Comme ils l'avaient été par les modifications apportées au Règlement sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, qui n'avaient pas fait l'objet de consultations publiques[1], les fournisseurs du gouvernement fédéral ont une fois de plus été pris au dépourvu par des changements réglementaires présentés comme un fait accompli par le gouvernement.
Le Règlement sur les marchés de l'État (le « RMÉ ») est un ensemble de règles peu connues cachées dans la Loi sur la gestion des finances publiques. La plupart de ces règles s'appliquent aux fonctionnaires et, en conséquence, exception faite de ces derniers, peu de personnes y prêtaient attention.
Cependant, le RMÉ va sortir de l'obscurité. Des modifications apportées à certaines clauses du RMÉ sont discrètement entrées en vigueur en juin dernier. Les modifications qui devraient préoccuper tout particulièrement les fournisseurs concernent les déclarations réputées pour chaque contrat du gouvernement. Les fournisseurs doivent maintenant déclarer qu'ils n'ont pas « commis un acte ou ne [se sont] pas livré[s] à une activité » qui constituerait une infraction en vertu de certains articles du Code criminel, de la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, de la Loi sur la concurrence et de la Loi sur la gestion des finances publiques. S'il est déterminé que ces déclarations sont « fausses », leur contrat peut être annulé pour cause de défaut et tout paiement anticipé doit être remboursé.
Cette façon de procéder est inquiétante. L'objectif déclaré du gouvernement, qui est d'accroître la confiance à l'égard du système d'approvisionnement, semble l'emporter sur le maintien de la confiance des Canadiens envers le système juridique, qui constitue un objectif de société plus important. Les bureaucrates du gouvernement se sont vus accorder un pouvoir quasi judiciaire, sans préoccupation d'équité et de justice naturelle, d'imposer des sanctions, non seulement avant d'avoir des preuves de l'existence d'un crime, mais sans même avoir à prouver qu'un crime a été commis.
Si un bureaucrate du gouvernement décide qu'un fournisseur se serait comporté de manière illégale, le gouvernement n'est pas tenu de divulguer la preuve sur laquelle repose cette décision et il n'est pas tenu d'aviser le fournisseur de sa décision ou de lui donner l'occasion de répondre adéquatement aux allégations avant de résilier le contrat. Un fournisseur qui n'aurait rien fait d'illégal perdrait non seulement les avantages liés à ses contrats, mais pourrait être exposé à d'autres sanctions, notamment celles que prévoit la Politique sur les mesures correctives du rendement des fournisseurs, étant donné que les contrats du fournisseur ont été résiliés non seulement pour cause de défaut, mais également pour cause de défaut de déclarer des actes criminels.
Aucune consultation publique n'a été tenue au sujet de ces déclarations. Les fournisseurs n'ont pas eu l'occasion de comprendre les préoccupations du gouvernement ni d'évaluer les conséquences de ces changements.
Ces conséquences n'étaient peut-être pas prévues. Néanmoins, en l'absence de contrôles adéquats (notamment les contrôles existants qui visent à s'assurer qu'une personne est présumée innocente jusqu'à ce que l'on prouve sa culpabilité), les efforts pour établir la confiance dans le système d'attribution de contrats gouvernementaux pourraient ne pas produire les effets escomptés.
Qu'est-ce que le RMÉ?
Le RMÉ, pris en vertu de la Loi sur la gestion des finances publiques, est en vigueur depuis le milieu des années 1980. Le RMÉ est constitué en grande partie de règles internes qui établissent les conditions de base devant être respectées par les autorités contractantes gouvernementales pour lancer des appels d'offres ou pour conclure des contrats. Certains types de contrats et certaines entités gouvernementales ne sont pas assujettis à ces conditions.
Cependant, l'article 18 du RMÉ s'applique à l'ensemble des appels d'offres et des contrats aux termes desquels le gouvernement doit effectuer des paiements. Avant les modifications qui sont examinées dans ce bulletin, le Règlement contenait deux déclarations qui étaient réputées être incluses dans chaque contrat du gouvernement. Ces déclarations étaient objectives et les fournisseurs en connaissaient la portée. Ils déclaraient qu'ils n'avaient jamais été déclarés coupables d'une infraction visée par les dispositions mentionnées au paragraphe 750(3) du Code criminel ou n'avaient jamais versé des honoraires conditionnels à un lobbyiste-conseil pour obtenir un contrat (Loi sur le lobbying).
Les appels d'offres et les contrats du gouvernement ne renvoyaient pas expressément aux déclarations du RMÉ. Ces déclarations étaient plutôt reproduites (textuellement ou presque) dans le Guide des clauses et conditions uniformisées d'achat et dans les modèles de documents d'appel d'offres [2]. En d'autres termes, le fait que les fournisseurs n'étaient pas avisés des déclarations du RMÉ constituait en grande partie un problème de prééminence de la forme sur le fond. Les fournisseurs n'étaient pas « piégés » parce que les déclarations faisaient partie de leur contrat. Ils pouvaient s'appuyer sur les dispositions de l'« entente intégrale » de leurs contrats qui indiquaient clairement les paramètres de leur relation d'affaires avec le gouvernement.
