Aux termes de deux décisions récentes, la Cour supérieure du Québec se prononce sur l'incidence que la pandémie de COVID-19 et le décret 223-2020 du 24 mars 2020 du gouvernement du Québec suspendant certaines activités économiques non prioritaires (le « Décret ») ont eue sur l'obligation des locataires de payer leur loyer. La première affaire porte sur les conséquences potentielles pour les bailleurs qui négligent de mitiger leur préjudice, notamment en participant au programme d'Aide d'urgence du Canada pour le loyer commercial (« AUCLC »). La seconde traite de l'obligation juridique du bailleur de procurer à son locataire la jouissance paisible des lieux durant la période d'application du Décret.
La première décision, Investissements immobiliers G. Lazzara inc. c. 9224-5455 Québec inc.[1], statue sur l'émission d'une ordonnance de sauvegarde et indique que les bailleurs doivent soigneusement examiner tous les moyens dont ils disposent pour mitiger leur préjudice avant de décider de ne pas demander l'AUCLC.
La seconde décision, Hengyun International Investment Commerce Inc. c. 9368-7614 Québec Inc.[2], est un jugement sur le fond concernant plusieurs différends entre un bailleur et son locataire, notamment concernant la prétention du locataire voulant que le Décret constitue une force majeure qui l'empêche de générer des revenus et l'exempterait donc du paiement de son loyer. La Cour a conclu que le Décret ne constituait pas une force majeure empêchant le locataire de payer son loyer, mais plutôt une force majeure empêchant le bailleur de procurer la jouissance paisible du bien loué à son locataire. La Cour a étendu son raisonnement pour conclure, en vertu de l'article 1694 C.c.Q., que du moment où le bailleur néglige de procurer la jouissance paisible du bien loué à son locataire, il ne peut exiger l'exécution de l'obligation corrélative du locataire, à savoir le paiement du loyer pour la période en cause. La Cour poursuit en affirmant que l'obligation de procurer la jouissance paisible des lieux est une obligation de « résultat » qui incombe au bailleur. Ce faisant, elle exclut l'application de la clause de « retard inévitable » du bail, soutenant que les clauses de ce type ne libèrent pas complètement un bailleur de son obligation de procurer la jouissance paisible du bien loué à son locataire.
Les bailleurs devraient examiner tous les moyens dont ils disposent pour mitiger leur préjudice avant de demander l'intervention du tribunal
Dans l'affaire Lazzara, les parties ont contracté deux baux commerciaux visant des locaux contigus. Le bailleur a poursuivi le locataire en réclamation de loyers impayés, en résiliation de bail et en éviction. Le bailleur a également demandé que soit émise une ordonnance de sauvegarde visant le paiement d'arrérages représentant la totalité des loyers dus à partir de juin 2020. Le locataire a contesté cette demande, au motif que les critères donnant ouverture à un tel remède ne sont pas respectés.
En réponse à la pandémie, la Société canadienne d'hypothèques et de logement (la « SCHL ») a mis en place l'AUCLC, programme par lequel elle finance 50 % du loyer par la voie d'un prêt-subvention au bailleur, le locataire devant acquitter 25 % du loyer et le solde de 25 % demeurant impayé.
Le locataire avait donc acquitté 25 % des loyers dus pour juin et juillet 2020 et s'était engagé à continuer de verser 25 % des loyers dus chaque mois, tant que l'AUCLC serait offerte par la SCHL.
Soulignant le fait qu'une demande d'AUCLC demeure volontaire et qu'elle doit être présentée par le bailleur, la Cour a soutenu qu'une partie qui recherche l'émission d'une ordonnance de sauvegarde doit avoir les « mains propres » et que le bailleur avait fait le choix de se priver de 75 % des loyers en souffrance en n'adhérant pas à l'AUCLC.
La Cour a en outre soutenu que le bailleur n'était pas fondé à demander une ordonnance de sauvegarde visant le plein montant des loyers dus à partir de juin 2020, étant donné qu'il n'avait pas mitigé son préjudice en négligeant de demander l'AUCLC et qu'il n'avait présenté aucune preuve d'inconvénients à son égard qui l'emporterait sur les inconvénients qu'une ordonnance de sauvegarde causerait au locataire.
