Le commissaire de la concurrence, Matthew Boswell, a déclaré dans un récent discours qu’« il n’est pas mauvais d’être grand », tout en soulignant les changements législatifs notables apportés aux dispositions de la Loi sur la concurrence relatives aux pratiques monopolistiques. Il a ajouté que « les entreprises qui se développent en innovant et en se livrant à une concurrence par les mérites ne doivent pas être sanctionnées ». Si des niveaux élevés de concentration du marché peuvent indiquer des pratiques monopolistiques potentielles, la politique de concurrence moderne reconnaît qu’une part de marché élevée ne doit pas être considérée comme un problème en soi. Il convient plutôt de prendre en compte la dynamique concurrentielle du marché, le bien-être des consommateurs et le comportement des entreprises sur le marché pour évaluer avec précision les conséquences de la concentration du marché. Cela étant dit, les récentes modifications apportées aux dispositions sur les fusionnements, qui ont abrogé la défense fondée sur les gains en efficience, introduisent des présomptions réfutables de concentration du marché à l’américaine. Ces modifications permettent désormais de faire obstacle aux fusions en se fondant seulement sur les parts de marché, ce qui laisse à penser que les projets de fusion dans les secteurs concentrés pourraient se heurter à une attitude plus agressive et plus active du Bureau de la concurrence.
Concentration du marché, dynamique concurrentielle et bien-être des consommateurs
Conformément à la théorie économique moderne, la concentration du marché est généralement mesurée par le ratio de concentration ou l’indice Herfindahl-Hirschman (IHH). Un ratio de concentration ou un IHH élevé indique un marché dominé par quelques entreprises, tandis que le contraire indique un marché concurrentiel avec de nombreux acteurs. Ces mesures fournissent un instantané de la structure du marché, mais ne permettent pas de prédire comment la concurrence évoluera. Par exemple, un marché très concentré comptant quelques entreprises pourrait encore être très concurrentiel si les entreprises se livrent une concurrence acharnée sur les prix, la qualité, la main-d’œuvre et l’innovation. D’un autre côté, un marché comptant de nombreuses entreprises pourrait présenter un comportement collusoire, conduisant à des résultats anticoncurrentiels. À titre d’exemple supplémentaire, l’incidence des barrières à l’entrée sur la concurrence sur le marché pourrait être prise en compte. Si une industrie concentrée présente de faibles barrières à l’entrée, de nouvelles entreprises peuvent défier celles déjà en place, ce qui renforce la concurrence et profite aux consommateurs. Par conséquent, il est clair que la dynamique du marché importe plus que la taille de l’entreprise.
La politique de concurrence moderne vise principalement à protéger le bien-être des consommateurs, en faisant la promotion de produits innovants, de haute qualité et à bas prix. Lorsque les entreprises se livrent une concurrence agressive pour attirer les clients, un marché à forte concentration peut encore améliorer les résultats pour les consommateurs. Par exemple, les entreprises technologiques se regroupent souvent pour gagner en efficience et stimuler l’innovation, ce qui profite aux consommateurs en leur offrant de meilleurs produits et services.
Cependant, lorsqu’une fusion conduit effectivement à une puissance commerciale excessive, cela entraîne une hausse des prix, une réduction de l’innovation et une diminution du choix offert aux consommateurs. Les autorités de la concurrence doivent, à juste titre, remettre en question ce type de transactions anticoncurrentielles au motif qu’elles nuisent au bien-être des consommateurs et non en raison d’un niveau arbitraire de concentration du marché.
Concentration du marché : les bon et mauvais côtés
Amélioration de l’efficience et de l’innovation – Le bon côté
Il existe au moins quatre types d’industries où la taille constitue un avantage : les industries nécessitant une mise à l’échelle, les industries basées sur l’innovation, les industries reposant sur les réseaux et les industries faisant face à la concurrence mondiale[1]. Les économies d’échelle permettent aux entreprises de produire des biens ou des services à moindre coût. De plus, en fusionnant leurs ressources, les entreprises peuvent accélérer leurs efforts de recherche et développement. Cette démarche peut déboucher sur des produits et services innovants qui profiteront aux consommateurs. L’intensification de la concurrence mondiale incite les entreprises à devenir plus grandes pour mieux affronter la concurrence sur les marchés internationaux. Les grandes sociétés peuvent mettre leurs ressources en commun, étendre leur marché et concurrencer plus efficacement leurs rivales mondiales. Cela peut être avantageux pour la croissance économique et la création d’emplois.
