Survol et points saillants
L’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration américaine a bousculé le paysage commercial en Amérique du Nord, forçant les conseils d’administration canadiens (les « conseils ») à réagir rapidement et stratégiquement. Autre conséquence de ces circonstances sans précédent : le marché et les parties prenantes suivent de près les faits et gestes ainsi que la prise de décisions des conseils.
Pour vous aider, nous vous proposons un aperçu concis (sans être exhaustif) des questions juridiques importantes que les conseils canadiens doivent prendre en considération. Les voici :
- Questions relatives à la forme (c.-à-d. aux procédures). Les procédures et les pratiques de gouvernance employées en temps normal seront probablement insuffisantes. L’approche du conseil doit être adaptée de façon appropriée et prudente à la situation et au profil de risque de la société.
- Questions relatives au fond. Le rôle stratégique joué par le conseil prend beaucoup d’importance dans un contexte de forte incertitude économique. Les principales préoccupations d’ordre juridique peuvent comprendre : 1) les questions contractuelles et les différends importants; 2) le respect des obligations d’information continue prévues par les lois sur les valeurs mobilières; 3) la nécessité d’accroître ou de mieux cibler les efforts de mobilisation auprès des parties prenantes; et 4) la réalisation d’acquisitions ou de cessions stratégiques.
- Obligations des administrateurs et appréciation commerciale. Il sera particulièrement important de soupeser les intérêts des parties prenantes potentielles dans le cadre de tout plan de réponse qui pourrait être controversé ou ne pas plaire à un ou plusieurs groupes de parties prenantes s’il prévoit, par exemple : 1) des mises à pied importantes; ou 2) un déplacement important de la production à l’extérieur du Canada. Le conseil doit tenir compte des préoccupations des parties prenantes potentielles, et le processus qu’il emploie à cet égard sera déterminant.
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Considérations et pratiques exemplaires relatives aux procédures pour les conseils
Rigueur et réceptivité sont les mots d’ordre pour les conseils, compte tenu de l’ampleur de l’évolution du paysage du commerce et des investissements qui est observée en Amérique du Nord. Voici des pratiques exemplaires que les conseils devraient appliquer en ce qui concerne leurs procédures :
- Former un ou plusieurs comités spécialisés (p. ex., un comité de gestion de crise) chargés d’un aspect particulier du plan de réponse de la société.
- Tenir fréquemment des réunions du conseil, que ce soit en personne ou en ligne.
- Exiger des rapports fréquents et détaillés de la part de la direction et des discussions avec celle-ci afin de s’assurer que toute l’information importante est communiquée rapidement au conseil.
- S’assurer de faire appel à des experts externes spécialisés, au besoin, que ce soit par le conseil ou la direction.
- Soumettre à des simulations de crise les stratégies de rechange potentielles et s’assurer du caractère raisonnable des hypothèses sur lesquelles s’appuie la direction.
- Intégrer de nouveaux paramètres dans le tableau de bord de gestion des risques examiné par le conseil.
- Cerner et cartographier les intérêts des parties prenantes.
- Exiger un contrôle plus étroit par le conseil sur la prise de décisions de la direction en général.
Le conseil doit veiller à ce que toutes les décisions importantes relatives au plan de réponse de la société soient bien documentées, y compris dans les procès-verbaux des réunions. Les facteurs soupesés par le conseil pour prendre sa décision doivent notamment être indiqués dans ces procès-verbaux. Le conseil doit s’assurer d’appliquer efficacement toutes les leçons relatives aux procédures, aux questions pratico-pratiques et à l’aspect organisationnel que la société a tirées de la pandémie en ce qui concerne la gestion de crise et la réponse aux incidents. En somme, l’approche du conseil doit être adaptée de façon appropriée et prudente à la situation et au profil de risque de la société.
