Le 1er février 2013, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision fort attendue dans l’affaire Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos[1]. Pour de nombreux intervenants, ce jugement :
- rassure les prêteurs intérimaires (communément appelés « prêteurs DIP ») puisque la Cour a déterminé que les charges des prêteurs DIP ordonnées par les tribunaux en vertu de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies[2] (« LACC ») ont préséance sur les fiducies réputées créées en vertu des lois provinciales;
- n’a pas modifié l’ordre des priorités en accordant un remède de common law connu comme étant le « constructive trust »;
- pose d’éventuels défis pour les promoteurs et les administrateurs de régimes de retraite, de même que pour leurs conseils d’administration, en raison d’obligations fiduciaires contradictoires envers les participants aux régimes de retraite et envers la société débitrice;
- soulève la possibilité que les membres de ces conseils d’administration engagent leur responsabilité dans la mesure où ils manquent à ces obligations fiduciaires contradictoires;
- établit que le déficit d’un régime de retraite une fois liquidé bénéficie de la fiducie réputée créée par la Loi sur les régimes de retraite (Ontario), de sorte que dans les situations autres que l’insolvabilité, cette fiducie réputée aurait priorité sur la sûreté d’un prêteur sur les stocks et les comptes à recevoir.
Contexte
Avec sa décision rendue dans l’affaire Re Indalex Ltd.,[3] la Cour d’appel de l’Ontario avait suscité un vif émoi dans le milieu de l’insolvabilité. En effet, la Cour avait conclu que certaines fiducies invoquées par les participants aux régimes de retraite d’une compagnie débitrice s’étant prévalue de la LACC avaient priorité sur la charge superprioritaire ordonnée par le tribunal en faveur du financement jugé nécessaire à la poursuite du processus en vertu de la LACC (appelé couramment financement du « debtor in possession » ou «financement DIP »). Les aspects suivants de la décision de la Cour d’appel étaient d’ailleurs particulièrement étonnants : (i) toutes les sommes dues par un employeur aux termes du régime de retraite à la date de sa liquidation, y compris le déficit aux termes du régime, sont assujetties aux dispositions sur les fiducies réputées de la Loi sur les régimes de retraite[4] (« LRR ») (alors qu’auparavant, on estimait que seuls les arrérages sur les cotisations ordinaires et spéciales étaient visés par les dispositions relatives aux fiducies réputées); et (ii) Indalex avait manqué à son obligation fiduciaire envers les participants au régime de retraite à titre d’administrateur des régimes de retraite, et la Cour avait accordé comme remède à ces participants priorité sur la charge du financement DIP au moyen d’un « constructive trust ».
Bien que la décision dans Indalex portait sur des faits très précis et que ces faits étaient exceptionnels, la décision avait néanmoins créé beaucoup d’incertitude chez les prêteurs DIP.
L’arrêt de la Cour suprême du Canada
Le 1er février 2013, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision fort attendue. Cet arrêt a permis de mettre fin à certaines inquiétudes des prêteurs DIP, mais il crée tout de même certains défis pour les prêteurs conventionnels et les administrateurs de régimes de retraite, plus particulièrement pour les membres des conseils d’administration de sociétés qui sont autant promoteurs qu’administrateurs de tels régimes.
Les ordonnances de charge DIP priment sur les fiducies réputées provinciales
Les prêteurs DIP peuvent être soulagés d’apprendre que la Cour suprême du Canada a maintenu sans équivoque le statut superprioritaire des charges DIP. La plus haute instance du pays a ainsi infirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario et a déterminé que la réclamation des participants à un régime de retraite fondée sur l’existence d’une fiducie réputée était subordonnée à celle protégée par une charge DIP octroyée par le tribunal. La Cour suprême a conclu que la revendication d’une priorité fondée sur une fiducie réputée prévue par les lois provinciales entrait directement en conflit avec l’ordonnance rendue en application de la LACC qui accorde aux prêteurs DIP une charge assortie d’une superpriorité. Ainsi, en raison de l’application de la doctrine de la prépondérance fédérale, la Cour a conclu que la charge DIP devait avoir préséance sur la fiducie réputée créée en vertu d’une loi provinciale.
Cet aspect du jugement représente un retour au statu quo qui existait avant la décision controversée de la Cour d’appel de l’Ontario et a permis de rassurer les prêteurs DIP, qui peuvent désormais compter sur le fait que la doctrine de la prépondérance fédérale continuera de protéger les charges DIP accordées en vertu des ordonnances rendues en application de la LACC contre tout empiétement par les dispositions provinciales sur les fiducies réputées.
