Le matin du 6 janvier 2025, le premier ministre Trudeau a rencontré la Gouverneure générale du Canada pour demander la prorogation du Parlement jusqu’au 24 mars 2025, juste avant d’annoncer aux Canadiens sa démission imminente à titre de chef du Parti libéral du Canada et de premier ministre. Bien que les manœuvres internes du Parti libéral et le résultat de la course à la chefferie continueront de faire les manchettes, il y a lieu d’étudier les incidences relatives à la prorogation du Parlement et aux affaires gouvernementales avant les prochaines élections fédérales.
Introduction
Quoique le programme législatif du gouvernement ait été en grande partie paralysé cet automne par des débats continus sur la motion de privilège présentée par les conservateurs, le gouvernement a tout de même été en mesure de faire adopter des crédits et d’obtenir le congé de TPS pour les Fêtes au Parlement au moyen d’une décision du président de la Chambre des communes et du soutien du Nouveau Parti démocratique.
Toutefois, le Parlement étant désormais prorogé jusqu’au 24 mars 2025, l’ensemble des travaux parlementaires ont été mis sur pause. En théorie, le programme législatif sera mis à jour lors de la reprise des travaux parlementaires, mais les vents politiques des partis d’opposition qui cherchent actuellement à renverser le gouvernement, nonobstant son chef, rendent très peu probable tout progrès législatif au Parlement actuel. De plus, bien que les affaires gouvernementales suivront leur cours pendant la période de prorogation, d’un point de vue pratique, le premier ministre et son bureau auront moins de pouvoir en matière de centralisation intergouvernementale et la bureaucratie pourrait dériver de plus en plus vers un mode de transition de facto.
Le présent bulletin sur la prorogation, une suite du bulletin, « Prorogation du Parlement » publié antérieurement, met l’accent sur les incidences de la décision du premier ministre de proroger à la fois le Parlement et les affaires gouvernementales dans le contexte actuel du climat politique canadien, où le premier ministre a moins d’autorité pendant la course à la chefferie libérale visant à le remplacer, et l’urgence de se préparer à l’arrivée du gouvernement Trump 2.0.
Prorogation du 6 janvier 2025
Un Parlement sur pause pendant que les affaires gouvernementales se poursuivent
En prorogeant le Parlement la semaine dernière, le premier ministre Trudeau a déclaré que « malgré tous les efforts déployés pour passer à travers, le Parlement est paralysé depuis des mois, après ce qui a été la plus longue session d’un Parlement minoritaire dans l’histoire de notre pays ». Pour justifier sa décision de proroger le Parlement au lieu de le dissoudre et de déclencher des élections, le premier ministre Trudeau a dit : [traduction] « toute personne ayant suivi la politique dernièrement sait que le Parlement est paralysé par de l’obstructionnisme et un manque de productivité flagrant. Il est temps de remettre les pendules à l’heure. Il est temps que la température redescende ».
La distinction entre la prorogation et la dissolution du Parlement est cruciale, du moins en théorie, en raison de l’arrivée prochaine du gouvernement Trump 2.0 dont le mandat commencera (officiellement) le 20 janvier 2025. M. Trudeau a indiqué qu’il a décidé de rester en poste pendant cette période pour répondre aux menaces économiques du président élu Donald Trump. Contrairement à ce qui caractérise la dissolution du Parlement avant une élection, pendant une période de prorogation, le président, le premier ministre, les ministres et les secrétaires parlementaires demeurent en fonction et tous les députés conservent l’ensemble de leurs droits et privilèges. Les affaires gouvernementales se poursuivent officiellement pendant la période de prorogation, le gouvernement conservant son pouvoir de prendre et d’adopter de nouveaux règlements et de prendre d’autres mesures non législatives et exécutives (y compris l’imposition de tarifs de rétorsion) et la bureaucratie suit son cours. Toutefois, les dynamiques politiques et bureaucratiques à Ottawa ont changé de manière fondamentale, mettant un frein aux prises de décisions et à l’action du gouvernement. Parallèlement, les relations entre le gouvernement fédéral et les premiers ministres provinciaux et territoriaux, qui se préparent également à négocier avec le nouveau gouvernement Trump, subissent des contrecoups, pouvant ainsi compromettre l’approche « Équipe Canada ».
Quelles sont les prochaines étapes?
Risque de contestations judiciaires
Nous ne connaissons pas la teneur des discussions entre la gouverneure générale et le premier ministre, mais force est de constater que la gouverneure générale a rapidement donné son accord à la demande de prorogation. Nous pouvons néanmoins nous attendre à des contestations judiciaires de cette décision, qui pourraient explorer les incidences d’une décision récente de la Cour suprême du Royaume-Uni (en anglais seulement) sur l’ordre constitutionnel canadien, qui a conclu que la prorogation du premier ministre alors en poste Boris Johnson, sans motif, dans le cadre d’un potentiel Brexit sans accord, n’était pas légale.
