Le présent article fait partie d’une série de trois textes sur les jetons non fongibles.
- Partie 1 : Jetons non fongibles : définition et valeur
- Partie 2 : Jetons non fongibles et droit de la propriété intellectuelle
- Partie 3 : Jetons non fongibles et marché des arts numériques
Au début de l’année, un jeton non fongible (JNF, ou NFT en anglais) a été vendu aux enchères pour 69 millions de dollars américains[1]. C’était probablement la première fois que la plupart des gens entendaient ce terme. Depuis, on entend parler ici et là des JNF qui ont graduellement fait leur chemin dans la conscience collective, tout comme la cryptomonnaie il y a près de 10 ans. « Non-fongible token (jeton non fongible) a d’ailleurs été désigné terme de l’année en 2021[2].
Les artistes, les musiciens et les autres créateurs perçoivent désormais le potentiel de monétisation de leurs œuvres, et les investisseurs ont pris conscience de la valeur des actifs artistiques numériques. D’ailleurs, au cours du premier semestre de 2021, les transactions en JNF ont représenté plusieurs milliards.
Malgré la quasi-omniprésence de ces jetons, beaucoup de gens ignorent de quoi il s’agit et ne connaissent pas la place qu’occupent les JNF sur le marché numérique. Tout comme il serait imprudent pour les investisseurs, les collectionneurs et les créateurs de faire fi de cette industrie florissante, il serait tout aussi imprudent d’ignorer les problèmes potentiels de cette nouvelle catégorie d’actifs. Il est d’autant plus difficile de savoir ce que ces actifs numériques signifient pour les utilisateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle (« PI »).
La présente série d’articles vise donc à démystifier les JNF et à examiner l’incidence qu’ils peuvent avoir sur les créateurs, les utilisateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Notre objectif est de faire la lumière sur les JNF et sur le croisement entre les technologies, les industries créatives et les droits de propriété intellectuelle qu’ils engendrent.
Notre premier article traite de la nature des JNF, le deuxième, de l’incidence de ces jetons sur les titulaires de droits de propriété intellectuelle, et le troisième, de leur applicabilité aux arts numériques.
Partie 1 : Jetons non fongibles : définition et valeur
Un jeton non fongible, ou JNF, est un jeton unique stocké sur une chaîne de blocs (blockchain). Il représente un actif numérique qu’il est possible de collectionner : une œuvre d’art, une vidéo, une chanson, un élément dans un jeu, une capture d’écran d’une publication sur Twitter, un fichier contenant le code original d’une page Web, etc. Alors que « fongible » se rapporte à une chose (par exemple, de l’argent ou des marchandises) dont une partie ou une quantité peut être remplacée par une autre partie ou quantité égale, « non fongible » désigne une chose unique qui ne peut pas être remplacée par une autre.
Essentiellement, un JNF est un fichier à caractère unique qui est lié par un code à un actif numérique. Puisqu’il est possible de créer un nombre inimaginable de copies identiques de fichiers numériques, les JNF utilisent des chaînes de blocs pour créer des fichiers uniques (des jetons), qui ne peuvent pas être échangés avec d’autres fichiers, d’où leur nature non fongible. C’est ce caractère unique qui permet d’accroître la valeur des JNF.
De même qu’un acte de propriété n’est pas un terrain à proprement parler, un JNF ne fait que représenter un actif numérique. Ainsi, le jeton n’est pas, par exemple, une œuvre d’art, mais une désignation de cette œuvre. En effet, contrairement aux idées reçues, le fait d’acheter un JNF n’implique pas l’achat de la propriété de l’œuvre, mais plutôt d’un ensemble de données pourvues d’un code d’identification unique qui représente l’actif numérique. Ce code, une signature numérique ou un identifiant de bloc, est ce qui est acheté et vendu dans le cas des JNF.
