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Un précédent préoccupant : le vote au scrutin secret comme remède aux entraves syndicales

Fasken
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Bulletin en droit du travail

Au Québec, la détermination du caractère représentatif d’une association syndicale requérante est évaluée selon deux méthodes : le décompte des cartes d’adhésions (ou formulaires d’adhésion) ou le vote au scrutin secret des membres de l'unité de négociation visée.

Règle générale, lorsqu’un syndicat dépose une requête en accréditation, le Tribunal administratif du travail du Québec
(le « Tribunal ») accrédite l’association majoritaire sur la base du calcul des formulaires d’adhésion; le vote au scrutin secret demeure une mesure d’exception. Cependant, lorsque le décompte des cartes d'adhésion ne suffit pas pour constater la représentativité d'une association de salariés par une majorité absolue, le Code du travail du Québec (le « Code ») prévoit la tenue d’un scrutin secret par les membres de l’association requérante au jour du dépôt de la requête dans deux situations :

  1. En champ libre, lorsqu’une association regroupe entre 35 et 50 % des salariés ;
  2. En champ occupé, inactif ou actif, lorsque deux associations en concurrence regroupent chacune entre 35 et 50 % des salariés.

Or, dans une décision récente, le Tribunal s’écarte de ces critères habituels de représentativité en ordonnant un vote au scrutin secret pour une demande d’accréditation syndicale, et ce, même si moins de 35% des salariés de l’unité de négociation sont membre de l’association au jour du dépôt de la requête en accréditation.

Les faits

Dans cette affaire, le Syndicat dépose une requête en accréditation pour représenter les salariés de l’usine de l’Employeur, une entreprise de fabrication de palettes et de caisses en bois, employant environ 70 personnes. La requête, déposée en champ libre - c’est-à-dire que le groupe de salariés visés n’était pas déjà représenté par une association accréditée - concerne 59 des 70 employés.

Au cours de la campagne de syndicalisation, le syndicat soutient que l’Employeur a entravé ses activités, en violation de l’article 12 du Code. Selon le Syndicat, l’Employeur aurait exercé des pressions sur ses salariés en organisant des rencontres obligatoires et en tenant des discours antisyndicaux perçus comme hostiles à la syndicalisation. De plus, le directeur général aurait encouragé des démissions de l’association syndicale en distribuant des formulaires de révocation d’adhésion sur le lieu de travail. Au vu de ces allégations, le Tribunal conclut que l’Employeur a contrevenu à l’article 12 du Code.

L’enquête révèle aussi que le Syndicat n’avait réussi à obtenir l’adhésion de 35% des salariés visés par la requête au moment du dépôt de la requête. Non seulement un tel taux est insuffisant pour automatiquement accréditer une association, mais normalement, il est également insuffisant pour justifier la tenue d’un vote au scrutin secret.

Une décision exceptionnelle : le recours au vote secret

Malgré la faible représentativité du Syndicat, le juge Dominic Fiset choisit d’imposer un vote au scrutin secret, une décision surprenante dans le contexte d’une demande d’accréditation en champ libre.

Selon le Tribunal, les manœuvres de l’Employeur ont entravé la campagne de syndicalisation et compromis la capacité du Syndicat d’atteindre le seuil de 35% nécessaire pour déclencher un vote au scrutin secret ou de 50%+1 pour une accréditation directe. Le Tribunal estime que la gravité de l’ingérence de l’Employeur justifie cette exception « afin de vérifier la volonté réelle des salariés » , même dans le contexte d’une accréditation en champ libre.

Le juge Fiset rappelle lui-même que la tenue d’un vote secret dans de telles circonstances est extrêmement rare, invoquant au soutien de sa décision deux précédents :

  • Révocation d’une accréditation en 2003 : Dans l’affaire, Bernard c. Métallurgistes unis d’Amérique, section locale 9414, le Tribunal avait ordonné un vote au scrutin secret après avoir constaté que l’employeur avait interféré dans la campagne de syndicalisation, notamment en favorisant des démissions du syndicat. Il avait estimé qu’un vote secret était le « remède approprié » pour corriger l’influence indue de l’employeur et permettre aux salariés de s’exprimer librement. Le contexte était celui d’une révocation d’accréditation, où l’enjeu concernait la perte d’une représentation syndicale déjà établie.
  • Campagne de maraudage en 2008 : Dans l’affaire Teamsters c. Joncas Postexperts inc. , le TAT avait ordonné un vote secret après avoir constaté que l’employeur avait, intentionnellement ou non, soutenu le syndicat en place lors d’une période de maraudage, faussant ainsi le processus de syndicalisation. Le recours à un vote secret visait à assurer que les employés puissent s’exprimer à l’abri de toute pression ou influence. Ici encore, le contexte diffère des faits qui nous occupe; il était question d’une compétition entre deux syndicats pour une représentation déjà existante.

Force est de constater que ces deux décisions sont bien différentes de la situation d’accréditation en champ libre présente dans l’affaire en question. L’ordonnance de tenir un vote secret dans une demande d’accréditation en champ libre, avec une représentativité en deçà de 35%, est sans précédent.

À l’appui de sa décision, le juge Fiset indique que les dispositions du Code ne doivent pas être interprétées comme empêchant le Tribunal d’ordonner la tenue d’un vote au scrutin secret lorsque l’association requérante compte moins de 35% des salariés de l’unité visée. Il souligne également l’article 32 du Code qui prévoit que le Tribunal peut « décider du caractère représentatif de l’association requérante par tout moyen d’enquête qu’il juge opportun ».

Conclusions

Cette décision inédite pourrait marquer un tournant dans la façon dont le Tribunal aborde les demandes d’accréditation. En imposant un vote au scrutin secret en dessous du seuil traditionnel de représentativité de 35%, le Tribunal envoie un signal fort : les manœuvres antisyndicales peuvent justifier des mesures correctrices d’exception pour rééquilibrer le rapport de force entre employeurs et syndicats.

Pour les employeurs, une telle décision suscite des préoccupations quant à la prévisibilité du processus de syndicalisation. En décidant de contourner les seuils établis pour la représentativité syndicale, le Tribunal semble s’éloigner des balises claires qui guident normalement ses décisions. Cela pourrait inviter à des recours plus fréquents au scrutin secret dans les cas où le processus de syndicalisation est perçu comme compromis.


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Auteures

  • Karine Fournier, CRIA, Associée | Co-Chef du groupe de Montréal - Travail, Emploi et Droits de la personne, Montréal, QC, +1 514 397 5252, kfournier@fasken.com
  • Isabelle Bertrand, CRIA, Avocate, Montréal, QC, +1 514 657 2750, ibertrand@fasken.com

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