Le juge de première instance dans l’affaire Iggillis Holdings[1] avait rendu une décision de portée très large en statuant que le privilège d’intérêt commun ne s’appliquait pas aux transactions commerciales, telles les fusions et acquisitions. En conséquence, il avait ordonné à Iggillis Holdings de remettre au ministère du Revenu national des opinions juridiques protégées par le secret professionnel.
La Cour d’appel fédérale a invalidé la décision de première instance en confirmant que le privilège d’intérêt commun s’applique tant dans le contexte d’une transaction commerciale que dans celui d’un litige[2]. Ce bulletin passe en revue les deux décisions et explique leur importance pour les entreprises et résidents du Canada.
Introduction au privilège d’intérêt commun
Malgré son nom, le privilège d’intérêt commun (« PIC ») n’est en fait pas un privilège. Il s’agit plutôt d’une règle qui autorise la divulgation de renseignements privilégiés sans renonciation au privilège (il est donc préférable de voir le PIC comme un moyen de défense contre une allégation selon laquelle il y a eu renonciation au privilège du fait de la divulgation)[3]. Le PIC existe lorsque deux parties échangent des renseignements privilégiés afin de poursuivre le même objectif ou de faire avancer un intérêt commun[4].
La doctrine du PIC trouve son origine dans des affaires de litige[5], mais a été appliquée de façon beaucoup plus large par les tribunaux canadiens. En particulier, plusieurs tribunaux provinciaux ont appliqué le PIC aux documents préparés dans le cadre d’une transaction commerciale portant sur des fusions et des acquisitions. Ces tribunaux ont statué que, puisque les parties à une opération commerciale ont un « intérêt commun » à l’égard de la réalisation de l’opération, elles peuvent échanger des documents privilégiés, comme des notes de service fiscales et d’autres opinions juridiques, sans perdre le privilège qui s’applique à ces documents.[6]
Toutefois, le PIC pourrait éventuellement jouir d’une application encore plus large que les litiges et transaction commerciales. Imaginons, par exemple, un journaliste pigiste qui communique des renseignements protégés par le privilège du secret des sources[7] à un éditeur afin de publier un article. Ou encore, deux sociétés qui se communiquent des renseignements privilégiés dans le cadre de la procédure de demande d’un brevet visant une technologie qu’elles ont conçue conjointement. Pensons enfin à l’éditeur de jeux vidéo qui communique au développeur du jeu des opinions privilégiées en matière de réglementation afin d’élaborer une stratégie de monétisation conforme à la règlementation applicable.
Décision de la Cour fédérale
Dans la décision de première instance de Iggillis Holdings, la Cour fédérale a écarté la jurisprudence canadienne sur le PIC, préférant s’appuyer sur un jugement de la Cour d’appel de New York et sur un article de doctrine qui rejetaient tous deux l’application du PIC dans un contexte ne relevant pas d’un litige[8]. Plus précisément, le juge de première instance a établi une distinction entre le PIC dans le contexte d’un litige et le PIC dans le contexte transactionnel, en soulignant que le PIC s’appliquait au premier contexte, mais ne devrait pas s’appliquer au deuxième.
Cette décision avait une portée extrêmement large, puisqu’elle pouvait éventuellement forcer la communication de renseignements privilégiés dès lors que de tels renseignements étaient divulgués dans un contexte autre qu’un litige. Dans les faits de l’affaire Iggillis Holdings, cela entraînait la communication de notes de service fiscales qui avaient été échangées dans le cadre de l’opération commerciale.
Décision de la Cour d’appel fédérale
La Cour d’appel fédérale commence par adresser des reproches au juge de première instance pour avoir écarté la jurisprudence canadienne en faveur de décisions étrangères. Elle souligne ensuite que les différends en matière de privilège en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu doivent être réglés par l’application de la loi provinciale[9]. (Cette règle n’est pas propre aux litiges en matière de fiscalité et s’applique à d’autres litiges devant la Cour fédérale, en vertu de l’article 2 de la Loi sur la preuve au Canada[10].)
En l’espèce, la loi applicable était soit celle de l’Alberta, soit celle de la Colombie-Britannique. Ces deux provinces ayant reconnu l’application du PIC aux opérations commerciales, il ne convenait pas d’appliquer plutôt le droit étranger.
