Au terme d’une semaine des plus tumultueuses pour les libéraux fédéraux au pouvoir, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré (en anglais) mardi soir à plus de 2 000 personnes réunies à l’occasion de la fête de fin d’année du parti que : « Comme la plupart des familles, des fois, on se chicane pendant les Fêtes. Comme une famille, on trouve toujours une façon de régler ça. » Les observateurs d’Ottawa ne savent pas encore si le premier ministre peut ou voudra continuer à tenter de « régler ça », surtout après son divorce politique public de cette semaine avec la vice-première ministre et ministre des Finances, Chrystia Freeland. En outre, cet automne, la liste des ministres qui ont démissionné, qui ont annoncé leur intention de ne pas se représenter aux prochaines élections ou qui ont fait l’objet de rumeurs de départ s’est allongée. Le grand remaniement ministériel d’aujourd’hui ne pouvait plus être reporté. Le présent bulletin examine l’incidence des nouvelles de cette semaine sur l’approche canadienne à l’égard de l’administration Trump 2.0.
Alex Steinhouse, avocat-conseil au sein du groupe RG&DP, fournit ci-dessous des précisions à ce sujet.
La démission qui a envoyé une onde de choc à Ottawa
Lundi, une onde de choc a ébranlé Ottawa, alors que Chrystia Freeland a remis sa lettre de démission accablante au premier ministre, à quelques heures du dépôt de son énoncé économique de l’automne. Mme Freeland a affirmé qu’au cours des dernières semaines, elle et le premier ministre étaient « en désaccord sur la meilleure voie à suivre pour le Canada » face au « grand défi » auquel le Canada est confronté en raison de « [l]a nouvelle administration américaine [qui] poursuit une politique de nationalisme économique agressif, ce qui comprend une menace de tarifs de 25 pour cent ». Le président désigné Trump menace d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur les produits canadiens – Questions et réponses clés | Ressources | Fasken
Selon Mme Freeland, le gouvernement fédéral devrait « préserver notre capacité fiscale aujourd’hui, pour que nous puissions disposer des réserves dont nous pourrions avoir besoin lors d’une guerre tarifaire » et « s’opposer au nationalisme économique de “America First” en étant déterminé pour lutter pour le capital et les investissements ainsi que les emplois que ceux-ci génèrent ». Le gouvernement du Canada doit « travailler de bonne foi et avec humilité avec les premiers ministres des provinces et des territoires de notre grand pays diversifié et bâtir une véritable réponse d’Équipe Canada ». C’est par Zoom que M. Trudeau aurait annoncé vendredi dernier à Mme Freeland qu’elle serait remplacée par Mark Carney au poste de ministre des Finances et qu’elle serait affectée à un nouveau rôle de supervision des relations canado-américaines, où elle ne serait responsable d’aucun ministère ni d’aucun budget, contrairement à ce que l’on voit habituellement au sein du cabinet. En fin de compte, M. Carney ne s’est pas joint au cabinet de M. Trudeau.
Au cours de la première administration Trump, Chrystia Freeland a été une joueuse clé d’« Équipe Canada » en raison de son habileté à unir des voix canadiennes disparates sur les plans politiques et régionaux, ainsi que de sa capacité à négocier avec nos voisins américains. Bien que le président désigné Trump ait à plusieurs reprises clairement démontré qu’il n’appréciait pas particulièrement Chrystia Freeland, compte tenu du réseau de Mme Freeland, de ses compétences et de ses antécédents dans ce dossier, son départ du cabinet a un effet considérable sur la composition et la stratégie d’« Équipe Canada ». On ne sait pas encore qui la remplacera à la tête du Comité du Cabinet chargé des relations canado-américaines.
Nouveau ministre des Finances
Le premier ministre n’a pas perdu de temps pour choisir le successeur de Mme Freeland : Dominic LeBlanc, un vétéran de la politique connu pour être très proche personnellement du premier ministre, a été rapidement assermenté comme ministre des Finances lundi. Le remaniement d’aujourd’hui a déchargé M. LeBlanc de ses portefeuilles de la Sécurité publique et des Institutions démocratiques, mais il conservera celui des Affaires intergouvernementales. Le ministre LeBlanc entretient des relations étroites avec les premiers ministres des provinces et territoires. Il a d’ailleurs déclaré que le premier ministre souhaite qu’il continue à s’occuper de questions de sécurité aux frontières en plus de gérer les négociations tarifaires avec les États-Unis. Pour y parvenir, M. LeBlanc pourra s’appuyer sur les relations qu’il a déjà nouées à Mar-a-Lago, où il a accompagné le premier ministre. Il s’est notamment entretenu avec Howard Lutnick, le choix de M. Trump pour le poste de secrétaire au Commerce et futur responsable de la stratégie de l’administration en matière de commerce et de tarifs douaniers. Invité à un podcast (en anglais) cette semaine, M. LeBlanc a affirmé qu’il allait discuter avec lui la semaine prochaine à ce sujet.