Les nouvelles déclarations prévues par le RMÉ ne figurent actuellement que dans le règlement lui-même. À moins qu'un fournisseur ne surveille ce règlement obscur, il ne sera pas au courant des changements.
Pourquoi le RMÉ a-t-il été modifié ?
Le Résumé de l'étude d'impact de la réglementation (RÉIR) qui accompagne les modifications apportées au RMÉ offre une explication nébuleuse de la raison d'être de ces modifications. D'après le RÉIR, ces nouvelles conditions renforceront la confiance dans le système d'approvisionnement en fournissant aux autorités contractantes un moyen « juridique » d'annuler un marché avec un fournisseur qui a « contrevenu aux règles ». Toujours selon le RÉIR, ces modifications n'auront aucune conséquence tant que les fournisseurs « respectent la loi ».
Comme il est mentionné ci-après, ces modifications ont des conséquences réelles, en particulier sur les fournisseurs respectueux de la loi qui tentent de comprendre comment seront appliqués les droits accordés au gouvernement et les répercussions possibles. D'autres mécanismes comme la Politique d'inadmissibilité et de suspension (pour laquelle l'industrie a été consultée) prévoient déjà des sanctions à l'égard des fournisseurs qui « contreviennent aux règles ». Ces nouvelles déclarations compliquent encore davantage les marchés publics et leur structure laisse une quantité de questions sans réponse.
Quelles sont les conséquences des modifications ?
Comme il est mentionné plus haut, les déclarations qui figuraient initialement à l'article 18 étaient objectives. Les paramètres étaient clairs : une condamnation ou un paiement conditionnel pour obtenir un contrat entraînait l'annulation du contrat visé par les déclarations.
Les nouvelles déclarations sont subjectives et ne sont pas limitées. Les fournisseurs sont réputés avoir déclaré que, au cours du processus d'appel d'offres et jusqu'à l'octroi du contrat, ils n'ont pas commis d'« actes » ou ne se sont pas livrés à des « activités » qui constitueraient une infraction en vertu des dispositions mentionnées du Code criminel, de la Loi sur la gestion des finances publiques ou de la Loi sur la concurrence.
Les modifications apportées à l'article 18 ne précisent pas : ce qu'est un « acte » ou une « activité »; la preuve que le gouvernement doit fournir pour déterminer ce qui constituerait une infraction; comment une déclaration peut être jugée « fausse » lorsqu'il n'y a pas d'aveu de culpabilité, pas d'accusation ou pas de condamnation; et qui est autorisé à prendre cette décision.
Même si toutes les infractions mentionnées dans la déclaration sont des actes criminels pouvant donner lieu à des amendes très lourdes et/ou à une peine d'emprisonnement, aucun fardeau de la preuve n'est imposé au gouvernement. Les actes criminels ne sont pas des contraventions de stationnement, mais le processus prévu par les modifications ne tient pas compte de cette réalité.
La personne qui détermine qu'une déclaration est « fausse » fonde sa décision sur les suppositions suivantes : si la preuve nécessaire est obtenue, si des accusations sont déposées et si une condamnation est prononcée, alors la déclaration est fausse.
Contrairement à la Politique d'admissibilité et de suspension, qui s'applique aux fournisseurs qui ont été reconnus coupables d'une infraction, le RMÉ ne prévoit aucun processus en vertu duquel le fournisseur doit recevoir un avis ou avoir l'occasion de présenter des arguments (ou protester de son innocence) avant qu'il ne soit réputé être en défaut à l'égard d'un contrat et que ce contrat soit annulé. Il n'est fait mention nulle part de la nécessité qu'une condamnation soit prononcée à quelque moment que ce soit. Le fournisseur ne peut pas répondre aux accusations qui pèsent sur lui, car le gouvernement n'est pas tenu de porter des accusations pour faire valoir ses droits.
Une telle situation peut avoir de graves conséquences sur la réputation d'un fournisseur et sur ses activités.
Qu'est-ce que cela signifie pour les fournisseurs du gouvernement ?
Ces nouvelles déclarations réputées s'appliquent à tous les contrats octroyés par des institutions fédérales, y compris ceux qui ne sont pas actuellement assujettis à la Politique d'admissibilité et de suspension[3]. Les déclarations demeurent en vigueur indéfiniment. S'il est décidé, à quelque moment que ce soit, qu'une déclaration est « fausse », un fournisseur est réputé être en défaut aux termes du contrat et il accepte qu'en plus des autres recours qui peuvent être exercés contre lui, l'autorité contractante peut résilier le contrat et exiger qu'il rembourse immédiatement tout paiement anticipé.