Réduction de la concurrence et du choix offert aux consommateurs – Le mauvais côté
La préoccupation la plus importante liée à une forte concentration du marché est la réduction potentielle de la concurrence, en particulier au niveau national. Lorsqu’une entreprise domine un marché, elle peut exercer une puissance commerciale excessive, ce qui entraîne une hausse des prix, une réduction de l’innovation, des effets néfastes pour la main-d’oeuvre et une diminution du choix offert aux consommateurs. Les consommateurs pourraient se retrouver avec moins de choix et, en fin de compte, se retrouver à faire les frais d’une concurrence réduite.
Modifications récentes des dispositions sur les fusionnements : les parts de marché comptent vraiment
Fait plus notable, les récentes modifications ont abrogé la défense en matière de fusions fondée sur les gains en efficience, introduit des présomptions structurelles et permis l’interdiction de fusions en raison des parts de marché. Plus précisément, avec la suppression de la défense fondée sur les gains en efficience et l’absence d’inclusion expresse de ces gains comme facteur proconcurrentiel à prendre en considération[2], on ne sait plus très bien quel poids, le cas échéant, le Bureau de la concurrence et le Tribunal de la concurrence accorderont aux gains en efficience bénéfiques découlant d’une fusion. En outre, il existe désormais une présomption qu’une fusion entraînera un empêchement ou une diminution sensible de la concurrence (un « EDSC ») lorsque la fusion augmente l’IHH de plus de 100 et lorsque : a) une part du marché combinée après la fusion est supérieure à 30 %; ou b) l’IHH après la fusion est supérieur à 1 800. Si cela est démontré, il incombera aux parties concernées par la fusion de réfuter la présomption d’effets anticoncurrentiels (c.-à-d. de prouver qu’il n’y a pas d’EDSC). Enfin, les modifications apportées à la version antérieure du paragraphe 92(2) des dispositions sur les fusionnements, qui stipulaient qu’une constatation d’EDSC ne peut pas être fondée uniquement sur la preuve d’une concentration ou d’une part de marché. Comme indiqué ci-dessus, il n’est pas évident que la preuve de parts de marché, par exemple en l’absence de prise en compte des barrières à l’entrée ou d’autres dynamiques concurrentielles sur le marché, puisse suffire à elle seule à établir un EDSC.
Les hypothèses structurelles introduites par les modifications représentent un changement marqué par rapport à l’approche antérieure du Canada, fondée sur les effets, en matière d’analyse des fusions. Outre cette préoccupation fondamentale, une autre préoccupation majeure est que les seuils sélectionnés pour ces nouvelles présomptions structurelles reflètent simplement ceux des lignes directrices américaines sur les fusions. Par conséquent, ces seuils ne tiennent pas compte des caractéristiques uniques de l’économie canadienne, qui diffèrent considérablement de celles des États-Unis. Par exemple, le PIB des États-Unis est plus de 12 fois supérieur à celui du Canada[3] et la concentration du marché peut être plus faible aux États-Unis, en particulier dans les secteurs réglementés tels que les banques et les télécommunications. Cela soulève des questions à savoir si les présomptions structurelles au Canada ont été conçues pour cibler simplement les entreprises ayant des parts de marché élevées plutôt que pour répondre au souhait du Canada d’avoir de grandes entreprises d’une taille suffisante pour mieux rivaliser sur l’échiquier mondial.
