Le présent article fait partie d’une série de trois textes sur les jetons non fongibles :
- Partie 1 : Jetons non fongibles : définition et valeur
- Partie 2 : Jetons non fongibles et droit de la propriété intellectuelle
- Partie 3 : Jetons non fongibles et marché des arts numériques
Dans les deux premiers articles de notre série sur les jetons non fongibles (JNF, ou NTF en anglais)[1], nous avons examiné la valeur de ces jetons et leur signification pour les créateurs, les utilisateurs et les titulaires de droits de propriété intellectuelle.
Cette troisième et dernière partie traite des JNF d’un point de vue artistique et de leur apparition dans les arts numériques.
Jetons non fongibles et marché des arts numériques
On se souviendra que l’acquéreur d’un JNF n’achète pas l’œuvre d’art, mais une référence numérique à cette œuvre. Par conséquent, du point de vue d’un artiste ou d’un conservateur, les termes « galerie » ou « exposition » sont quelque peu impropres lorsqu’on parle de JNF. En fait, il n’existe aucun moyen d’exposer un JNF en tant que tel, si ce n’est qu’un fichier avec des ligns de codes. Cela dit, des artistes ont commencé à utiliser ces jetons dans la création et l’affichage de leurs œuvres[2]. La question de savoir s’ils se lancent dans le nouveau domaine de l’art des JNF ou s’ils poursuivent la tradition de l’art en ligne, vieille de plusieurs décennies, est un sujet qu’il vaut mieux laisser aux historiens et aux critiques d’arts numériques.
Il existe cependant un élan artistique qui a conduit à la popularité actuelle des JNF; il ne fait aucun doute que les historiens écriront un jour sur « l’art des JNF » en ligne et l’enthousiasme qui s’en est suivi dans le monde de l’art contemporain.
Certains affirment que les JNF sont issus des « pièces colorées » (« jeton marqué », « métacoin » ou Coloured Coins), une cryptomonnaie vue pour la première fois en 2012[3]. Coloured Coins est le nom de la cryptomonnaie qui, comme son nom l’indique, arbore des couleurs particulières. On peut légitimement prétendre que ces jetons ont mené aux JNF; en raison de leur particularité, on les utilisait pour représenter d’autres actifs, tout comme les JNF, mais parfois uniquement si leur valeur faisait l’objet d’un consensus. De plus, le langage de script de la chaîne de blocs (blockchain) du Bitcoin ne permettait ce type de négociation individuelle au sein de son réseau. En dépit de ces contraintes techniques, le potentiel d’intégration d’actifs physiques dans un registre distribué est apparu avec les pièces colorées. La mise en œuvre effective nécessiterait une chaîne de blocs plus malléable, et c’est là que le lancement ultérieur de l’Ethereum deviendrait pertinent, en grande partie en raison de la nature des contrats intelligents (smart contracts) permis par le réseau de cette autre cryptomonnaie.
En parallèle et apparemment sans lien avec les pièces colorées, Kevin McCoy et Anil Dash ont créé des graphiques monétisés (Monetized Graphics) en 2014[4]. Ils avaient fait équipe lors de Rhizome Seven-on-Seven, un marathon de programmation artistique qui a lieu chaque année, pour réfléchir à la manière dont les artistes pourraient protéger leurs créations avec la chaîne de blocs. Ils ont piraté un prototype de chaîne de blocs afin de soutenir l’assertion relative à la propriété d’une œuvre d’art numérique originale. Cependant, sachant qu’ils ne pouvaient pas stocker un fichier entier sur la chaîne, et parce qu’ils manquaient de temps en raison des contraintes de l’événement, ils ont utilisé une adresse Web pour référencer les œuvres d’art sous-jacentes qu’ils cherchaient à protéger. Ironiquement, les JNF utilisent toujours ce même moyen sept ans plus tard.
En dehors de ce qui précède, la possibilité de lier des actifs « physiques » à une chaîne de blocs s’est manifestée au fil des années dans des projets tels que Counterparty (2014)[5], Rare Pepes (2016)[6], CryptoPunks (2017)[7] et CryptoKitties (2017)[8], qui ont développé l’idée de l’achat et de la vente décentralisés d’actifs numériques, d’abord sur la chaîne de Bitcoin, puis sur celle d’Ethereum.