Il a aussi affirmé qu’il comptait rencontrer après Noël Tom Homan, le « tsar des frontières » de M. Trump, afin de lui présenter le plan de 1,3 milliard de dollars proposé par le Canada pour sécuriser la frontière commune. M. LeBlanc a eu un premier appel préliminaire avec M. Homan au sujet du programme de dépenses, qui a été bien accueilli par son homologue américain. Le plan prévoit doter la GRC d’hélicoptères, de drones et de tours de surveillance mobiles, d’étendre les pouvoirs législatifs pour renforcer les efforts des forces de l’ordre, notamment en application de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, et de créer une nouvelle « force de frappe » conjointe pour collaborer avec les États-Unis à l’échange de renseignements en vue de perturber la circulation du fentanyl. M. LeBlanc rappelle également aux responsables américains que les armes à feu illégales qui entrent au Canada en provenance de leur pays sont une préoccupation pour le Canada et que toutes les quantités de cocaïne et de « crystal meth » qui entrent au Canada proviennent des États-Unis.
Autres changements à des postes ministériels concernant les relations entre le Canada et les États-Unis
Lors du remaniement ministériel d’aujourd’hui, le premier ministre Trudeau a nommé huit nouveaux ministres et en a affecté quatre autres à de nouveaux portefeuilles. Bien que la plupart des membres du Comité du Cabinet sur les relations canado-américaines conservent leur rôle ministériel, les changements notables à des postes concernant les relations canado-américaines sont les suivants :
- La ministre Anita Anand devient ministre des Transports de façon permanente et obtient le portefeuille du « Commerce intérieur », qui se concentrera sur la façon dont le commerce interprovincial peut venir en aide face à la nouvelle administration Trump.
- La ministre Ginette Petitpas-Taylor devient présidente du Conseil du Trésor.
- David J. McGuinty devient ministre de la Sécurité publique. Il devra travailler en étroite collaboration avec les ministres LeBlanc et Miller sur l’enjeu de la frontière commune.
- Gary Anandasangaree, ministre des Relations Couronne-Autochtone, devient également ministre des Affaires du Nord et ministre responsable de l’Agence canadienne de développement économique du Nord. Il jouera donc un rôle essentiel dans les dépenses de défense dans le Nord.
- Darren Fisher devient ministre des Anciens combattants et ministre associé à la Défense nationale.
- Rachel Bendayan devient ministre associée à la Sécurité publique et ministre des Langues officielles.
- Ruby Sahota devient ministre des Institutions démocratiques et ministre responsable de l’Agence fédérale de développement économique pour le Sud de l’Ontario.
Dans les semaines à venir, nous suivrons de près l’incidence de ces changements sur l’appareil gouvernemental en ce qui concerne les relations entre le Canada et les États-Unis.
Que dit l’opposition à Ottawa sur l’avenir de ce gouvernement?
Quelques minutes avant le remaniement ministériel de ce matin, le chef du NPD Jagmeet Singh a annoncé dans un communiqué que, à la prochaine occasion, lorsque la Chambre des communes reprendra ses travaux le 27 janvier 2025, le NPD « votera pour faire tomber ce gouvernement et donner à la population canadienne la possibilité de voter pour un gouvernement qui travaillera pour vous. Peu importe qui dirige le Parti libéral, le temps de ce gouvernement est écoulé ». Au cours de la semaine, les dirigeants du NPD ont continué à maintenir un certain flou quant à leur appui au premier ministre Trudeau.
Le Parti conservateur et le Bloc Québécois continuent de réclamer un vote de censure à l’égard du gouvernement Trudeau. Pierre Poilievre, le chef des conservateurs, a déclaré que ce remaniement ne change absolument rien, car les libéraux sont tous pareils – ce dont le Canada a besoin, c’est d’une élection. De plus, il a publié la lettre qu’il a écrite à la gouverneure générale « pour lui confirmer que le premier ministre a perdu la confiance de la Chambre et que le Parlement doit être rappelé pour tenir un vote avant la fin de l’année sur le déclenchement d’une élection pour couper les taxes et les impôts ».
Que dit M. Trump à propos du Canada?
