Le programme législatif du gouvernement a été en grande partie paralysé par les discussions en cours sur la motion de privilège présentée par les conservateurs (une deuxième motion de privilège lancée par les conservateurs[1]attend dans les coulisses sur une autre question).
Pendant ce temps, les libéraux se trouvent toujours de 15 à 20 points derrière les conservateurs dans les sondages nationaux (y compris dans un sondage [en anglais], où ils se sont retrouvés pour la première fois depuis 2015 au troisième rang à l’échelle nationale, à l’extérieur du Québec, derrière le Nouveau Parti démocratique). Rien n’indique que les libéraux vont bientôt reprendre du poil de la bête et, conformément à ce que nous avions expliqué dans notre dernier bulletin, d’autres votes de confiance sont prévus cet automne, ce qui signifie que leur capacité à conserver la confiance de la Chambre des communes n’a jamais été autant menacée.
Dans ce contexte, et comme les libéraux cherchent à redorer leur image auprès de l’électorat, rien d’étonnant à ce qu’on s’imagine de plus en plus que le premier ministre pourrait non seulement tenter d’infuser du sang frais à son gouvernement en remaniant son Cabinet, mais aussi de proroger le Parlement au cours des prochaines semaines ou des prochains mois pour la première fois dans cette législature.
Contexte
Au lieu de dissoudre le Parlement etde déclencher des élections, le premier ministre peut proroger le Parlement afin de mettre à jour le programme du gouvernement au moyen d’un nouveau discours du Trône.
De nombreux Canadiens se souviendront des discussions animées sur la prorogation à la fin de 2008. En dépit d’une coalition formée au pied levé entre les trois partis de l’opposition et d’une grave récession économique, le premier ministre Harper a évité de justesse la tenue d’un vote de confiance à l’égard de son gouvernement : il a demandé à la gouverneure générale de proroger le Parlement. Si la prorogation n’est pas exceptionnelle en soi, c’était la première fois depuis les années 1800 qu’un premier ministre canadien en exercice y avait recours pour éviter la chute de son gouvernement. Alors que les interrogations allaient bon train quant à sa décision, la gouverneure générale a finalement accepté la demande du premier ministre Harper et a mis fin à la session parlementaire entamée 13 jours plus tôt, moins de deux mois après les dernières élections générales.
Le Parlement a été prorogé pour la dernière fois par le premier ministre Trudeau en août 2020, lors de la dernière législature, ce qui a mis fin aux nombreuses études des comités parlementaires concernant la controverse sur la subvention aux étudiants bénévoles de l’organisme UNIS, et a permis au gouvernement de revoir ses priorités à la suite de la première vague de la pandémie de COVID-19. Dans les 20 jours de séance qui ont suivi cette prorogation, le gouvernement a déposé à la Chambre des communes un document expliquant les raisons de cette prorogation, conformément à une modification apportée au Règlement en 2017.
Qu’est-ce que la prorogation?
La prorogation du Parlement est une prérogative royale de la Couronne, exercée par le gouverneur général sur la recommandation du premier ministre (ou par le lieutenant-gouverneur sur la recommandation du premier ministre provincial). Cependant, la procédure et la pratique entourant le pouvoir de proroger le Parlement ne sont pas explicitement énoncées dans la Constitution ni dans les lois fédérales. La prorogation prend effet au moyen d’une cérémonie spéciale dans la salle du Sénat ou d’une proclamation publiée dans la Gazette du Canada. Le Sénat et la Chambre des communes sont prorogés (interrompus) jusqu’à l’ouverture de la prochaine session.
Conséquences de la prorogation
Incidence sur les projets de loi émanant du gouvernement
La prorogation d’une session met habituellement fin à toutes les délibérations du Parlement. Les projets de loi émanant du gouvernement qui n’ont pas reçu la sanction royale avant la prorogation « meurent » au Feuilleton et doivent être présentés de nouveau comme nouveaux projets de loi à la prochaine session. Exceptionnellement, les projets de loi peuvent être rétablis à l’étape où ils en étaient à la fin de la session précédente, avec le consentement de la Chambre.
Contrairement à ce qui caractérise la dissolution du Parlement avant une élection, pendant une période de prorogation, le président, le premier ministre, les ministres et les secrétaires parlementaires demeurent en fonction et tous les députés conservent l’ensemble de leurs droits et privilèges. Toutefois, les députés sont relevés de leurs fonctions parlementaires jusqu’à la prochaine convocation du Parlement.
Étant donné que les comités sont des prolongements de la Chambre et que leurs pouvoirs se limitent entièrement aux pouvoirs qui leur sont délégués par la Chambre, leurs activités cessent également, et aucun comité ne siège après la prorogation. Les comités de la Chambre perdent automatiquement leur mandat ainsi que leurs pouvoirs, et leurs députés cessent d’en être membres au moment de la prorogation (à l’exception des membres du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, ainsi que des comités permanents et des comités mixtes permanents, puisque leur existence est automatiquement prévue dans le Règlement). Par conséquent, les comités de la Chambre devront être reconstitués, un nouveau président devra être nommé, et ainsi de suite (même si la composition du comité demeure la même, c’est-à-dire que les mêmes députés et le même président sont nommés de nouveau).
