souligner que les droits d’approbation, qui consistent en « dix-huit catégories d’actions différentes », [traduction] « englobent pratiquement tout ce que le conseil d’administration peut faire ». En effet, en raison de la portée des droits d’approbation, la Cour a expliqué que les administrateurs étaient effectivement empêchés [traduction] « d’exercer leur propre jugement ». La Cour a déclaré ce qui suit :

[Traduction] « L’ensemble des [droits d’approbation] oblige le conseil d’administration à obtenir le consentement écrit préalable [du fondateur] avant d’entreprendre pratiquement toute action significative. Avec les [droits d’approbation] en place, le conseil d’administration n’est pas vraiment un conseil d’administration. Les administrateurs ne gèrent la société que dans la mesure où [le fondateur] leur en donne l’autorisation.

Le conseil d’administration ne peut pas approuver, autoriser ou même planifier une action couverte sans l’accord écrit préalable [du fondateur]. Le conseil d’administration ne peut pas exercer librement ses pouvoirs; il doit d’abord s’adresser [au fondateur]... Les administrateurs ne peuvent agir librement que lorsqu’ils font ce que [le fondateur] veut. Autrement, ils ne peuvent pas agir. »

De plus, bien que les droits d’approbation aient été rédigés en tant que droits « d’approbation préalable », la Cour a déclaré que le fait de les « réécrire » en tant que « droits de veto » ne changerait rien. Plus précisément, même s’ils étaient « encadrés » comme les droits de veto, les droits d’approbation donneraient quand même au fondateur [traduction] « la capacité de bloquer pratiquement tout ce que le conseil d’administration pourrait faire ». Cela signifie que le conseil d’administration était [traduction] « dans la même position qu’une équipe de direction qui propose des options à un conseil d’administration pour qu’il les examine et les approuve ». Le point essentiel était donc que [traduction] « le pouvoir de révision est le pouvoir de décision », de sorte que les « activités et les affaires » de la société étaient gérées « sous la direction [du fondateur], et non du conseil d’administration ».

Quelles sont les conséquences du jugement Moelis pour le monde des capitaux privés et du capital de risque au Canada?

Il n’est pas rare pour les tribunaux canadiens de prendre en considération le droit du Delaware, en particulier lorsque ce dernier est plus développé dans un domaine particulier que le droit canadien.[9] Compte tenu des similitudes entre l’alinéa 141(a) de la DGCL et les dispositions législatives canadiennes comme celles prévues au paragraphe 146(5) de la LCSA,[10] l’affaire Moelis semble être un candidat solide pour une considération similaire à l’avenir.

Quels sont donc les principaux points à retenir de l’affaire Moelis pour les investisseurs en capitaux privés et en capital de risque au Canada? Voici ce que nous en retenons :