Le « constsructive trust » ne constitue pas un remède approprié
Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont confirmé la décision de la Cour d’appel de l’Ontario établissant qu’Indalex, à titre d’administrateur du régime de retraite, avait manqué à son obligation fiduciaire envers les participants au régime de retraite. En effet, en omettant de prévenir les participants de la requête relative à la charge DIP, les membres du conseil d’administration (qui avaient des obligations fiduciaires autant envers Indalex qu’envers les participants au régime de retraite) ont permis que les intérêts de la société aient préséance sur les intérêts des participants.
Malgré ce manquement à l’obligation fiduciaire, la Cour a conclu qu’il était inapproprié de grever les actifs d’Indalex d’un « constructive trust » au bénéfice des participants au régime de retraite. On ne peut accorder un « constructive trust » que si on peut établir un lien suffisamment direct entre le bien affecté du « constructive trust » et le tort causé par le bris d’obligation fiduciaire pour qu’il soit injuste de permettre à la partie fautive de conserver ce bien. En l’espèce, l’avis dont les retraités avaient été privés ne leur aurait pas permis d’obtenir quelque avantage de plus. Les juges majoritaires n’ont donc pas cru bon de recourir aux remèdes en equity pour changer l’ordre des priorités.
Questions sans réponse pour les promoteurs et administrateurs de régimes, y compris les membres des conseils d’administration
La Cour a établi sans équivoque que lorsque le promoteur d’un régime de retraite en est également l’administrateur, il doit tenir compte des conflits d’intérêts et les traiter en temps opportun. La conclusion voulant qu’Indalex ait manqué à ses obligations fiduciaires à titre d’administrateur du régime soulèvera certainement des préoccupations pour les administrateurs et les promoteurs de régimes, et pour les membres de leurs conseils d’administration. La difficulté est amplifiée du fait que les juges ne sont pas entièrement d’accord sur ce qui constitue un manquement aux obligations fiduciaires. La Cour a certes déterminé qu’il n’était pas indiqué de modifier l’ordre des priorités en vertu de la LACC, mais s’est abstenue de trancher une autre question importante : quels sont les remèdes appropriés aux manquements à ces obligations fiduciaires? Les promoteurs et administrateurs de régimes, y compris les membres de leurs conseils d’administration, pourront-ils être poursuivis personnellement lorsque des restructurations donnent lieu à de tels conflits?
Pour éviter de s’exposer à de tels risques depuis l’arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario dans Indalex (pensons notamment à l’affaire Timmoco Limited, (Rc)), il est désormais courant d’aviser les participants et les organismes de réglementation des régimes de retraite des principales étapes d’une restructuration. Toutefois, la question de savoir si un tel avis suffira à protéger les administrateurs et promoteurs de régimes, et les membres de leurs conseils d’administration, pourrait bien être examinée par les tribunaux à l’avenir. Bien que l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Indalex pourra rassurer les défendeurs dans de telles causes, le risque de poursuites personnelles souligne l’importance d’entretenir des rapports prudents avec les participants aux régimes de retraite, non seulement pendant une procédure sous le régime de la LACC, mais également pendant la phase précédant une telle procédure.
Les déficits de liquidation constituent des fiducies réputées valides en vertu de lois de la province
Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que, dans le cas d’un régime de retraite liquidé, le déficit de liquidation fait l’objet de la fiducie réputée aux termes du paragraphe 57(4) de la LRR. Avant cette décision, bon nombre de praticiens dans le milieu estimaient que seuls les arrérages sur les cotisations ordinaires et spéciales aux régimes de retraite étaient visés par les dispositions de la LRR sur les fiducies réputées.
Par conséquent, les prêteurs doivent se méfier de la portée élargie des dispositions de la LRR relatives aux fiducies réputées en l’absence d’un contexte d’insolvabilité et devraient tenir compte de cette possible priorité dans leurs activités futures. Il y a lieu de souligner que le paragraphe 30(7) de la Loi sur les sûretés mobilières[5] (« LSM ») prévoit qu’une telle fiducie réputée n’a priorité que sur une sûreté sur les comptes à recevoir ou les stocks d’un emprunteur, bien que la Cour suprême du Canada n’ait pas traité en profondeur de ce point dans sa décision.
NOTE : Cette décision est pertinente au Québec dans la mesure où elle affirme la priorité des ordonnances de financement DIP aux termes de la LACC sur toute fiducie réputée aux termes de la Loi sur les régimes complémentaires de retraite, L.R.Q., c. R-15.1, Les autres questions traitées sont beaucoup moins pertinentes en raison des différences entre cette loi et la LRR, et compte tenu du fait que le régime des fiducies en droit civil du Québec est fondamentalement différent de celui des trusts en common law.
[1] Sun Indalex Finance, LLC c. Syndicat des Métallos, 2013 CSC 6.
[2] Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, L.R.C., 1985, ch. C-36.
[3] Indalex Limited (Re), 2011 ONCA 265.
[4] Loi sur les régimes de retraite, L.R.O. 1990, ch. P. 8.
[5] Loi sur les sûretés mobilières, L.R.O. 1990, ch. P.10.