Rôle stratégique accru du conseil
Le rôle stratégique joué par le conseil prend beaucoup d’importance dans un contexte de forte incertitude économique. Les principaux éléments de fond à ne pas négliger, sans ordre particulier et selon les circonstances, comprennent ce qui suit :
- Gouvernance d’entreprise. Les obligations fiduciaires du conseil exigent une réponse proactive, éclairée et diligente à toute crise ou autre perturbation importante du cours normal des affaires. Les risques directs, indirects et non liés au cours normal des affaires doivent être cernés, évalués et priorisés, tout comme les stratégies d’atténuation des risques à court, à moyen et à long terme. Compte tenu de l’imprévisibilité dont fait preuve la nouvelle administration américaine, le conseil devrait également préparer des plans d’urgence au cas où une réorientation majeure de la stratégie s’avérerait nécessaire. Le résultat final devrait être un plan de réponse complet, coordonné et bien réfléchi, établi conformément aux pratiques exemplaires en matière de procédures décrites ci-dessus.
- Questions contractuelles. Les tarifs douaniers peuvent perturber considérablement les chaînes d’approvisionnement et les accords commerciaux transfrontaliers. L’évolution du paysage financier peut contraindre une société canadienne ou son cocontractant à réévaluer et à renégocier des accords existants ou encore à y mettre fin. Les principales clauses contractuelles à examiner comprennent celles qui portent sur : 1) le prix et l’ajustement du prix; 2) la responsabilité du paiement des taxes, droits ou tarifs; 3) les modifications apportées aux lois; 4) les cas de force majeure; 5) la résiliation (pour des raisons de commodité, pour un motif valable, advenant certains événements précis, etc.); et 6) les avis. Le conseil doit s’assurer que la direction l’informe rapidement des questions, des décisions ou des différends contractuels importants.
- Communication publique exigée par les lois sur les valeurs mobilières. Les émetteurs assujettis doivent s’assurer qu’ils respectent les lois canadiennes sur les valeurs mobilières, d’autant que l’évolution des questions de commerce et d’investissement peut avoir un effet sur leurs obligations. Celles-ci comprennent la communication rapide de tout « changement important » dans l’activité, l’exploitation ou le capital de l’émetteur dont il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait un effet significatif sur la valeur de l’un ou l’autre des titres de l’émetteur. Il peut être particulièrement difficile d’évaluer si les effets d’un événement externe soudain sur l’entreprise ou certains développements inattendus constituent des « changements importants ». Les administrateurs et les dirigeants consultent fréquemment les avocats de la société ou des conseillers externes pour déterminer le moment et le contenu appropriés de la communication d’information. De plus, tout ajustement important apporté à la stratégie d’affaires en réponse aux tarifs doit être clairement communiqué dans les documents trimestriels ou annuels qui sont déposés. Le maintien de la transparence et une communication opportune et exacte permettront d’atténuer les risques juridiques, de résister à un examen réglementaire minutieux et d’éviter les atteintes potentielles à la réputation.
- Mobilisation auprès des parties prenantes. Le conseil n’ayant des obligations fiduciaires qu’à l’égard de la société, la résilience financière de cette dernière est primordiale. Or, dans certaines circonstances, les intérêts de la société peuvent être influencés par ceux des parties prenantes, comme les actionnaires, les employés, les clients, les fournisseurs, les créanciers et les gouvernements. Il peut donc être sage d’accroître ou de mieux cibler les efforts de mobilisation auprès des parties prenantes. Cela dit, il faut faire preuve de prudence, car ces efforts pourraient donner lieu à des « attentes raisonnables » (voir ci-dessous) de la part d’un groupe de parties prenantes (comme les actionnaires ou les créanciers) en lien avec le plan stratégique de réponse aux tarifs de la société. Si le plan est susceptible de ne pas faire l’unanimité, il faut être conscient qu’on augmente la probabilité de faire l’objet d’une campagne d’activisme actionnarial. Les actionnaires activistes cherchent souvent à rendre les conseils responsables de la perte de valeur des actions résultant de réponses inadéquates aux crises. Afin d’atténuer les risques qui pourraient dégénérer en crise, le conseil doit se tenir informé de ce qui se passe sur le terrain et s’assurer que les plaintes sont prises au sérieux et traitées rapidement.