Comment l’actif numérique à collectionner (par exemple, une œuvre d’art) devient-il un JNF qu’on vend et qu’on achète sur le marché? Le premier pas consiste à téléverser le fichier numérique qui contient l’œuvre sur la plateforme d’un tiers ou sur un réseau de distribution de JNF[3]. En raison des limites techniques d’une chaîne de blocs, l’œuvre elle-même ne peut généralement pas être stockée dans la chaîne en raison de la taille importante du fichier. C’est pourquoi on utilise un JNF comme « substitut » de l’œuvre, qui elle est hébergée ailleurs sur le Web.
Ensuite, un algorithme crée un code alphanumérique désignant le fichier téléversé. Cette signature numérique, ou identifiant de bloc, a un caractère unique; deux fichiers ne peuvent pas avoir le même code. L’algorithme génère aussi un fichier de métadonnées qui est lié à l’œuvre numérique et contient des informations sur celles-ci, comme le code d’identification et un hyperlien.
Finalement, une URL qui désigne le fichier de métadonnées est intégrée dans un contrat intelligent (smart contract)[4], lui-même stocké dans la chaîne de blocs. À cette dernière étape, la personne crée le JNF et en est le propriétaire aux fins du contrat intelligent. Seule cette personne peut exécuter le contrat intelligent, de telle sorte que la valeur détenue puisse être transférée à une autre personne. L’acquéreur obtient ainsi la capacité d’exécuter le contrat intelligent lié au jeton.
L’acquéreur ne peut pas revendiquer la propriété de l’œuvre numérique et n’a pas de droits sur cette dernière. Le contrat intelligent intégré au JNF accorde uniquement les droits d’exclusivité sur le code d’identification et l’hyperlien vers l’œuvre sous-jacente. Cette dernière peut toutefois demeurer accessible à tous. Néanmoins, le jeton s’accompagne d’un lien inaltérable vers une version particulière de l’actif numérique. Le JNF d’une œuvre qui ne comporte qu’une seule version (exemplaire unique) peut avoir beaucoup de valeur.
Cette séquence unique de référence numérique, qu’on ne peut pas rompre, est ce qui confère au jeton sa valeur et son intérêt intrinsèques et qui certifie l’authenticité d’un actif numérique à collectionner. Au fond, les JNF peuvent constituer un moyen sûr et (presque) infaillible d’authentifier des actifs.
Puisque les actifs numériques sont incroyablement faciles à reproduire, un jeton unique (non fongible) permet de confirmer que l’acquéreur se procure une version ou un exemplaire particulier de l’œuvre. En effet, l’ensemble de données du fichier numérique génère l’identifiant unique de l’œuvre. Le fait de modifier ne serait-ce qu’un pixel d’une image, par exemple, nécessitera un tout autre code. Le JNF stocké sur la chaîne de blocs sert donc de certificat pour l’acquéreur quant à la provenance et à l’unicité de l’œuvre.
Cette particularité distingue les JNF des autres jetons de la chaîne de blocs. Il n’est pas possible d’échanger ou de remplacer des JNF. En fait, deux exemplaires d’une même œuvre numérique génèrent nécessairement deux ensembles de métadonnées uniques en raison de leur estampille temporelle légèrement différente. Chaque exemplaire aurait donc son propre jeton.
Dans le prochain article de la série, nous examinerons l’incidence des jetons non fongibles sur les droits de la propriété intellectuelle et sur les titulaires et utilisateurs de ces droits.
Découvrez notre expertise en propriété intellectuelle.
[1] https://www.nytimes.com/2021/03/11/arts/design/nft-auction-christies-beeple.html
[2] Non-fungible token (ou NFT) a été désigné terme de l’année par le Dictionnaire Collins : https://www.bbc.com/news/newsbeat-59401046.
[3] Par exemple, OpenSea (plateforme de tiers) ou InterPlanetary File System (système décentralisé de gestion de fichiers partagés).
[4] Malgré son nom, un « contrat intelligent » n’est pas un contrat à proprement parler, mais plutôt un programme informatique qui exécute des commandes dans des conditions prédéterminées (p. ex., si l’acquéreur Y mise un montant X sur le jeton non fongible Z, elle en devient le propriétaire).