Mort au Feuilleton de projets de loi et fin de mesures législatives
La prorogation d’une session met habituellement fin à toutes les délibérations du Parlement. Les projets de loi émanant du gouvernement qui n’ont pas reçu la sanction royale avant la prorogation « meurent » au Feuilleton et doivent être présentés une autre fois comme nouveaux projets de loi à la prochaine session. Étant donné que les comités sont des prolongements de la Chambre et que leurs pouvoirs se limitent entièrement aux pouvoirs qui leur sont délégués par la Chambre, leurs activités cessent également, et aucun comité ne siège après la prorogation.
Plusieurs travaux législatifs importants sont touchés par la prorogation et le seront également par les élections probables à venir au printemps.
Taux d’inclusion des gains en capital
Plus particulièrement, il est très probable que la hausse controversée du taux d’inclusion des gains en capital proposée par les libéraux, en vigueur depuis le 25 juin 2024, n’ait plus de chance d’être adoptée, compte tenu du calendrier parlementaire de plus en plus serré et du manque de soutien de l’opposition au programme du gouvernement. Par l’entremise du budget 2024, le gouvernement avait l’intention de faire passer de la moitié aux deux tiers le taux d’inclusion des gains en capital des particuliers supérieurs à 250 000 $ et l’ensemble des gains en capital des fiducies et des sociétés. Les conservateurs ont fait part de leur opposition à cette mesure.
Bien qu’il soit peu probable que cette mesure soit adoptée par le Parlement, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) semble fonctionner comme si elle avait été promulguée, conformément à une convention de longue date, jusqu’à ce qu’on l’informe du contraire.
La période des impôts étant à nos portes, l’ARC a déclaré qu’elle disposera de formulaires d’impôt reflétant le nouveau taux d’inclusion d’ici la fin du mois de janvier (en anglais seulement).
En outre [traduction] « si le Parlement est dissous en raison d’élections avant que le taux d’inclusion plus élevé soit adopté, l’ARC continuera d’appliquer la législation proposée. L’exception serait si le gouvernement était dissous à la suite d’un vote sur une motion de censure directement liée à la mesure proposée. Dans ce cas, l’ARC cesserait d’appliquer la mesure proposée ».
Ce n’est que dans l’éventualité où le gouvernement indiquerait son intention de ne pas poursuivre la mesure proposée que l’ARC cesserait de l’appliquer. Si les conservateurs forment le prochain gouvernement, tous les regards seront tournés vers eux pour voir s’ils décident de ne pas aller de l’avant avec cette mesure. Le porte-parole des conservateurs en matière de finances, Jasraj Hallan Singh, a déclaré au Globe and Mail (en anglais seulement) que [traduction] « le chef conservateur Pierre Poilievre ne poursuivrait pas les modifications au taux d’inclusion des gains en capital s’il devenait le prochain premier ministre du pays ».
Les incidences de cet éventuel changement de politique sont non négligeables. Ceux qui ont vendu des biens avant la date-butoir du 25 juin pour éviter la hausse du taux d’inclusion des gains en capital pourraient regretter leur décision, tandis que d’autres pourraient avoir entrepris inutilement d’importantes démarches de planification fiscale. Si la mesure est finalement annulée, l’ARC devra établir de nouvelles cotisations concernant les déclarations des contribuables qui ont utilisé le taux d’inclusion plus élevé, ce qui pourrait donner lieu à un remboursement d’impôt. Les contribuables pourraient devoir déposer des déclarations de revenus modifiées ou s’opposer à la cotisation initiale concernant leurs déclarations fondées sur le taux d’inclusion plus élevé. Le fait de déposer une déclaration de revenus en tenant pour acquis que les propositions relatives au taux d’inclusion n’entreront pas en vigueur comporte également des risques, car il n’y a aucune certitude que la mesure n’entrera finalement pas en vigueur. De notre côté, nous continuerons de surveiller la situation de près.
