Introduction
Depuis le début de la pandémie COVID-19, une quantité significative d'encre virtuelle coule sur la notion de force majeure, qu'elle soit définie contractuellement ou par les dispositions applicables du Code civil du Québec. Compte tenu de l'ampleur des conséquences créées par la pandémie, plusieurs se demandent si cette notion pourrait être invoquée afin de les dégager d'obligations contractuelles. Comme de nombreux analystes l'ont rappelé au cours des derniers jours, la réponse ne sera pas toujours oui. Tout est question de contexte.
Force majeure ou non, la pandémie entraîne un chamboulement sans précédent pouvant affecter de manière directe l'équilibre commercial que des personnes et sociétés de toutes les sphères ont voulu créer en concluant des contrats à une époque devenue aujourd'hui révolue, celle où l'idée d'une pandémie mondiale de cette ampleur était digne de la science-fiction.
Plusieurs contrats conclus il y a à peine quelques semaines n'ont plus du tout la même valeur et ne sont plus porteurs des mêmes conséquences aujourd'hui. Même lorsqu'il demeure possible de les exécuter ou que les critères de la force majeure ne sont pas tous respectés, ces contrats peuvent aujourd'hui être devenus des boulets majeurs ne répondant plus à aucune logique économique pour une des parties.
Ce type de situation où un contrat devient préjudiciable pour une partie sans pour autant remplir les critères de la force majeure[1] mène à réfléchir à une autre théorie juridique ayant fait la manchette récente au Québec, celle de l'imprévision. Cette théorie, aujourd'hui codifiée dans plusieurs pays européens à tradition civiliste permet d'entraîner la renégociation ou la révision d'obligations contractuelles lorsqu'un événement externe rompt l'équilibre du contrat et que certaines conditions sont remplies.
La notion d'imprévision n'a toutefois pas été retenue par le législateur québécois dans notre Code civil. Il est toutefois établi par l'article 1375 C.c.Q. que la bonne foi doit gouverner la conduite des parties à chaque étape de leurs obligations.
La relation entre cette notion de bonne foi si importante dans notre droit civil et la théorie de l'imprévision a fait l'objet d'une analyse par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Churchill Falls (Labrador) Corporation Ltd c. Hydro-Québec, rendu en 2018.
D'une part, le plus haut tribunal du pays confirme que la théorie de l'imprévision ne s'applique pas en droit civil québécois et que l'obligation de bonne foi ne peut servir de panacée à une partie s'estimant désavantagée par un contrat qu'elle a conclu. D'autre part, l'obligation de bonne foi impose des règles de conduites aux cocontractants et la Cour suprême du Canada n'exclut pas que face à une situation d'imprévision, la conduite d'une partie puisse s'avérer inappropriée et être sanctionnée.
Face à la crise actuelle, ces concepts méritent qu'on y revienne brièvement, qu'on reparle des jugements rendus dans Churchill Falls et qu'on réfléchisse aux conséquences de l'obligation de bonne foi tandis que nous traversons ensemble la pandémie.
Les enseignements de Churchill Falls sur la doctrine de l'imprévision et l'obligation de bonne foi
Les faits et la position de Churchill Falls
La saga Churchill Falls découle d'un contrat conclu en 1969 entre Hydro-Québec et Churchill Falls (Labrador) Corporation Ltd. (« CFLCo ») pour la construction et l'opération d'une centrale hydroélectrique à Churchill Falls au Labrador.
Ce contrat prévoyait un droit pour Hydro-Québec d'acheter l'électricité produite par cette centrale à un prix fixe. Au fil du temps, des changements dans le marché de l'électricité ont fait en sorte que ces prix soient largement en-deçà des prix du marché. Cette situation permettait à Hydro-Québec de revendre l'électricité acquise de CFLCo à des tiers à une marge bénéficiaire élevée et en dégageant des profits substantiels.
CFLCo s'est adressée aux tribunaux en soulevant que les changements dans le prix de l'électricité sur le marché constituaient un évènement imprévisible octroyant des bénéfices disproportionnés à Hydro-Québec par rapport à ceux de CLFCo, dénaturant la relation contractuelle entre les parties et n'ayant plus rien à voir avec la répartition initiale des risques et bénéfices du contrat.
Parmi plusieurs autres arguments CFLCo plaidait que dans les circonstances, les obligations de bonne foi, de coopération et d'exercice raisonnable de ses droits auxquelles était tenue Hydro-Québec lui imposaient une renégociation et modification du contrat pour déterminer un prix plus équitable.
La Cour supérieure a rejeté l'action de CFLCo et les pourvois de CFLCo devant la Cour d'appel du Québec et devant la Cour suprême du Canada ont été rejetés.