- Réaliser des opérations stratégiques. Certains conseils peuvent juger prudent d’éviter les opérations importantes en période d’incertitude commerciale élevée. D’autres peuvent y voir des occasions d’effectuer des opérations ou être contraints d’en faire en raison de leur situation. Ces opérations peuvent comprendre : 1) le dessaisissement d’actifs non essentiels ou des actifs les plus vulnérables aux incidences défavorables des tarifs; et/ou 2) l’acquisition d’actifs stratégiques vendus à des valeurs réduites ou l’acquisition à des fins de diversification de la chaîne d’approvisionnement, de rentabilité et/ou d’expansion sur le marché. Lorsque des opérations sont réalisées, le conseil doit s’assurer que la direction : a) maximise le recours aux outils qui sont à sa disposition dans la conclusion des opérations (p. ex., les clauses d’indexation sur les bénéfices futurs et autres ententes de rémunération différée); et b) accorde une attention particulière aux modalités de ces opérations, comme : i) les engagements d’exercer ses activités selon le cours normal des affaires (en anglais); ii) les clauses d’« effet défavorable important »; iii) les conditions de clôture et la résiliation[1]; et iv) les recours possibles en cas de manquement commis par le cocontractant.
- Financement supplémentaire. Dans un contexte d’incertitude commerciale croissante, certains conseils pourraient décider de faire appel aux marchés des capitaux et d’émettre des titres de participation ou de créance afin de réunir des fonds avant la détérioration des conditions du marché. La société pourrait ainsi se constituer une réserve pour mieux résister aux perturbations que les tarifs pourraient entraîner à l’égard de ses activités ou amasser des ressources financières supplémentaires pour ne pas passer à côté d’occasions d’acquisitions qui pourraient se présenter dans un contexte économique en évolution.
Obligations des administrateurs et appréciation commerciale dans un contexte d’incertitude commerciale
L’exposition de chaque société canadienne aux tarifs douaniers et à l’incertitude commerciale est unique. La façon dont une société peut vouloir y réagir l’est tout autant. Les options potentielles qui s’offrent aux sociétés, selon leur situation, comprennent : 1) faire passer les coûts aux consommateurs; 2) partager les coûts avec les clients ou les fournisseurs; 3) résilier ou renégocier les contrats de la chaîne d’approvisionnement; 4) accélérer les plans d’expansion nationaux ou étrangers; 5) accélérer la recherche de partenariats stratégiques; 6) mettre à pied des effectifs; et/ou 7) déplacer de la production actuellement au Canada vers les États-Unis ou ailleurs.
Pour évaluer les stratégies de réponse aux tarifs et choisir celles qu’il va appliquer, le conseil doit tenir compte de plusieurs considérations juridiques clés :
- Obligation de diligence. Les administrateurs doivent agir avec le soin, la diligence et la compétence dont ferait preuve, en pareilles circonstances, une personne raisonnablement prudente. Cette norme est objective et signifie que le conseil doit : 1) se familiariser pleinement avec la situation de la société; 2) participer à des délibérations actives, critiques et prudentes; 3) s’assurer d’avoir suffisamment d’occasions d’examiner et d’analyser des solutions de rechange; et 4) prendre sa décision finale de façon objective et éclairée, c’est-à-dire en tenant compte de toute l’information importante raisonnablement disponible dans les circonstances, y compris les avis professionnels.
- Règle de l’appréciation commerciale. La règle de l’appréciation commerciale protège le conseil contre la remise en question par un tribunal de son appréciation commerciale même lorsque, avec le recul, une décision différente aurait pu être optimale. La perfection n’est pas nécessaire pour se prévaloir de la protection de la règle. Toutefois, la décision ultime du conseil doit se situer dans une gamme de solutions raisonnables, être prise de bonne foi et respecter soigneusement les obligations fiduciaires applicables.
