Introduction[1]
Le 30 novembre 2021, la Cour supérieure, sous la présidence de l’honorable Charles Ouellet, j.c.s., a accueilli en partie la réclamation en dommages-intérêts d’un entrepreneur qui se disait victime de diverses fautes commises par la Ville de Sherbrooke à l’occasion de la négociation et de l’exécution d’un contrat pour la conception, la construction et la gestion d’un centre de soccer intérieur[2]. Ce faisant, la Cour supérieure a réaffirmé l’importance de l’obligation de renseignement du donneur d’ouvrage à l’étape précontractuelle ainsi que les obligations de collaboration et de loyauté lors de l’exécution du contrat. Ce jugement apporte un éclairage intéressant quant à l’interprétation de ces principes dans le contexte d’un contrat de partenariat public-privé accordé suite à un processus d’appel d’offres.
Sommaire des faits
Au mois d’octobre 2005, la Ville de Sherbrooke ( la « Ville ») a lancé un appel d’offres pour la conclusion d’un contrat visant la conception, la construction et la gestion d’un centre de soccer intérieur (le « Centre ») et d’un hall d’entrée (le « Contrat »). La construction du Centre découlait d’une volonté politique au sein du conseil municipal de favoriser l’activité sportive et de répondre à des pressions exercées sur la Ville par les organismes qui ont pour mandat d’encadrer la pratique du soccer sur son territoire.
Les documents d’appel d’offres mentionnaient notamment « à titre indicatif » que les besoins de réservations de plateaux du Centre par la Ville et ses organismes reconnus représentaient 4943 heures par année.
En outre, les documents d’appel d’offres prévoyaient que la Ville et ses organismes reconnus auraient priorité pour les réservations au Centre et garantissaient que les revenus de locations du Centre en provenance de la Ville et des organismes communautaires et scolaires de son territoire seraient d’au moins 400 000$ pendant les dix premières années du Contrat.
Le Groupe Axor Inc. (« Axor ») était la seule soumissionnaire pour le projet et s’est vu octroyer le Contrat en mars 2006. Le 13 octobre 2006, Axor a cédé le Contrat à l’une de ses filiales, soit Sherax Immobilier Inc. (« Sherax »).
À l’automne 2007, la Ville a dévoilé aux dirigeants des divers organismes le montant des subventions qu’elle leur accorderait pour la location du Centre, lequel était passablement insuffisant pour leur permettre d’acquitter le paiement des 4998 heures déjà louées. Dans les jours qui ont suivi, le nombre d’heures réservées a chuté de 4998 heures à 1456 heures.
Qui plus est, suivant l’adjudication du Contrat, la Ville a aménagé un terrain de soccer synthétique à une dizaine de mètres du Centre, dont l’utilisation était gratuite pour tous, créant ainsi une concurrence directe pour le Centre.
De 2007 à 2020, l’objectif de 4943 heures de location par année n’a jamais été atteint. À travers les années, la Ville a procédé à de légères augmentations du budget des organisations pour atteindre le seuil minimal de 400 000 $ garanti selon les termes de l’appel d’offres, sans plus.
C’est dans ce contexte qu’Axor et Sherax ont introduit une réclamation en dommages contre la Ville pour les gains perdus pendant les 13 années d’opération du Centre, s’élevant à la somme de 3 003 862 $. Elles reprochaient notamment à la Ville d’avoir manqué à son obligation de bonne foi et d’avoir transgressé ses obligations d’information, de collaboration et de loyauté en ayant omis de fournir les informations adéquates à ces dernières et en ayant fait défaut de collaborer avec elles pour la location du Centre, allant même jusqu’à concurrencer directement celui-ci.
En défense, la Ville invoquait que sa seule obligation était de garantir à l’adjudicataire des revenus de location annuels par l’entremise de réservations de ses organismes reconnus et des organismes scolaires s’élevant à 400 000 $ pour une période de 10 ans, tel que le stipulaient les documents d’appel d’offres. De plus, elle plaidait que les besoins de locations indiqués dans les documents d’appel d’offres n’étaient qu’à titre indicatif et que la viabilité du projet était de la responsabilité de l’entrepreneur.
Le jugement
Suivant un raisonnement détaillé, le tribunal a ultimement conclu que la Ville avait manqué à son obligation de renseignement à l’égard d’Axor/Sherax, puisqu’elle n’a jamais eu l’intention d’accorder le financement additionnel requis afin que ses organismes communautaires puissent assumer le coût des réservations en lien avec les besoins énoncés au Contrat.
Selon le tribunal, le libellé des documents d’appel d’offres laissait croire que la Ville supporterait financièrement les organismes dans le but de combler les besoins en termes d’heures d’utilisation du Centre, notamment du fait que la Ville et ses organismes bénéficiaient d’une priorité pour la réservation du Centre et géraient eux-mêmes les réservations.
De plus, il a été démontré que les organismes communautaires s’attendaient à recevoir des subventions additionnelles pour leur permettre d’assurer les coûts de location du Centre, dans la mesure où leur financement dépend largement des subventions accordées par la Ville. Or, la preuve administrée lors du procès a révélé que la Ville n’a jamais eu l’intention d’accorder un financement additionnel à ses organismes au-delà de ce qui serait nécessaire pour atteindre le seuil minimal de revenus de 400 000 $ prévu par le Contrat.
Le tribunal a retenu que la Ville a accepté la proposition d’Axor sans l’informer de son intention de limiter sa contribution financière aux organismes au seuil minimal de 400 000 $ prévu par le Contrat et ce, en étant consciente de l’impact de cette décision sur la viabilité financière du projet. Cette information était pourtant cruciale pour Axor, qui n’aurait pas consenti au Contrat si elle avait été informée des intentions de la Ville.