La demande de renégociation et modification du prix de CFLCo faisait écho à la théorie de l'imprévision admise dans certaines juridictions. Un évènement que CFLCo estime imprévisible, soit un changement drastique des prix, entraîne un déséquilibre contractuel forçant la renégociation ou l'adaptation du contrat. La Cour d'appel du Québec et la Cour suprême du Canada ont rejeté cet argument tout en formulant des commentaires utiles quant au rôle de l'obligation de bonne foi lorsqu'une relation contractuelle est frappée par un évènement imprévisible.
L'analyse de la Cour d'appel du Québec
Pour bien camper la notion d'imprévision (hardship) dans son arrêt, la Cour d'appel réfère à sa définition et à ses effets dans les principes d'Unidroit. Les principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international sont un ensemble de règles dégagées par l'Institut international pour l'unification du droit privé et visent à uniformiser le droit des contrats[2]. La définition de hardship des principes d'Unidroit se lit ainsi :
« ARTICLE 6.2.2 (Définition)
Il y a hardship lorsque surviennent des événements qui altèrent fondamentalement l'équilibre des prestations, soit que le coût de l'exécution des obligations ait augmenté, soit que la valeur de la contre-prestation ait diminué, et
- que ces événements sont survenus ou ont été connus de la partie lésée après la conclusion du contrat;
- que la partie lésée n'a pu, lors de la conclusion du contrat, raisonnablement prendre de tels événements en considération;
- que ces événements échappent au contrôle de la partie lésée; et
- que le risque de ces événements n'a pas été assumé par la partie lésée. »[3] (nos soulignements)
Les effets de l'imprévision selon les principes de l'Unidroit incluent une demande de négociation par la partie affectée et, éventuellement, une demande au tribunal pour qu'il soit mis fin au contrat ou que celui-ci soit adapté :
« ARTICLE 6.2.3 (Effets)
- En cas de hardship, la partie lésée peut demander l'ouverture de renégociations. La demande doit être faite sans retard indu et être motivée.
- La demande ne donne pas par elle-même à la partie lésée le droit de suspendre l'exécution de ses obligations.
- Faute d'accord entre les parties dans un délai raisonnable, l'une ou l'autre peut saisir le tribunal.
- Le tribunal qui conclut à l'existence d'un cas de hardship peut, s'il l'estime raisonnable :
- mettre fin au contrat à la date et aux conditions qu'il fixe; ou
- adapter le contrat en vue de rétablir l'équilibre des prestations. »[4] (nos soulignements)
Selon la Cour d'appel, l'imprévision implique donc pour une partie que « le coût de l'exécution se renchérit alors que ce qui est reçu demeure identique ou le coût de l'exécution reste identique alors que ce qui est reçu est d'une valeur moindre »[5]. Dans le cas du contrat de CFLCo, la Cour d'appel a considéré que les conditions de l'imprévision n'étaient pas réunies. En effet, la Cour d'appel indique que l'appelante CFLCo a certes subi un important manque à gagner, mais que l'exécution du contrat dans les termes convenus en 1969 continuait malgré tout de lui être profitable. La Cour d'appel a également tenu compte du fait que l'appelante n'éprouvait pas de problèmes de solvabilité.
La Cour d'appel indique qu'à tout évènement la théorie de l'imprévision n'a pas été retenue en droit québécois et qu'en fait, elle a été expressément rejetée lors de la réforme du Code civil du Québec en 1991[6]. Malgré tout, la Cour d'appel a reconnu que lorsqu'une réelle situation d'imprévision existe, mettant en jeu la santé financière et la viabilité d'un cocontractant, l'autre cocontractant peut violer son obligation de bonne foi en se montrant intransigeant :
« [155] Tous les exemples qui viennent d'être énumérés présupposent, et ont pour dénominateur commun, une forme ou une autre de difficulté sérieuse et imprévue en cours d'exécution d'un contrat. Il est vraisemblable que parmi les difficultés de cet ordre se trouvent d'authentiques cas de hardship au sens que les Principes d'Unidroit donnent à ce terme. La santé ou la survie financière d'une partie au contrat s'en trouve alors menacée. Dans de telles conditions, la partie qui se verrait refuser un atermoiement, un allègement de ses obligations, un réaménagement du contrat ou toute autre concession objectivement raisonnable et non préjudiciable du point de vue de son cocontractant, pourrait faire valoir devant le tribunal que ce cocontractant manque de la sorte aux exigences de la bonne foi : il se conduit de manière irrationnelle et inexplicable, en un mot, déraisonnable. L'hypothèse d'un tel manquement aux exigences de la bonne foi par le cocontractant, et celle d'un abus commis par lui dans l'exercice d'un droit contractuel, sont alors très voisines. Peut-être même s'agit-il, du moins dans certains cas, d'une seule et même chose. En ce sens, la réponse formulée plus haut dans les dernières lignes du paragraphe [127] tient toujours. »[7] (nos soulignements)
La Cour d'appel conclut que CFLCo n'était pas dans une situation de difficulté sérieuse et que sa cocontractante n'a pas fait preuve de mauvaise foi. En l'absence de hardship, la notion de bonne foi n'est d'aucun secours.