La Cour a donc ordonné au locataire de payer 25 % des loyers dus au bailleur tant et aussi longtemps que l'AUCLC serait offerte, et 100 % des loyers par la suite. Nous soulignons que cet ordre n'est pas conditionnel à ce que le bailleur bénéficie de l'AUCLC.
Cette décision met en lumière l'importance pour les bailleurs de tenir compte de leur obligation juridique de mitiger leur préjudice avant de demander une intervention du tribunal.
Il convient de noter que cette décision précède l'instruction de l'affaire. Elle ne statue ni sur le bien-fondé des prétentions respectives des parties ni sur l'obligation ultime du locataire de payer son loyer durant la pandémie ni sur les effets du Décret. Elle signifie toutefois que toute décision sur le fond devra, contrairement à l'ordonnance provisoire en question, tenir compte des conséquences, pour le bailleurs, de la réception du loyer après avoir demandé l'AUCLC.
L'impossibilité du bailleur de remplir son obligation de procurer au locataire la jouissance paisible des lieux pendant la pandémie et ses conséquences sur les obligations corrélatives du locataire
Dans l'affaire Hengyun, le bailleur et le locataire, parties à un bail visant les locaux d'un centre de conditionnement physique, ont saisi la Cour de plusieurs différends. La prétention qui nous intéresse concerne l'incapacité du locataire d'exploiter son entreprise dans les locaux à partir de mars 2020 en raison du Décret.
Le locataire a plaidé devant la Cour que son incapacité à exercer ses activités et à générer des revenus était causée par une force majeure et qu'il devait par conséquent être libéré de son obligation de payer un loyer pour la période d'application du Décret. Pour sa part, le bailleur a indiqué que le locataire avait reçu un prêt d'urgence de 40 000 $ du gouvernement, et qu'il ne pouvait donc pas invoquer la force majeure pour éviter de payer son loyer.
Après avoir énoncé les conditions à remplir pour qu'il y ait exonération due à une force majeure en vertu de l'article 1470 C.c.Q., la Cour a conclu que le locataire ne pouvait pas assimiler le Décret à un événement irrésistible au sens dudit article, puisque le caractère irrésistible d'un événement doit être établi d'un point de vue objectif. La Cour a affirmé que l'événement considéré doit [traduction] « empêcher tout locataire qui serait dans la situation [du locataire] de payer son loyer, et non pas seulement les locataires qui manquent de fonds[3]. » [Non souligné dans l'original]
La Cour a plutôt fait remarquer que c'est le bailleur qui était empêché par la force majeure de remplir son obligation de procurer au locataire la jouissance paisible des lieux. La Cour a relevé que même si le locataire avait encore accès à son équipement sur les lieux, le bail prévoit que les locaux ne peuvent être utilisés « que comme un centre de conditionnement physique », et le Décret interdisait cette activité[4].
Par conséquent, la Cour s'est appuyée sur l'article 1694 C.c.Q., selon lequel « [l]e débiteur ainsi libéré ne peut exiger l'exécution de l'obligation corrélative du créancier », pour affirmer que dans la mesure où le bailleur était empêché par la force majeure de procurer au locataire la jouissance paisible des lieux, il ne pouvait pas insister pour que le locataire respecte son obligation corrélative de payer son loyer.