  • Le critère confirmé par la Cour établit une norme relativement élevée quant à l’atteinte aux pouvoirs des administrateurs de la société. Plus précisément, les droits des actionnaires doivent [traduction] « avoir pour effet de retirer aux administrateurs, de manière substantielle, leur obligation d’exercer leur jugement au mieux de leurs connaissances sur les questions de gestion » ou « visent à limiter, de manière substantielle, la liberté des administrations sur les questions de politique de gestion... ».
  • Cela dit, la Cour a reconnu que de simples droits d’approbation pouvaient satisfaire à cette norme. La Cour n’était pas non plus trop préoccupée par des détails techniques comme la question de savoir si les droits d’approbation étaient des droits « d’approbation préalable » ou des droits « de veto ». La principale préoccupation de la Cour était plutôt, compte tenu des droits d’approbation, de savoir si le conseil d’administration demeurait véritablement libre d’« exercer son propre jugement » et d’« agir librement ».
  • De même, la Cour n’a pas exigé que le droit d’approbation des actionnaires soit effectivement exercé. La simple existence du droit suffisait. La Cour a estimé que dans la pratique, qu’il s’agisse de droits « d’approbation préalable » ou de droits « de veto », les administrateurs consulteraient étroitement les actionnaires pertinents avant d’envisager sérieusement toute action soumise au droit d’approbation.
  • Dans le cadre de l’affaire Moelis, la Cour s’est penchée sur l’incidence des droits d’approbation applicables dans leur ensemble pour conclure qu’ils contrevenaient à l’al 141(a) de la DGCL. En revanche, le paragraphe 146(5) de la LCSA, par l’utilisation de l’expression « dans la mesure », prévoit expressément un transfert partiel. Cela implique clairement qu’un transfert des obligations fiduciaires des administrateurs à un ou plusieurs actionnaires en vertu de la LCSA (et d’une loi canadienne sur les sociétés similaire) pourrait se produire sur la base « de droit par droit ».
  • Le transfert des obligations des administrateurs aux actionnaires peut entraîner des situations délicates pour les investisseurs en capitaux privés et en capital de risque, notamment si un investisseur bénéficie d’un droit de contrôle lié à des conflits d’intérêts entre différentes sociétés de portefeuille. Dans ce cas, l’investisseur doit veiller à ce que la question soit traitée en tenant compte de l’applicabilité potentielle de l’obligation de loyauté et de la responsabilité qui pourrait découler d’un manquement à cette obligation (par exemple, en exerçant le droit de contrôle d’une manière qui favorise les intérêts d’une autre société de portefeuille au détriment des intérêts de la société de portefeuille régie par la CUA).
  • En outre, la pratique consistant à inclure une longue liste de « dispositions de protection » devrait être examinée à la lumière du jugement Moelis et des particularités du droit des sociétés au Canada, plus particulièrement dans le cas des investisseurs en capital de risque. Et la question devient encore plus pertinente lorsqu’un investisseur principal dispose de droits de consentement spécifiques qui peuvent s’ajouter aux dispositions de protection en faveur de la « majorité des porteurs d’actions privilégiées ».
  • Enfin, les investisseurs américains au Canada doivent également tenir compte de la nature distincte des obligations fiduciaires au Canada et du fait que le droit canadien prévoit clairement que les obligations sont dues à la société et non aux parties prenantes de la société, qu’il s’agisse d’actionnaires ou d’autres personnes. Par conséquent, si les obligations fiduciaires sont transférées en totalité ou en partie à un actionnaire aux termes des droits de contrôle de l’actionnaire, le respect de ces obligations nécessitera une analyse quelque peu différente de celle prévue par le droit américain.

Nos conclusions

Bien qu’il reste à voir si un tribunal canadien adoptera la logique suivie dans l’affaire Moelis, en totalité ou en partie, cette affaire fait ressortir l’importance de comprendre comment les droits des actionnaires interagissent avec les pouvoirs des administrateurs lors de la négociation et de la rédaction des CUA, et comment le droit d’un ou de plusieurs actionnaires pourrait entraîner le transfert des obligations des administrateurs (et de la responsabilité connexe) aux actionnaires pertinents. Il peut donc être judicieux d’effectuer une rédaction minutieuse et ciblée.


[1] Dans le contexte du financement par capital de risque, il est pratique courante pour les parties aux conventions d’actionnaires types de l’Association canadienne du capital de risque (notamment la convention de vote, la convention relative aux droits des investisseurs et la convention de droit de premier refus et de vente conjointe) d’inclure un libellé précisant que, ensemble, ces conventions forment effectivement une CUA. Il est également assez courant pour les parties de transférer les « dispositions de protection » (soit les « droits de veto » dans le contexte du capital de risque) des statuts vers la convention de vote, liant ainsi contractuellement le transfert des obligations des administrateurs à un ou plusieurs actionnaires détenant des actions privilégiées (habituellement, une « majorité des porteurs d’actions privilégiées ») par l’application d’une CUA.