Énoncé économique de l’automne
Alors que la démission par anticipation de Chrystia Freeland a détourné l’attention de l’Énoncé économique de l’automne du gouvernement, le document contient une série de propositions de mesures législatives qui ont désormais moins de chances d’être adoptées. Cela comprend notamment :
- la mise en œuvre du Cadre canadien des services bancaires pour les gens;
- des modifications des dispositions du Code criminel relatives aux taux d’intérêt criminels afin de « sévir contre les prêts à conditions abusives »;
- des modifications à la Loi canadienne sur les sociétés par actions afin d’établir un pouvoir de réglementation à l’égard des informations financières liées au climat que doivent communiquer les grandes sociétés privées constituées sous le régime fédéral;
- des modifications à la Loi sur les licences d’exportation et d’importation pour permettre au gouvernement de restreindre l’importation ou l’exportation d’articles en réponse à des mesures prises par un autre pays qui nuisent au Canada, ou pour créer des chaînes d’approvisionnement plus sûres et plus fiables;
- le dépôt d’un projet de loi visant à renforcer l’interdiction d’importer des biens issus du travail forcé;
- des modifications à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes pour renforcer le régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes en exigeant l’inscription universelle des entités déclarantes, en permettant la communication de renseignements au Bureau du commissaire aux élections fédérales, et en renforçant les sanctions et en soutenant le respect des exigences;
- le dépôt de la Loi sur l’approvisionnement à l’appui de l’innovation et des petites entreprises afin d’établir une cible d’approvisionnement auprès des petites et moyennes entreprises canadiennes ainsi qu’une cible d’approvisionnement auprès d’entreprises canadiennes novatrices;
- des modifications à la Loi sur l’évaluation environnementale et socioéconomique au Yukon afin d’exempter certains projets d’une réévaluation, avec le consentement des Premières Nations du Yukon concernées, afin de favoriser des processus réglementaires plus efficaces et efficients d’ici à ce que la Loi fasse l’objet d’un examen exhaustif;
- des modifications à la Loi sur les douanes pour forcer les sociétés de transport et les exploitants d’entrepôts d’attente à permettre l’accès des agents et agentes de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) pour qu’ils examinent les biens destinés à l’exportation, ainsi que pour obliger les propriétaires et les exploitants à fournir à ces personnes des installations adéquates afin qu’elles puissent s’acquitter du mandat de l’ASFC;
- des modifications à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés afin de maintenir l’intégrité et l’équité du système d’octroi de l’asile, notamment en rationalisant la réception, le traitement et le règlement des demandes d’asile.
Loi électorale du Canada
Les modifications proposées à la Loi électorale du Canada par le projet de loi C-65, qui étaient au cœur de l’entente de soutien et de confiance entre les libéraux et le Nouveau Parti démocratique, entente maintenant « déchirée », n’iront probablement pas de l’avant.
Projet de loi C-282
Le sort de l’initiative d’un des députés du Bloc québécois, le projet de loi C-282, qui vise à exclure la gestion de l’offre agricole (produits laitiers, volaille et œufs) de toute négociation commerciale à venir passera également à l’abattoir, si l’on se fie à ce qui attend le Parlement. C’était l’une des principales revendications du Bloc québécois à l’endroit des libéraux, à réaliser au plus tard le 29 octobre 2024, en échange de leur appui temporaire lors des votes de confiance.
Autres projets de loi importants émanant du gouvernement
De nombreux autres importants projets de loi émanant du gouvernement seront probablement compromis, y compris des réformes majeures relatives à la cybersécurité dans la Loi sur les télécommunications (projet de loi C-26), les réformes attendues depuis longtemps des lois fédérales sur la protection de la vie privée, qui avaient été combinées à sa tentative de réglementer l’utilisation de intelligence artificielle au Canada (projet de loi C-27), le régime de sécurité en ligne proposé par le gouvernement (projet de loi C-63), un nouveau cadre relatif à l’eau propre des Premières Nations (projet de loi C-61) et la modernisation du système de justice militaire (projet de loi C-66).
Plan visant à renforcer la sécurité des frontières
Le 17 décembre 2024, le gouvernement a publié le Plan frontalier du Canada soutenu par une proposition de financement fédéral de 1,3 milliard de dollars pour répondre à la menace du président élu Donald Trump d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur tous les produits canadiens si le Canada ne s’attaque pas aux problèmes de sécurité aux frontières. Certaines mesures comprises dans le Plan frontalier requièrent l’approbation du Parlement, dont l’autorisation donnée aux agents des douanes d’examiner les exportations et d’autres changements proposés pour mieux permettre au Canada de prendre des mesures de rétorsion à l’encontre des États-Unis ou d’autres pays en cas de différends commerciaux.
Que se passera-t-il le 24 mars 2025 lors de la reprise des travaux parlementaires?
Le premier ministre Trudeau a déclaré que les votes de confiance qui auront lieu après le 24 mars « qui permettront au Parlement de se prononcer sur la confiance d’une manière tout à fait conforme à tous les principes de la démocratie ».
Le maintien ou la chute du gouvernement seront à l’ordre du jour dès la reprise des travaux parlementaires, car l’appareil gouvernemental est à court de « crédits » (d’argent) pour mener à bien les affaires gouvernementales. Le gouvernement doit approuver au plus tard à la fin mars un projet de loi de « crédits provisoires » autorisant les ministères à dépenser de l’argent.
Étant donné qu’un projet de loi de crédits est par nature une mesure de confiance, les partis d’opposition seraient en mesure de faire tomber le gouvernement. Comme tous les partis se sont prononcés en faveur d’une dissolution du Parlement dès que possible en vue de la tenue d’élections, tout porte à croire que les Canadiens retourneront aux urnes au printemps. Le prochain premier ministre pourrait également décider de ne pas placer son gouvernement dans une position où la confiance de la Chambre doit être testée et plutôt décider de dissoudre le Parlement en faveur d’une élection anticipée convoquée selon ses propres conditions avant le 24 mars. Peu importe ce que l’avenir nous réserve, nous devons tous nous préparer à toute éventualité en 2025.