Le présent article fait partie d’une série de trois textes sur les jetons non fongibles.
- Partie 1 : Jetons non fongibles : définition et valeur
- Partie 2 : Jetons non fongibles et droit de la propriété intellectuelle
- Partie 3 : Jetons non fongibles et marché des arts numériques
Le premier article de la série traite des jetons non fongibles (JNF, ou NTF en anglais)[1] et du type de propriété qu’ils confèrent. À titre de rappel, un JNF est un jeton unique stocké sur une chaîne de blocs (blockchain) et consiste en une séquence unique de référence numérique qui représente un actif incorporel particulier (des fichiers numériques qui codent des pièces musicales, des œuvres d’art, des vidéos, des icônes, etc.).
Dans le présent article, nous examinons de quoi il retourne pour les créateurs, les titulaires et les utilisateurs de droits de propriété intellectuelle.
Partie 2 : Jetons non fongibles et droit de la propriété intellectuelle
Comme nous l’avons vu dans la première partie, l’acquéreur d’un JNF ne peut pas automatiquement revendiquer la propriété de l’actif numérique sous-jacent et n’a aucun droit sur ce dernier. Il acquiert uniquement la capacité exclusive de transférer la propriété du jeton. Mais alors, quelle valeur les JNF ont-ils pour les créateurs, les titulaires et les utilisateurs de droits de propriété intellectuelle (« PI ») sur ces actifs numériques? Le propriétaire de ces jetons n’est-il pas la seule personne à pouvoir afficher ou télécharger l’œuvre numérique ou à y accéder? On s’en doute, la réponse n’est pas aussi simple que beaucoup le souhaiteraient.
Propriété intellectuelle
Selon l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle[2], les droits de PI désignent de manière générale les droits accordés aux auteurs, créateurs, inventeurs, etc., sur leurs « œuvres de l’esprit ». Selon la nature de ce qui est créé, élaboré ou inventé, les droits de PI donnent généralement au créateur une forme de droit exclusif sur l’utilisation, l’affichage et/ou la reproduction de l’œuvre pendant une certaine période. En ce qui concerne les actifs numériques et les JNF, le droit d’auteur est un droit de PI essentiel. Au Canada, il confère à l’auteur de l’œuvre (littéraire, artistique, musicale ou dramatique) le droit exclusif de mettre celle-ci à la disposition du public ou de la reproduire pendant toute sa vie et cinquante (50) ans après sa mort, et ce, à compter de la date de création[3]. L’auteur ou le créateur est généralement le titulaire du droit d’auteur, sauf s’il existe une obligation légale ou contractuelle selon laquelle il doit céder son œuvre à une autre entité (par exemple, en vertu d’un contrat de travail ou d’un accord de développement existant).
Le droit d’auteur sur les actifs incorporels numériques présente un défi en raison de la facilité avec laquelle on peut afficher, utiliser et/ou reproduire ces derniers, et du fait que chaque reproduction est une copie identique. De ce fait, il peut être difficile du point de vue technologique de distinguer un original d’une copie d’œuvre numérique. Par conséquent, les créateurs peuvent rapidement perdre le contrôle de la propriété et de l’aspect pécuniaire de ces œuvres. De même, il peut être difficile,voire impossible, pour les acquéreurs de savoir si l’actif numérique est un original « unique » ou une copie parmi d’autres.
C’est précisément là que les JNF deviennent intéressants, à la fois comme avantage et comme risque pour les créateurs et les titulaires de droits de PI. Le contrat intelligent contient l’hyperlien de l’œuvre sous-jacente et est stocké sur une chaîne de blocs, une base de données accessible au public. L’œuvre numérique elle-même est donc accessible à tous, sans restrictions technologiques sur son affichage, son utilisation et/ou sa reproduction. En tant que telle, l’émission (et la revente) d’un JNF pourrait-elle créer ou limiter : a) les problèmes de contrefaçon pour les créateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle; et b) la nécessité pour ces derniers de surveiller et de contrôler leurs droits de propriété intellectuelle sur l’œuvre protégée? Comment les créateurs ou les acquéreurs d’un tel jeton peuvent-ils garder un contrôle sur l’utilisation, l’affichage et la reproduction de l’actif numérique sous-jacent?