Analyse de la Cour suprême du Canada
Le pourvoi logé par CFLCo devant la Cour suprême du Canada à l'encontre de l'arrêt de la Cour d'appel sera rejeté par la majorité avec le juge Rowe comme seul dissident.
La Cour suprême du Canada conclut fermement à l'inapplicabilité de la théorie de l'imprévision en droit québécois[8]. Elle ajoute que le développement de tout concept analogue à cette théorie devra tenir compte du choix du législateur de ne pas en faire une règle[9]. La Cour suprême note par ailleurs que même dans les juridictions où cette théorie est acceptée, elle ne s'applique qu'aux cas où l'exécution du contrat devient « excessivement onéreuse », faisant référence à l'exigence d'un « véritable péril financier »[10].
La Cour suprême reconnaît qu'en droit québécois, la bonne foi permet aux tribunaux d'intervenir dans des situations contractuelles afin de s'assurer que les parties à un contrat l'exécutent d'une manière loyale et équitable.
La Cour suprême apporte toutefois les réserves suivantes, lesquelles sont de nature à clarifier que l'obligation de bonne foi n'est pas porteuse d'une obligation tout azimut d'apporter des modifications majeures à un contrat:
« [110] Ainsi, si une protection s'apparentant à celle qu'accorde la théorie de l'imprévision peut se manifester en l'espèce, c'est uniquement dans la mesure où la bonne foi l'autorise. Sur ce point, je partage l'avis de la Cour d'appel : on ne peut prétendre qu'une partie à un contrat qui refuse d'y apporter des modifications majeures en l'absence de « hardship » au sens des Principes d'Unidroit, ou lorsqu'aucune solution objectivement raisonnable ne s'offre à elle, viole par le fait même le devoir général d'exercer ses droits de bonne foi. À eux seuls, le changement imprévu de circonstances et le désavantage subi par le cocontractant qui demande la renégociation du contrat ne justifient pas qu'un tribunal impose la renégociation demandée. La notion de bonne foi possède ses propres contours et sa propre logique, et sa portée ne peut être élargie au point d'y inclure la possibilité de sanctionner une partie en l'absence de comportement déraisonnable de sa part, ou une obligation de renégociation des obligations principales d'un contrat en toutes circonstances. »[11] (nos soulignements)
À partir du paragraphe 113, la Cour suprême du Canada entrouvre néanmoins la porte. L'existence d'une obligation de bonne foi peut effectivement jouer un rôle lorsqu'une situation d'imprévision survient. Cela dit, « la bonne foi est une norme qui se rattache au comportement des parties »[12] et plus que l'imprévision elle-même, c'est le comportement du cocontractant favorisé par le changement de circonstances qui sera analysé.