- Recours en cas d’abus. Les demandes pour abus protègent les actionnaires (et certaines autres parties prenantes, comme les créanciers) contre le manquement à toute « attente raisonnable » advenant une conduite abusive ou injustement préjudiciable ou qui ne tient pas compte des intérêts des parties prenantes. La question de savoir si une « attente raisonnable » a été créée dépend de la situation et peut découler, entre autres : 1) d’une pratique commerciale générale; ou 2) de déclarations particulières faites antérieurement par la société à la partie prenante.
Bien que le conseil n’ait des obligations qu’à l’égard de la société, dans certaines circonstances, les intérêts de la société peuvent être influencés par ceux des parties prenantes, comme les employés, les clients, les fournisseurs, les créanciers et les gouvernements. Il pourrait également être prudent de tenir compte des intérêts d’une ou de plusieurs parties prenantes de la société en raison du recours en cas d’abus.
En période de crise, les administrateurs peuvent trouver plus difficile de remplir leurs obligations fiduciaires, car certaines décisions doivent être prises rapidement, alors que les intérêts des différentes parties prenantes évoluent à toute vitesse et peuvent entrer en conflit. Il sera particulièrement important de soupeser les intérêts des parties prenantes potentielles dans le cadre de tout plan potentiel de réponse aux tarifs qui pourrait être hautement controversé ou ne pas plaire à une ou plusieurs parties prenantes s’il prévoit, par exemple : 1) des mises à pied importantes; ou 2) un déplacement important de la production à l’extérieur du Canada. Afin de prévenir les risques découlant de telles circonstances, le conseil a tout intérêt à adopter un processus complet. Dans le cadre de sa prise de décisions, le conseil doit :
- Identifier toutes les parties prenantes qui pourraient être raisonnablement touchées par le plan de réponse aux tarifs et déterminer comment leurs intérêts seraient touchés.
- Envisager les attentes raisonnables connexes, le cas échéant, que ces parties prenantes pourraient avoir relativement au plan.
- S’assurer que le plan est dans l’intérêt de la société et s’inscrit bien dans une gamme de solutions raisonnables.
Si le conseil a suivi un processus solide et rigoureux en pleine conformité avec ses obligations fiduciaires et qu’il n’a pas agi d’une manière qui trompe les attentes raisonnables des parties prenantes, la probabilité que sa responsabilité soit engagée est très faible. En d’autres termes, les intérêts des parties prenantes autres que les actionnaires n’empêchent pas le conseil d’agir au mieux des intérêts financiers de la société, pour autant que la décision résulte d’un processus de délibération complet et mené de bonne foi. Cela dit, en période difficile, le conseil devrait s’assurer d’être en mesure de démontrer que les attentes des parties prenantes ont été prises en compte dans un cadre décisionnel qui accorde la priorité aux intérêts de la société, notamment à long terme[2].
Nos conclusions
Bien que la prise de décisions d’affaires soit déjà complexe en soi, la guerre commerciale sans précédent que les États-Unis menacent de livrer au Canada ajoute beaucoup d’incertitude et crée un sentiment d’urgence. Cette instabilité est exacerbée par l’imprévisibilité dont a fait preuve la nouvelle administration américaine jusqu’à présent. Pour traverser ces turbulences, le conseil devra miser sur la rigueur et la réactivité, et ses procédures et pratiques de gouvernance devront être adaptées de façon appropriée et prudente à la situation et au profil de risque de la société. En surveillant ce qui se passe de près et en suivant un processus de délibération complet, le conseil aidera la société à surmonter les défis posés par l’environnement commercial instable et à s’adapter à la nouvelle réalité.
Les auteurs remercient Luka Bozic, stagiaire en droit au bureau de Montréal, pour son travail sur une version précédente de cet article.