Tant que le gouvernement n'aura pas précisé comment ces déclarations réputées seront gérées (en particulier quant à la question de savoir comment une déclaration peut être considérée comme « fausse » en l'absence d'une norme de preuve et quant au droit d'un fournisseur de se défendre), il est extrêmement important que les fournisseurs demandent des précisions sur la façon dont le gouvernement prévoit mettre en application et gérer cette vérification supplémentaire à leur égard et s'ils disposeront d'un droit à l'équité et à la certitude procédurales.
Les fournisseurs qui présentent des soumissions pour des contrats du gouvernement fédéral devront se familiariser avec les infractions visées par les nouvelles déclarations et devront confirmer qu'ils ont mis en place les programmes requis en matière de vérification diligente, de gestion des risques et de conformité pour assurer en permanence la prévention, l'évaluation, l'identification, la gestion et la résolution des risques liés au comportement d'entreprise, et qu'ils ont souscrit une assurance de responsabilité civile des administrateurs et des dirigeants suffisante pour couvrir ce nouveau risque. Les fournisseurs devraient examiner les politiques fédérales relatives au rendement des fournisseurs qui s'appliquent à leurs contrats pour déterminer quelle sera l'incidence d'une annulation pour cause de défaut sur leurs autres contrats.
Les fournisseurs devraient négocier des conditions contractuelles qui rétablissent les principes de justice naturelle, c'est-à-dire des dispositions qui exigent du gouvernement qu'il fournisse la « preuve » sur laquelle repose cette décision spéculative, qu'il avise les fournisseurs préalablement de l'annulation de leur contrat et qu'il leur permette de contester de telles décisions. Les fournisseurs devraient également insister pour que des dispositions appropriées soient prévues pour les cas où un fournisseur n'est jamais accusé ou reconnu coupable d'une infraction visée, y compris les cas où il s'avère que la décision spéculative était erronée. C'est d'autant plus important que les politiques sur la gestion du rendement des fournisseurs accordent habituellement des droits de recours supplémentaires aux autorités contractantes si le contrat d'un fournisseur a été annulé pour cause de défaut (le fournisseur peut notamment être inscrit sur une liste noire des fournisseurs ou il peut lui être interdit de soumissionner pour l'obtention de futurs contrats).
Les autres modifications apportées au RMÉ
Modifications des seuils
Le seuil pour les contrats non concurrentiels de services et de construction est passé de 25 000 $ à 40 000 $. Cette modification est présentée comme un ajustement en fonction de l'inflation (la dernière augmentation du seuil a eu lieu en 1996). Le seuil pour des appels d'offres à l'égard de biens demeure à 25 000 $.
Cette augmentation du seuil est présentée comme un moyen de réduire les coûts pour les entreprises, puisqu'elles ne seront pas obligées de présenter des soumissions dans un contexte concurrentiel. Même si un tel rehaussement du seuil permet de réduire les coûts liés à la préparation d'une soumission, cela ne profitera qu'au fournisseur auquel le gouvernement octroie le contrat. Les fournisseurs uniques (par exemple pour des contrats à fournisseur unique) doivent toujours fournir une réponse relativement aux exigences applicables au contrat qui satisfasse aux exigences du gouvernement, y compris des renseignements financiers et techniques et des demandes de certification de sécurité. Si plus d'un fournisseur est invité à présenter une soumission pour un contrat non concurrentiel, des coûts de préparation d'une soumission seront engagés, car les deux fournisseurs seront toujours « en concurrence » pour le contrat. Si ces contrats à faible valeur ne sont pas annoncés publiquement comme ouverts à la concurrence, il n'est pas certain que les petites entreprises, qui sont généralement les soumissionnaires pour de tels contrats, auront connaissance de ces occasions. Il est possible que la politique soit modifiée afin de corriger ce problème.
Clarification et modernisation
Des changements de libellé ont été effectués relativement à d'autres articles du Règlement, notamment pour redéfinir les contrats d'impression comme des contrats de service aux fins d'harmonisation avec les accords commerciaux du Canada et pour allonger la liste des autorités contractantes qui peuvent conclure des contrats de prestation de services juridiques.
Nous remercions tout spécialement Véronique Champoux de ses contributions au présent bulletin.
[1] Lien vers les changements réglementaires de la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur.
[2] Les documents d'appels d'offres et les conditions « types » de Services partagés Canada (SPC) n'ont pas encore été rendus publics. Toutefois, les appels d'offres de SPC qui ont été publiés sur Achatsetventes semblent adopter la même approche et la même présentation générale que ceux de Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC). Nous invitons SPC à rendre ses conditions types accessibles tant au public qu'aux fournisseurs, en accord avec la démarche d'ouverture du gouvernement.
[3] Il est intéressant de noter que ces déclarations semblent s'appliquer aux contrats exécutés par les entités fédérales qui disposent de pouvoirs d'enquête, même si la Politique d'inadmissibilité et de suspension n'est pas appliquée à ces entités, car elle « pourrait compromettre une enquête criminelle, la sécurité nationale ou la sécurité du public ».