[2] Loi canadienne sur les sociétés par actions, L.R.C (1985), ch. C-44, (« LCSA ») par. 146(5); Loi sur les sociétés par actions, L.R.O. 1990, chap. B. 16 (« LSAO ») par. 108(5); Business Corporations Act, RSA 2000, c B-9 (« ABCA ») par. 146(7). 

[3] Voir Ontario Business Corporations Act & Commentary (LexisNexis, 2020) page 36. [Traduction] « Les dispositions législatives insuffisantes soulèvent un certain nombre de questions non résolues, notamment en ce qui concerne le degré de responsabilité qui a été transférée à l’actionnaire. »

[4] West Palm Beach Firefighters’ Pension Fund v. Moelis & Company, C.A. No. 2023-0309-JTL (Del. Ch. 23 février 2024) [Moelis]. Le jugement rendu dans l’affaire Moelis, ainsi que certaines autres décisions récentes des tribunaux du Delaware qui n’ont pas été bien accueillies par les acteurs du marché, ont finalement entraîné une série de modifications à la DGC en juin 2024. 

[5] Par exemple, se reporter à la LCSA, par. 146(5) : « Dans la mesure où la convention unanime des actionnaires restreint le pouvoir des administrateurs de gérer les activités commerciales et les affaires internes de la société ou d’en surveiller la gestion, les droits, pouvoirs, obligations et responsabilités d’un administrateur — notamment les moyens de défense dont il peut se prévaloir — qui découlent de cette Loi ou d’une autre règle de droit sont dévolus aux parties à la convention auxquelles est conféré ce pouvoir; et les administrateurs sont déchargés des obligations et responsabilités corrélatives, notamment de la responsabilité visée à l’article 119 dans la même mesure. »

[6] La Business Corporations Act, SBC 2002, c 57 (« BCBA ») de la Colombie-Britannique aborde le transfert des obligations fiduciaires des administrateurs aux actionnaires différemment des autres lois canadiennes sur les sociétés, notamment que (i) le transfert doit se faire par l’effet des statuts de la société plutôt par l’application d’une convention d’actionnaires, selon le paragraphe 137(1) de la BCBCA, et (ii) les statuts doivent traiter expressément du transfert prévu, selon l’alinéa 137(1.1)(b) de la BCBA. C’est pourquoi le présent bulletin se concentre sur la LCSA, la LSAO et l’ABCA, lesquelles ne prévoient pas d’équivalent à l’alinéa 137(1.1)(b) de la BCBA.

[7] [Nous soulignons] Le texte intégral de l’alinéa 141(a) de la DGCL se lit comme suit : [Traduction] « Les activités et les affaires de chaque société constituée en vertu du présent chapitre sont gérées par un conseil d’administration ou sous sa direction, sauf disposition contraire du présent chapitre ou du certificat de constitution de la société. Si une telle disposition est prévue dans le certificat de constitution, les pouvoirs conférés et les obligations imposées au conseil d’administration par le présent chapitre sont exercés ou exécutés dans la mesure et par la ou les personnes prévues dans le certificat de constitution. »

[8] [Nous soulignons et citons] Abercrombie v. Davies, 123 A.2d 893, 899 (Del. Ch. 1956).

[9] Pour trouver un exemple récent, consulter le jugement Fairstone Financial Holdings Inc. v. Duo Bank of Canada, 2020 ONSC 7397 (CanLII), dans lequel le tribunal s’est bien davantage appuyé sur les précédents du Delaware que sur ceux du Canada pour trancher un litige relatif à un « effet défavorable important » découlant d’une opération de fusion et d’acquisition évaluée à plus d’un milliard de dollars canadiens.

[10] Tous deux portent sur le pouvoir des administrateurs d’une société de diriger cette dernière. Ils emploient également des termes clés presque identiques. Le paragraphe 141(1) de la DGCL comprend les termes « gérer » au sens de manage, « diriger » au sens de direct et « affaires commerciales » au sens de business affairs. Le paragraphe 146(5) de la LCSA comprend les termes « gérer », « surveiller » et « activités commerciales et affaires internes ».

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