CryptoPunks, un projet de JNF parmi les plus novateurs, a été lancé sous le nom de Larva Labs par deux technologues canadiens. En 2017, Matt Hall et John Watkinson ont publié 10 000 images numériques CryptoPunks sur la chaîne de blocs d’Ethereum. Chacune a une taille de 24 x 24 pixels et est unique en raison des caractéristiques générées de manière aléatoire. Elles sont aussi très rares puisqu’aucune autre image CryptoPunks n’a été ni ne sera publiée. Les 10 000 images étaient initialement accessibles gratuitement, puis on a réclamé leur propriété; certaines valent aujourd’hui des dizaines de millions de dollars. Outre leur prix élevé, ce qui est particulièrement intéressant avec les actifs CryptoPunks, c’est qu’on peut les stocker sur une chaîne de blocs en raison de leur petite taille. Cela accroît leur valeur et, par le fait même, la communauté de collectionneurs qui les soutient.
Au-delà de tout événement particulier dans l’histoire des JNF, ce qui est important du point de vue de l’histoire de l’art, c’est la signification potentielle de ces JNF pour la conservation des œuvres d’art numérique, laquelle a toujours représenté un défi pour les gens du domaine. Les fichiers et les hyperliens se corrompent, et les codes cessent de fonctionner. À moins qu’une institution soit pourvue des outils et du savoir-faire nécessaires pour protéger les œuvres d’art numérique, celles-ci peuvent devenir inaccessibles au fil du temps. Les JNF offrent une nouvelle possibilité pour préserver l’art numérique; une communauté de collectionneurs de jetons pourrait agir comme gardien des œuvres sous-jacentes. Les JNF permettent de conserver les œuvres d’art numérique dans leur forme originale « sur » la chaîne de blocs. Il s’agit d’une réalité relativement nouvelle dans l’histoire de l’art, et les institutions artistiques pourraient y capitaliser dans un avenir pas si lointain.
Conclusion
Nous commençons tout juste à comprendre comment les jetons non fongibles évolueront au fil du temps. Les sceptiques étaient nombreux au départ, mais ils se font à l’idée que les JNF sont là pour de bon, et pourraient même remodeler le marché des arts (et d’autres marchés de pièces de collection numériques).
Quoi qu’il en soit, avant qu’on adopte la technologie de la chaîne de blocs en général et les JNF en particulier, sur le plan juridique à grande échelle, il y a des obstacles à surmonter, notamment le fait que les droits de propriété intellectuelle relèvent de compétences territoriales, mais pas la chaîne de blocs. Cela dit, la technologie du registre distribué offre des possibilités évidentes en matière de protection et d’enregistrement de la PI. Comme nous l’avons vu dans les deux premières parties de cette série, les JNF peuvent servir à certifier la paternité et l’authenticité des œuvres, ainsi qu’à suivre l’attribution des droits de PI enregistrés et non enregistrés et à faciliter le paiement des redevances en temps réel. À plus grande échelle, la technologie de la chaîne de blocs fondée sur le consensus pourrait valider certains droits de PI et détecter les cas d’infraction.
En résumé, la technologie continue d’évoluer, et de plus en plus d’acteurs du secteur – développeurs, artistes, juristes – contribueront à l’élaboration de normes et de protocoles d’interopérabilité. Elle n’a pas fini de se développer, tout comme la communauté qui l’entoure.
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[1] https://ip.fasken.com/nfts-intellectual-property-and-art-an-overview-in-three-parts et « Jetons non fongibles, propriété intellectuelle et arts : un aperçu en trois parties » (partie 2 de 3) (fasken.com)
[2] Par exemple, BitchCoin, de Sarah Meyohas (https://sarahmeyohas.com/bitchcoin/), et Unsupervised, de Refik Anadol (https://feralfile.com/exhibitions/unsupervised-sla).
[3] https://yoniassia.com/coloredbitcoin/
[4] https://rhizome.org/editorial/2014/may/03/seven-on-seven-2014/
[5] https://counterparty.io/
[6] https://rare-pepe.com/
[7] https://www.larvalabs.com/cryptopunks
[8] https://www.cryptokitties.co/