Au surplus, le tribunal a conclu que le choix de la Ville d’aménager un terrain de soccer synthétique dont l’accès est gratuit pour la population, à proximité du Centre, et ce, peu de temps après la conclusion du Contrat, ainsi que son défaut de tenir compte des doléances de son cocontractant quant à cette situation constituait un manquement à son obligation contractuelle de collaboration et de loyauté.
Le Contrat comportait l’obligation pour la Ville de ne pas faire compétition à sa cocontractante, d’autant plus que le Contrat visait à établir un partenariat entre la Ville et Axor/Sherax pour l’exploitation du Centre.
Le tribunal a rejeté l’argument de la Ville voulant que les termes « à titre indicatif » aient pour effet de l’exonérer de toute responsabilité quant à l’estimation des heures de location requises par la Ville et les organismes communautaires indiquée dans les documents d’appel d’offres puisque :
Par ailleurs, le tribunal n’a pas été convaincu que la responsabilité de la Ville devait être limitée en raison d’une clause prévoyant qu’elle garantissait un seuil minimal de 400 000 $ en revenus de location pendant les 10 premières années du Contrat. À ce sujet, le tribunal a statué que la Ville cherchait à faire jouer à la clause de garantie le rôle d’une clause de limitation de responsabilité alors que son libellé ne prévoyait aucune telle limitation pour les dommages découlant de fautes contractuelles commises par la Ville[3].
Pour ces motifs, la Ville a été condamnée à payer à Sherax la somme de 2 686 492,28 $, plus intérêts et l’indemnité additionnelle à compter de l’introduction de la demande. Soulignons qu’une déclaration d’appel a été déposée le 18 janvier 2022. En date de la publication de ce bulletin, la Cour d’appel ne s’était pas prononcée sur le sort de cette affaire.
Points saillants
- la Ville savait que les heures estimées ne se matérialiseraient pas sans une aide qu’elle n’avait pas l’intention de donner;
- cette estimation n’était pas réellement « erronée », considérant le fait que les réservations avaient été effectuées avant que les organismes de la Ville soient informés qu’ils n’obtiendraient pas de financement additionnel leur permettant de réserver les plateaux de soccer du Centre pour leurs besoins indiqués dans l’appel d’offres.
Ce jugement confirme plusieurs principes importants établis par la jurisprudence et la doctrine quant à la portée de l’obligation de bonne foi dans le contexte d’un contrat à forfait conclu entre une municipalité et un entrepreneur.
D’abord, l’obligation de bonne foi, codifiée aux articles 6,7 et 1375 du Code civil du Québec, doit gouverner la conduite des parties à toutes les étapes de leurs relations contractuelles[4]. Dans le contexte d’un contrat à forfait, cela implique notamment que le donneur d’ouvrage a l’obligation de fournir à l’entrepreneur non seulement les informations qu’il possède effectivement, mais aussi toute information qu’il devrait détenir qui est déterminante à une évaluation adéquate du risque du projet et au bon déroulement des travaux. Citant le jugement rendu dans l’affaire Janin Atlas inc. c. Hydro-Québec[5], le tribunal rappelle que cette obligation vise à éviter que le donneur d’ouvrage puisse, par sa faute ou sa malhonnêteté, fausser le processus d’analyse de risque auquel l’entrepreneur doit se livrer[6].
De plus, le tribunal a conclu que la Ville ne pouvait invoquer une clause du contrat pour limiter sa responsabilité, puisque l’obligation de bonne foi est d’ordre public[7] et qu’il est impossible d’exclure ou de limiter sa responsabilité pour des fautes intentionnelles[8].
Quant à l’obligation de collaboration, elle implique que chaque partie au contrat puisse chercher à réaliser ses objectifs personnels, mais pas au détriment de l'objectif commun justifiant fondamentalement la conclusion du contrat[9].
Également, le tribunal rappelle que les obligations de renseignement, de collaboration et de loyauté sont plus intenses dans un contrat de partenariat, comme celui en cause dans cette affaire[10].
En conclusion, ce jugement confirme l’importance des obligations de renseignement, de collaboration et de loyauté, et ce, particulièrement dans le contexte d’un contrat de partenariat entre un organisme public et un entrepreneur privé visant la réalisation d’un projet complexe nécessitant une collaboration soutenue entre les parties. En outre, il témoigne du fait qu’il est rarement possible de se réfugier derrière une clause du contrat pour se dégager de sa responsabilité pour un manquement à l’obligation d’agir de bonne foi devant gouverner la conduite des parties à toutes les étapes de la relation contractuelle.
[1] Les auteurs tiennent à remercier Christophe Leduc, stagiaire, pour sa contribution à la rédaction de cet article.
[2]Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., 2021 QCCS 5018.
[3]Id., para. 136.
[4]Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 6, 7 et 1375.
[5]Janin Atlas inc. c. Hydro-Québec, 2019 QCCS 4523 (déclaration d’appel, 2019-11-22 (C.A.) 500-09-028700-193).
[6]Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., préc., note 1, para. 90.
[7] Id., para. 138.
[8] Art. 1474 C.c.Q.
[9] Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc., préc., note 1, para. 121; Cultiva Électroniques inc. c. CMC Électronique inc., 2009 QCCS 1591, para. 525; Compagnie du centre de divertissement du Forum c. Société du groupe d'embouteillage Pepsi (Canada), 2008 QCCS 4672, para. 250; Provigo Distribution inc. c. Supermarché A.R.G. inc., [1998] R.J.Q. 47 (C.A.).[10] Ville de Sherbrooke c. Sherax Immobilier inc, id., para. 91 et 117.