Ainsi, la Cour d’appel fédérale statue que, dans l’état actuel du droit :
[traduction] [I]l n’y a pas renonciation au privilège des communications entre client et avocat lorsqu’une opinion qu’un avocat a fournie à l’une de parties est communiquée sous le sceau de la confidentialité à d’autres parties ayant un intérêt commun suffisant à l’égard des mêmes opérations. Ce principe s’applique que l’opinion soit communiquée d’abord au client de l’avocat en question, puis aux autres parties, ou simultanément au client et aux autres parties. Dans chaque cas, il n’y a pas renonciation au privilège du secret professionnel de l’avocat applicable à la communication par l’avocat à son client d’une opinion juridique si celle-ci est communiquée sous le sceau de la confidentialité à d’autres parties ayant un intérêt commun suffisant à l’égard des mêmes opérations[11].
La Cour conclut que les parties en l’espèce partageaient un intérêt commun suffisant à l’égard de leur opération commerciale pour pouvoir invoquer le PIC relativement à des notes de service fiscales, d’autant plus que « [traduction] lorsqu’on traite de lois complexes comme la Loi de l’impôt sur le revenu, la communication d’opinions est de nature à améliorer l’efficience de la réalisation des opérations et, par conséquent, à mieux servir les intérêts des clients […] »[12].
Développements ultérieurs et enseignements pratiques
Au moment de la rédaction de cet article, aucune demande d’autorisation d’appel n’a été déposée devant la Cour suprême. Il se peut donc que la Cour d’appel fédérale ait le dernier mot sur l’applicabilité du PIC aux transactions commerciales. Toutefois, en cas de dépôt d’une demande d’autorisation d’appel, les entreprises et résidents canadiens devront surveiller la situation de près. À tout le moins pour l’instant, le PIC a repris sa place traditionnelle dans les règles de preuve appliquées par tous les tribunaux canadiens.
En pratique, il est recommandé aux parties de signer une entente relative au privilège d’intérêt commun chaque fois qu’elles échangent des documents importants et privilégiés avec des tiers. Le PIC peut exister sans entente écrite, mais une telle entente permet de documenter l’existence et la portée de l’intérêt partagé requis aux fins de l’application du PIC.
Pour de plus amples renseignements sur l’évolution du droit encadrant le privilège d’intérêt commun au Canada, ou pour obtenir de l’aide dans la rédaction d’ententes relatives au privilège d’intérêt commun, veuillez communiquer avec les auteurs.
[1] Iggillis Holdings c Canada (MRN), 2016 CF 1352.
[2] Iggillis Holdings c Canada (MRN), 2018 CAF 51. (disponible en anglais seulement)
[3] Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31 aux par 22 à 24.
[4] Pritchard c Ontario (Commission des droits de la personne), 2004 CSC 31 aux par 23 et 24.
[5] 452564 BC Ltd v Princeton Way Pub, 2016 BCSC 866 au par. 21 et la jurisprudence qui y est citée.
[6] Voir, p. ex. à Maximum Ventures v De Graaf, 2007 BCCA 510; Fraser Milner Casgrain LLP v Canada (MNR), 2002 BCSC 1344; Anderson Exploration v Pan-Alberta Gas, 1998 ABQB 455; Archean Energy v Canada (MNR), [1998] 1 CTC 398, 1997 CanLII 14953 (ABQB). Plusieurs décisions de la Cour fédérale ont également adopté cette position : Pitney Bowes of Canada c La Reine, 2003 CFPI 214; St Joseph Corp c Canada (Travaux publics), 2002 CFPI 274.
[7] Globe and Mail c Canada (PG), 2010 CSC 41.
[8] Ambac Assurance v Countrywide Home Loans, 36 NYS.3d 838 (Ct App 2016); Grace M Giesel, « End the Experiment : The Attorney-Client Privilege Should Not Protect Communications in the Allied Lawyer Setting » (2011) 95 Marq L Rev 475.
[9] Iggillis Holdings c Canada (MRN), 2018 CAF 51 aux par 29 et 30.
[10] À ce sujet, se reporter à l’article de Michael Shortt intitulé « The Applicable Rules of Evidence in Federal Court: A Short Primer on a Tricky Question » (2016) 46 Advocates’ Quarterly 252. L’article de Michael Shortt est accessible en français : « Les règles de preuve applicables en Cour fédérale : introduction à une problématique surprenante » (2017) 29 Cahiers de propriété intellectuelle 131.
[11] Iggillis Holdings c Canada (MRN), 2018 CAF 51 au par 41.
[12] Iggillis Holdings c Canada (MRN), 2018 CAF 51 au par 42.