L’intérêt des créateurs pour les JNF
Les créateurs d’actifs numériques (œuvre d’art numérique, pièce musicale, vidéo, etc.) s’intéressent aux JNF parce que ceux-ci leur permettent de garder un contrôle sur la vente, l’affichage et/ou la reproduction de ces actifs. Un contrat intelligent encadre ce jeton avec des instructions automatiques, qui permettent au créateur, par exemple, de prévoir un « droit de revente » pour toutes les ventes ultérieures du JNF. Autrement dit, le créateur peut recevoir un pourcentage déterminé chaque fois que le jeton est vendu, ce qui lui permet de profiter de l’accroissement de la valeur de son actif numérique. Ainsi, chaque fois que le JNF change de propriétaire, une partie du prix de vente revient automatiquement à l’artiste, peu importe le nombre de fois où quelqu’un a acquis ou vendu précédemment le jeton. Il est possible d’intégrer cette particularité aux JNF pour permettre aux créateurs de monétiser leurs œuvres sans intermédiaire, comme les galeries privées ou les plateformes de musique.
Les artistes et les créateurs devraient toujours envisager de mettre en place des mesures appropriées afin de protéger leurs œuvres (par la gestion des droits numériques, par exemple) et empêcher leur copie. Et comment les JNF peuvent-ils aider en ce sens? Bien qu’ils consistent en des codes d’identification uniques, il est possible que l’œuvre sous-jacente ait elle-même été obtenue d’une manière illégitime. Ainsi, dans la mesure où l’actif numérique sous-jacent n’a pas été piraté, le JNF certifie à jamais l’authenticité de l’actif numérique original. Si l’œuvre n’est pas authentique, le JNF ne fait que prouver ce fait.
Toutefois, comme précédemment mentionné, il faut téléverser l’actif numérique sous-jacent sur une plateforme d’hébergement pour générer le JNF. Ces plateformes ont généralement des politiques de propriété intellectuelle, dont notamment une possibilité de retrait, qui traitent du téléversement et de la production non autorisée de JNF. Dans le cas où un créateur découvre que son œuvre a été téléversée par un tiers et qu’un JNF a été généré sans son autorisation, il peut se prévaloir des mécanismes d’application prévus par la politique. Une telle politique de retrait permettrait probablement d’empêcher les contrefacteurs potentiels de revendiquer la propriété d’une œuvre et de monétiser celle-ci au moyen d’un JNF, étant donné la facilité avec laquelle on peut reproduire les fichiers numériques.
À titre d’exemple, Larva Labs a récemment soumis une demande de retrait, en vertu de la loi Digital Millennium Copyright Act (DMCA), d’une copie d’une œuvre de son projet CryptoPunks, affichée sur la plateforme de JNF Foundation par l’artiste Ryder Ripps. Ce dernier a alors transformé la copie en JNF[4].
Les artistes, les musiciens et les autres créateurs doivent prendre des mesures pour protéger et faire respecter leurs droits de propriété intellectuelle, et les JNF semblent fournir un outil supplémentaire pour aider en ce sens. Ils doivent néanmoins prêter une attention particulière aux conditions générales d’utilisation de la plateforme qui génère les JNF ou du marché qu’ils choisissent[5].
Mise en garde aux acquéreurs
Dans le cas de l’acquisition d’un JNF qui vise un actif numérique, il vaut mieux procéder à une vérification au préalable comme pour la plupart des achats et savoir ce que comprend ou non le JNF.
Comme mentionné précédemment, les JNF ne confèrent pas la propriété de l’actif incorporel sous-jacent, mais plutôt celle des liens vers cet actif. Il est donc important de comprendre que le droit d’auteur – celui d’afficher, d’utiliser et/ou de reproduire un actif numérique – n’est pas nécessairement transféré, ou accordé d’une autre manière, avec la propriété du JNF. De même, le propriétaire qui acquiert un JNF n’obtient pas automatiquement une licence pour afficher, utiliser ou reproduire l’œuvre numérique.
Le droit d’auteur sur l’œuvre sous-jacente appartient au créateur, à moins que ce dernier en fasse la cession. Autrement, l’acquéreur du jeton pourrait se voir accorder uniquement une licence de droit d’auteur pour afficher l’œuvre. Dans un tel cas, le créateur conserve alors les droits de propriété intellectuelle. Il en va de même lorsqu’on acquiert un tableau; on obtient le droit de l’accrocher à son mur, mais pas d’en vendre des reproductions ni de se faire payer pour l’exposer. À moins que la licence accordée ne prévoie un droit d’exclusivité, le titulaire du droit d’auteur conserve le droit d’afficher, d’utiliser ou de reproduire l’œuvre sous-jacente. Dans ce cas, le titulaire du droit d’auteur conserve également le droit de créer des copies additionnelles de l’œuvre sous-jacente ainsi que de générer d’autres JNF. Les acquéreurs de jetons doivent donc connaître les restrictions possibles quant à l’affichage, à l’utilisation et/ou à la reproduction de l’actif numérique.