À l’inverse, en Europe, nous assistons à une renaissance de la politique de concurrence en faveur des entreprises plus grandes, plus efficientes et plus innovantes. Dans un rapport de l’UE[4] sur l’avenir de la compétitivité européenne publié en septembre 2024, Mario Draghi, ancien Premier ministre italien et ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), a souligné l’urgence pour l’Europe de renforcer sa compétitivité, avertissant que si elle ne le faisait pas, cela pourrait conduire à un déclin économique lent et douloureux. Le rapport Draghi appelle à « adapter la politique de concurrence européenne » afin de permettre davantage de fusions d’entreprises. Conformément aux recommandations du rapport Draghi, une récente lettre de mission de la présidente de l’UE, Ursula von der Leyen, adressée à la nouvelle commissaire à la concurrence, Teresa Ribera, précise sa mission de « moderniser la politique de concurrence de l’UE afin qu’elle aide les entreprises européennes à innover, à être compétitives et à jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale et qu’elle contribue aux objectifs plus larges [de l’UE] en matière de compétitivité et de durabilité, d’équité sociale et de sécurité »[5] [traduction du Centre de politique européenne]. L’une des priorités formelles de la lettre de mission concerne la révision des lignes directrices de l’UE sur le contrôle des fusions horizontales et la prise en compte des « besoins plus aigus de l’économie de l’UE en ce qui concerne la résilience, l’efficience et l’innovation, les horizons temporels et de l’intensité des investissements de la concurrence dans certains secteurs stratégiques, ainsi que de l’évolution de l’environnement de défense et de sécurité » [traduction]. L’UE semble être en train d’adopter un critère de bénéfice net selon lequel les considérations supplémentaires favorables à la concurrence dans le cadre d’une fusion sont prises en compte dans l’analyse des effets sur la concurrence. Pendant ce temps, au Canada, vu la suppression de la défense fondée sur les gains en efficience, les dispositions actuelles sur les fusionnements de la Loi sur la concurrence n’accordent expressément aucun poids aux avantages d’une fusion, qu’il s’agisse de gains en efficacité, en innovation ou en investissement. Au contraire, la loi modifiée au Canada augmentera considérablement le fardeau administratif des entreprises souhaitant obtenir l’approbation réglementaire nécessaire aux fusions de grandes entreprises simplement en raison de la taille de leur bilan, indépendamment du mérite concurrentiel réel de la transaction.
Comme le commissaire de la concurrence l’a souligné en gras dans son récent discours, le principe selon lequel il n’est pas mauvais d’être grand devrait également s’appliquer à l’approche du Bureau en matière d’examen des fusions. Une attaque vigoureuse contre les fusions de grandes entreprises, simplement en raison de leur taille, n’est pas dans l’intérêt économique fondamental du Canada, étant donné les nombreux avantages que ces entreprises offrent aux consommateurs. Il est recommandé que la révision par le Bureau de ses lignes directrices pour l’application de la loi sur les fusions reflète clairement que le Bureau ne contestera jamais une fusion seulement en raison de la part de marché, qu’il reconnaîtra les avantages des fusions en matière de concurrence, notamment la possibilité d’accroître l’efficience, l’innovation et l’investissement, et qu’il s’engage à accorder à ces facteurs le poids approprié le cas échéant.
[1]https://macdonaldlaurier.ca/mli-files/pdf/Nov2021_Big_is_beautiful_Atkinson_PAPER_FWeb.pdf 18 sept.
[2]https://chamber.ca/wp-content/uploads/2022/11/Renforcer-la-competitivite-du-Canada-FR.pdf Voir page 7.
[3]https://www.imf.org/en/Publications/WEO/weo-database/2021/October/weo-report?c=512,914,612,171,614,311,213,911,314,193,122,912,313,419,513,316,913,124,339,638,514,218,963,616,223,516,918,748,618,624,522,622,156,626,628,228,924,233,632,636,634,238,662,960,423,935,128,611,321,243,248,469,253,642,643,939,734,644,819,172,132,646,648,915,134,652,174,328,258,656,654,336,263,268,532,944,176,534,536,429,433,178,436,136,343,158,439,916,664,826,542,967,443,917,544,941,446,666,668,672,946,137,546,674,676,548,556,678,181,867,682,684,273,868,921,948,943,686,688,518,728,836,558,138,196,278,692,694,962,142,449,564,565,283,853,288,293,566,964,182,359,453,968,922,714,862,135,716,456,722,942,718,724,576,936,961,813,726,199,733,184,524,361,362,364,732,366,144,146,463,528,923,738,578,537,742,866,369,744,186,925,869,746,926,466,112,111,298,927,846,299,582,487,474,754,698,&s=NGDPD,&sy=2021&ey=2021&ssm=0&scsm=1&scc=0&ssd=1&ssc=0&sic=0&sort=country&ds=.&br=1
[4]https://commission.europa.eu/document/download/ec1409c1-d4b4-4882-8bdd-3519f86bbb92_en?filename=The+future+of+European+competitiveness_+In-depth+analysis+and+recommendations_0.pdf.
[5]https://commission.europa.eu/document/5b1aaee5-681f-470b-9fd5-aee14e106196_en