La Cour a conclu que la clause de « retard inévitable » du bail (qui vise notamment la force majeure) ne constituait ni une renonciation du locataire à son droit à la jouissance paisible ni une restriction contractuelle de ce droit. D'après son interprétation de cette disposition, la Cour a conclu que [traduction] :
« la clause vise les obligations dont l'exécution est retardée, et non celles qui ne peuvent simplement pas être exécutées. Aux termes du paragraphe 13.03, la partie qui ne peut exécuter une obligation est seulement exemptée pendant la période du retard et a le droit d'exécuter cette obligation ultérieurement[5]. »
Pour en arriver à cette conclusion, il semble que la Cour ait omis le fait que ladite clause dispose qu'elle s'applique lorsqu'une partie [traduction] « subit un retard, une entrave ou un empêchement dans l'exécution d'une modalité, d'une obligation ou d'un acte [...][6] ». [Non souligné dans l'original] La Cour poursuit ainsi [traduction] :
« L'exécution par le bailleur de son obligation de procurer la jouissance paisible des lieux de mars à juin 2020 n'a pas été retardée; elle est simplement inexécutable. Par conséquent, le bailleur ne peut insister sur le paiement du loyer pour cette période, et l'article 13.03 du bail ne s'applique pas[7]. »
En formulant ce constat, la Cour n'a pas tenu compte de la deuxième partie de la clause de « retard inévitable », ainsi libellée [traduction] : « Toutefois, les dispositions du présent article 13.03 ne sauraient exempter le locataire de payer sans délai le loyer de base, le loyer supplémentaire et toute autre somme due aux termes du présent bail[8]. »
La Cour a toutefois signalé que [traduction] « même si l'article 13.03 a été correctement interprété par le bailleur, il ne saurait exonérer entièrement ce dernier de son obligation principale aux termes du bail, qui est de procurer la jouissance paisible des lieux. Les parties à un bail peuvent convenir de limiter l'effet d'une incapacité du bailleur de procurer la jouissance paisible, mais elles ne peuvent en faire complètement abstraction. Cet avis a été exprimé dans la doctrine[51] et a été avalisé par la Cour d'appel du Québec[52][9]. »
À la lumière de ce qui précède, la Cour a ordonné une réduction du loyer à payer par le locataire pour les mois de mars à juin 2020.
Discussion
Ces deux décisions pourraient avoir d'importantes conséquences sur les relations contractuelles entre bailleurs et locataires.
Les observateurs du marché auront remarqué que l'obligation de mitiger son préjudice est de plus en plus invoquée de façon créative pour obtenir réparation devant les tribunaux.
On s'attend à ce que la multiplication des litiges liés à la COVID-19 donne lieu à différentes interprétations judiciaires du concept de force majeure, que nous avons abordé dans nos bulletins précédents. Les cas de force majeure doivent nécessairement être envisagés à la lumière de leurs circonstances particulières et avec grande rigueur.
Les parties ont intérêt à consulter leur avocat pour bien asseoir leur position en prévision de toute situation susceptible de devenir litigieuse. Bailleurs et locataires devraient aussi passer au peigne fin les dispositions actuelles et futures de leurs baux, notamment pour s'assurer que les clauses exonératoires et de force majeure sont rédigées correctement.
Les experts en immobilier et litige de Fasken seront heureux de vous guider à travers les subtilités à considérer dans la préparation d'un dossier de litige.
[1] Investissements immobiliers G. Lazzara inc. c. 9224-5455 Québec inc., 2020 QCCS 2176 [Lazara].
[2] Hengyun International Investment Commerce Inc. c. 9368-7614 Québec inc., 2020 QCCS 2251 [Hengyun].
[3] Ibid., par. 100.
[4] La Cour a également relevé que le Décret pouvait constituer un trouble au sens de l'article 1858 C.c.Q., indiquant toutefois que cet argument n'avait pas été soulevé par les parties et n'aurait pas changé l'analyse de la Cour en l'espèce (Hengyun, note 48).
[5] Ibid., par. 105.
[6] Article 13.03, al. 1 du bail, cité dans Hengyun, par. 92.
[7] Hengyun, par. 106.
[8] Article 13.03, al. 2 du bail, cité dans Hengyun, par. 92.
[9] Hengyun, par. 107. La Cour a cité :
[51] Pierre-Gabriel Jobin, Le louage, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1996, p. 445; Bernard Larochelle, Le louage immobilier non résidentiel, 2e éd., Montréal, Wilson et Lafleur, 2007, p. 22.
et
[52] CNH Canada Ltd. c. Promutuel Lac St-Pierre - Les Forges, société mutuelle d'assurances générales, 2015 QCCA 204, par. 60; Société de gestion Complan (1980) inc. c. Bell Distribution inc., 2011 QCCA 320 (CanLII), note en bas de page 6 au par. 25.
Nous encourageons le lecteur à consulter les passages cités à l'appui de la conclusion de la Cour.