L’équipe de transition de M. Trump a déjà de quoi célébrer en raison des changements proposés par le Canada pour la frontière. Mercredi, dans un communiqué de presse (en anglais) de cette équipe intitulé « Le président Trump sécurise la frontière et il n’est même pas encore en poste », on pouvait lire ceci : « Le Président Trump concrétise sa promesse de changement radical. » Toutefois, les alliés républicains de M. Trump au sein du Congrès ne savent pas si l’annonce de cette semaine est suffisante pour éviter les tarifs douaniers : « J’sais pas », a déclaré Andy Biggs, membre du Congrès, interrogé par la CBC. « Vous me demandez de lire dans les pensées du président Trump. Je déclare que je le soutiens et qu’il fait un travail magistral ». Aucun autre collègue républicain à proximité n’a eu la réponse non plus, lorsqu’on leur a posé la question. Mais M. Trump a continué de publier sur les réseaux sociaux des « blagues » sur le Canada et a affirmé une fois de plus que ce serait « une excellente idée » d’en faire le « 51e État » des États-Unis. Dans ses publications en anglais, on peut lire : « Personne ne peut expliquer pourquoi nous subventionnons le Canada à hauteur de plus de 100 millions de dollars par année? Ça n’a pas de sens! » et « De nombreux Canadiens souhaitent que le Canada devienne le 51ᵉ État. Ils économiseraient massivement sur les impôts et la protection militaire. Je pense que c’est une excellente idée. Le 51e État!!! ».
Jean Charest, ancien vice-premier ministre du Canada et premier ministre du Québec, a réagi aux propos de M. Trump en les qualifiant d’« électrochoc ». « Peu importe l’opinion qu’ils se font du premier ministre ou de leur allégeance politique, les Canadiens devraient être profondément choqués par les commentaires du président Trump, a écrit M. Charest. Pendant trop longtemps, nous avons été complaisants avec les États-Unis et le reste du monde. Il faut s’unir et saisir cette occasion historique de déterminer librement l’avenir du Canada. »
Le premier ministre de l’Ontario Doug Ford a soutenu, en anglais, que le Canada ne sera jamais le 51ᵉ État, en réponse à la publication récente du président désigné sur les médias sociaux. « Nous sommes le Canada. Nous sommes fiers d’être Canadiens. Nous nous battrons toujours pour cela », a déclaré M. Ford.
Qu’est-ce que les provinces ont dit cette semaine sur les tarifs douaniers?
Selon M. Ford, la province serait prête à utiliser tous les outils de sa boîte à outils, laissant entendre que l’Ontario pourrait couper l’électricité qui alimente des millions de foyers dans l’État de New York, le Michigan et le Minnesota, mais seulement en dernier recours. Le gouvernement de l’Ontario a également menacé de mettre un terme à l’exportation de minéraux essentiels, d’exclure les États-Unis de la procédure de passation des marchés publics de la province et d’interdire à la LCBO d’acheter de l’alcool fabriqué aux États-Unis.
Le premier ministre Ford prend de plus en plus une position de leader dans les négociations avec les Américains, tant sur les marchés médiatiques canadiens qu’américains, en prévision d’élections anticipées en Ontario qui pourraient avoir lieu au cours de la nouvelle année selon certaines rumeurs. Mais ses déclarations n’ont pas été bien accueillies par les autres premiers ministres, qui s’étaient rencontrés plus tôt dans la semaine à Toronto lors de la réunion des premiers ministres provinciaux et territoriaux. Danielle Smith, la première ministre de l’Alberta, l’exhorte notamment à faire marche arrière pour la menace énergétique. Elle a rejeté l’idée d’utiliser les exportations de pétrole et de gaz comme monnaie d’échange pour éviter les tarifs douaniers. Les premiers ministres du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador François Legault et Andrew Furey abondent dans le même sens et n’envisagent pas de cesser leurs exportations d’énergie vers les États-Unis.
À quoi devons-nous nous attendre?
Tous les regards sont tournés vers le premier ministre du Canada, qui doit décider s’il va démissionner ou tenter d’aller de l’avant, alors que de plus en plus de membres de son caucus et même des ministres anonymes de son cabinet l’incitent à démissionner. Selon certains médias, il réfléchit aux deux options et reçoit des conseils contradictoires de la part de sa garde rapprochée. On pense qu’il prendra une décision en début d’année. Il ne s’est pas adressé aux médias depuis la grande nouvelle de lundi. Peu importe ce que M. Trudeau décidera pour son avenir politique, avec l’investiture de M. Trump le 20 janvier 2025 et la reprise prévue des travaux parlementaires le 27 janvier 2025, une prorogation du Parlement (Prorogation du Parlement | Ressource | Fasken) pourrait être la prochaine étape logique pour le premier ministre et le gouvernement en difficulté qui cherchent à reprendre la situation en main tout en demeurant au pouvoir.
Certes, la prorogation permettrait au gouvernement libéral de gagner du temps, mais le Parlement serait limité dans sa capacité à fournir un soutien financier supplémentaire et à réagir avec agilité, par le biais de mesures législatives, à ce que la future administration Trump réserve au Canada au début de l’année 2025.
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