Un certain nombre de travaux législatifs importants pourraient donc être touchés par la prorogation.
Énoncé économique de l’automne
D’abord, une prorogation hâtive pourrait empêcher la publication de l’Énoncé économique de l’automne (l’« Énoncé ») de la ministre des Finances ou la retarder, ainsi que toute mesure législative subséquente visant à le mettre en œuvre, le cas échéant. Ensuite, même si les attentes sur la portée de l’Énoncé varient d’un pronostic à l’autre, compte tenu de l’incertitude qui pèse sur la durée restante de la présente législature, l’Énoncé pourrait être la dernière mesure budgétaire et législative omnibus susceptible d’être présentée par les libéraux en vue d’obtenir la sanction royale au cours de la présente législature.
Taux d’inclusion des gains en capital
Selon certaines hypothèses, la prorogation pourrait faire en sorte que la hausse controversée du taux d’inclusion des gains en capital proposée par les libéraux, en vigueur depuis le 25 juin 2024, n’ait pas force de loi. Si cette initiative ne recevait pas la sanction royale avant que le Parlement ne soit prorogé, elle pourrait ne pas aboutir en raison de la chute du gouvernement à la suite du vote de confiance requis sur le discours du Trône. Ainsi, les contribuables qui ont vendu des biens plus tôt cette année pour éviter la hausse du taux d’inclusion des gains en capital pourraient regretter leur décision, tandis que d’autres pourraient avoir entrepris inutilement des démarches de planification fiscale.
Loi électorale du Canada
Les modifications proposées à la Loi électorale du Canada via le projet de loi C-65 qui sont actuellement à l’étude en comité et qui étaient au cœur de l’entente de soutien et de confiance entre les libéraux et le Nouveau Parti démocratique, entente maintenant « déchirée », n’iront pas de l’avant.
Projet de loi C-282
Le sort de l’initiative d’un des députés du Bloc québécois, le projet de loi C-282, qui vise à exclure la gestion de l’offre agricole (produits laitiers, volaille et œufs) de toute négociation à venir, et qui stagne présentement au Sénat, est également en jeu. C’était l’une des principales revendications du Bloc québécois à l’endroit des libéraux, à réaliser au plus tard le 29 octobre, en échange de leur appui temporaire lors des votes de confiance. En cas de prorogation, le projet de loi serait encore retardé, car il devrait être rétabli en première lecture dans cette chambre.
Autres projets de loi importants émanant du gouvernement
De nombreux autres importants projets de loi émanant du gouvernement auraient probablement à retourner à la case départ du processus législatif, y compris des réformes majeures relatives à la cybersécurité dans la Loi sur les télécommunications (projet de loi C-26), une refonte du processus d’examen des condamnations injustifiées au Canada (projet de loi C-40), un nouveau cadre relatif à l’eau propre des Premières Nations (projet de loi C-61) et la modernisation du système de justice militaire (projet de loi C-66).
Qu’est-ce que la prorogation ne touche pas?
Toutefois, la prorogation n’a aucune incidence sur les ordres et les adresses de la Chambre en ce qui concerne le dépôt de rapports gouvernementaux devant être déposés en vertu d’une loi. Les demandes de réponse aux rapports de comités ou aux pétitions sont toujours valides après une prorogation. Elles continuent d’être en vigueur d’une session à l’autre, mais prennent fin avec la dissolution.
La prorogation n’a pas non plus d’incidence sur les affaires émanant des députés de la Chambre des communes. Les modifications apportées au Règlement en 2005 font en sorte que la prorogation n’a maintenant guère d’incidence sur les affaires émanant des députés. Les projets de loi et les motions émanant des députés, y compris les motions portant production de documents qui ont été renvoyés pour débat ultérieur, n’ont pas à être présentés de nouveau au cours d’une nouvelle session puisqu’ils sont automatiquement réputés avoir franchi toutes les étapes de la session précédente et conservent la même place au Feuilleton. Cependant, toutes les affaires du Sénat prennent fin au moment de la prorogation et il faut donc les reprendre à zéro.
Rétablissement des projets de loi émanant du gouvernement après la prorogation
Quelles sont les chances qu’une prorogation ait lieu?
Les libéraux ont démenti les rumeurs de prorogation, mais avec l’adoption récente de la loi sur l’assurance médicaments, la paralysie de la Chambre des communes qui ne semble pas près de prendre fin et un nombre croissant de ministres qui annoncent qu’ils ne se représenteront pas aux prochaines élections, il y a amplement de raisons politiques pour tenter de détourner l’attention avec la prorogation.
Néanmoins, bien que tout puisse arriver, il est peu probable que le gouvernement décide de proroger le Parlement avant que la vice-première ministre Freeland ait eu l’occasion de présenter son Énoncé économique de l’automne. Une prorogation après les vacances parlementaires d’hiver pourrait en revanche toujours être envisagée – combinée à un inévitable remaniement ministériel, la prorogation offrirait au gouvernement une dernière occasion de présenter une nouvelle approche aux Canadiens au moyen d’un discours du Trône.