« [113] Mais puisque la bonne foi est une norme qui se rattache au comportement des parties, elle ne peut servir à imposer des obligations qui seraient complètement détachées de celui-ci. Ce qui constitue un comportement déraisonnable violant le devoir de bonne foi doit être déterminé au cas par cas. Par exemple, dans une situation de « hardship » correspondant à la description qu'en donnent les Principes d'Unidroit, le comportement du cocontractant favorisé par le changement de circonstances ne pourrait être ignoré et devrait être évalué. »[13] (nos soulignements)
Quant à la conduite de la partie favorisée, la Cour suprême mentionne l'existence du devoir de coopération et collaboration en vertu des exigences de la bonne foi, qui impose aux parties l'obligation « positive » d'accommoder les intérêts et les attentes légitimes de l'une et l'autre. La Cour suprême souligne néanmoins que ce devoir ne saurait, en règle générale, exiger d'une partie qu'elle renégocie le contrat ou partage ses profits :
« [116] Cela dit, une revue de la jurisprudence montre que ce devoir de coopération et de collaboration n'a que très rarement mené à la reconnaissance de l'obligation de modifier un contrat, et jamais encore à celle de redistribuer les profits qu'un contrat permet de réaliser. Bien que CFLCo puisse prétendre que le fait pour une partie de s'en tenir simplement à la lettre du contrat, sans accorder aucune considération à la situation de son cocontractant, peut devenir un comportement fautif, elle a tort de s'appuyer sur ce fait pour alléguer que le refus de renégocier un contrat ou de partager des profits est une violation du devoir général de bonne foi. L'un n'entraîne pas nécessairement l'autre. »[14] (nos soulignements)
Ainsi, la Cour suprême, à l'instar de la Cour d'appel, n'admet pas l'imprévision en droit québécois, du moins à titre de motif pour demander la renégociation d'un contrat. Elle n'éteint toutefois pas l'éventualité que dans une situation d'imprévision, une partie puisse manquer à son obligation de bonne foi en s'en remettant à la lettre du contrat d'une manière déraisonnable :
« [118] Ainsi, le devoir de bonne foi ne prive une partie du droit de s'en remettre à la lettre du contrat que lorsque cette insistance est déraisonnable au regard des circonstances. La doctrine donne à titre d'exemples les situations où, exceptionnellement, une telle attitude compromettrait la relation contractuelle ou l'harmonie du contrat, au mépris des attentes légitimes du partenaire contractuel; celles où elle permettrait à une partie de tirer un avantage indu de sa situation — « [m]ais cette faute suppose un comportement véritablement déviant par rapport à celui d'un contractant honnête et prudent »; et, enfin, celles où la partie qui insiste sur la lettre du contrat fait preuve d'un manque de flexibilité, ou encore d'une impatience ou d'une intransigeance déplacées :[…] »[15]
À l'instar de la Cour d'appel, la Cour suprême du Canada a considéré que la situation de CFLCo ne pouvait être assimilée à un hardship. À travers ses commentaires, la Cour suprême du Canada n'a certainement pas admis l'existence d'une obligation de renégociation dans un cas d'imprévision. Elle a toutefois indiqué clairement que l'obligation positive d'agir de bonne foi appelait à une conduite raisonnable des parties.
Imprévision, bonne foi et COVID-19
La pandémie entraînera sans aucun doute des déséquilibres contractuels répondant à la définition de ce qui peut constituer de l'imprévision et créant un réel péril financier. Depuis le début de la crise, la notion de hardship a déjà fait l'objet d'innombrables articles et d'analyses dans les systèmes juridiques où elle s'applique pleinement.
La réalité est différente au Québec. En l'absence de clauses contractuelles particulières, l'affaire Churchill Falls nous rappelle qu'en droit québécois, cette malheureuse situation n'entraînera pas à elle seule et de manière systématique une obligation de renégocier le contrat ou encore d'en repartager les bénéfices et risques économiques.
Cela dit, dans la période de crise généralisée à laquelle nous faisons face, les orientations de la Cour suprême du Canada quant à la conduite adoptée par les parties sont d'une importance indéniable. La partie qui se montre inflexible et déraisonnable malgré le malheur de sa cocontractante pourrait violer son obligation de bonne foi.
Les conséquences d'une telle violation restent à préciser et à déterminer selon les faits. Il reste aussi à voir si la pandémie mènera les tribunaux à se faufiler dans l'espace (assez mince) laissé ouvert par la Cour suprême du Canada pour ordonner des accommodements ou des concessions objectivement raisonnables en faveur de la partie affectée, ou peut-être même, exceptionnellement, la renégociation de certains éléments du contrat. L'heure n'est pas à l'intransigeance mais à la coopération.
Les auteurs remercient Émile Chamberland pour son aide précieuse dans la rédaction de ce bulletin.
[1] Voir l'article 1470 C.c.Q.
[2] Institut international pour l'unification du droit privé (UNIDROIT), Principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, Rome, 2016 [Principes d'Unidroit], en ligne : <https://www.unidroit.org/fr/instruments/contrats-du-commerce/principes-d-unidroit-2016>, aux pp. xxviii-xxx.
[3] Institut international pour l'unification du droit privé (UNIDROIT), Principes d'Unidroit relatifs aux contrats du commerce international, 2016, préc., note 1, art. 6.2.2.
[4] Id., art. 6.2.3.
[5] Churchill Falls (Labrador) Corporation Ltd. c. Hydro-Québec, 2016 QCCA 1229, au para. 152.
[6] 2016 QCCA 1229, aux paras. 105 et 107.
[7] Id., au para. 155.
[8] Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec, 2018 CSC 46 au para 93.
[9] Id., au para. 105.
[10] Id., au para. 91.
[11] 2018 CSC 46, au para. 110.
[12] Id., au para. 113.
[13] Ibid.
[14] 2018 CSC 46 au para. 116.
[15] Id., au para. 118.