Le contrat de vente dicte généralement les droits de l’acquéreur en matière d’affichage, d’utilisation ou de reproduction de l’œuvre. La question sur le traitement des droits de propriété intellectuelle des actifs numériques sous-jacents se pose souvent pour les plateformes de marché sur lesquelles se vendent les JNF. Les conditions générales d’utilisation de ces plateformes définissent généralement la nature et l’étendue des droits transférés lors de l’acquisition d’un JNF, mais ce n’est pas toujours le cas.
Bien que la nature et l’étendue des conditions de vente puissent varier considérablement, il est courant de voir les droits octroyés par une licence ou une sous-licence non exclusive et non transférable qui permet d’afficher ou d’utiliser la version particulière de l’actif incorporel sous-jacent à des fins non commerciales[6]. En effet, la plupart des plateformes de marché ont adopté cette approche, où le créateur lui accorde une licence non exclusive (principalement pour héberger et afficher l’œuvre), lequel accorde ensuite une sous-licence à l’acquéreur du JNF, qui peut ainsi voir, obtenir et afficher l’œuvre. Par exemple, l’acquéreur pourrait avoir certains droits d’utilisation de base, comme celui de publier l’image en ligne ou de l’utiliser comme photo de profil. Pour s’assurer d’obtenir ce pour quoi ils ont négocié, les acquéreurs de JNF devraient toujours procéder à une vérification diligente au préalable.
Conclusion
Pour les créateurs d’actifs numériques pourvus de jetons non fongibles, ainsi que pour les acquéreurs de ceux-ci, les clauses contractuelles (généralement prévues dans les conditions générales d’utilisation) qui régissent l’émission et/ou la vente des JNF sont fondamentales. Tous les acteurs du marché des JNF doivent comprendre la nature et l’étendue des droits de propriété intellectuelle associés aux œuvres sous-jacentes et tous les JNF connexes. Ils doivent tenir compte de la manière dont les dispositions relatives à la PI traitent les éléments suivants :
les droits d’utilisation, d’affichage et de reproduction de l’œuvre sous-jacente et toute restriction à cet égard;
les déclarations et garanties qui couvrent i) les droits de propriété ou de licence sur l’œuvre; ii) le droit de marchandiser celle-ci par l’émission d’un JNF; iii) l’authenticité et/ou la validité de l’œuvre sous-jacente; et iv) la liberté d’utiliser, d’afficher ou de reproduire celle-ci sans porter atteinte aux droits de tiers;
la volatilité du marché numérique, et l’incidence d’une œuvre sous-jacente qui n’est plus accessible;
la manière, l’endroit et le moment de résoudre des conflits de propriété intellectuelle;
les dispositions relatives à l’indemnisation (par exemple, en cas de violation d’une déclaration ou d’une garantie);
l’avis de non-responsabilité du créateur, de l’acquéreur, du vendeur et/ou de la plateforme de marché.
Les créateurs et les utilisateurs, pour qui les JNF présentent une valeur potentielle, doivent comprendre la nature et l’étendue de la propriété intellectuelle des JNF avant de créer un portefeuille de JNF.
Dans notre dernier article, nous examinerons les JNF du point de vue de l’art numérique ainsi que les questions particulières à ce marché.
Découvrez notre expertise en propriété intellectuelle.
[1] « Jetons non fongibles, propriété intellectuelle et arts : un aperçu en trois parties » (fasken.com)
[2] What is Intellectual Property? (wipo.int)
[3] Article 3 de la Loi sur le droit d’auteur (Canada)
[5] Par exemple, les conditions générales d’utilisation d’OpenSea prévoient que « la vente d’actifs volés, convertis, ou obtenus frauduleusement, illégalement ou sans autorisation est interdite sur la plateforme. Le fait d’inscrire des actifs obtenus illégalement peut entraîner l’annulation [des] annonces, le masquage [des] actifs ou la suspension [du] compte. »
[6] Certaines plateformes de marché accordent aux acquéreurs de JNF une licence non exclusive et non transférable qui permet d’afficher l’actif sous-jacent à des fins personnelles ou commerciales pour un montant maximal de 100 000 $ par année. Par exemple, Dapper Labs, qui administre le marché NBA Top Shots, a proposé une « licence 2.0 pour JNF » (https://medium.com/dapperlabs/nft-license-2-0-why-a-nft-can-do-what-mickey-mouse-never-could-27673d5f29aa).