Introduction
Le 21 février 2022, la Cour d’appel du Québec a rendu sa décision dans l’affaire M. Diamond & Associés inc. c. Agence du revenu du Québec[1], et ainsi confirmé que les procédures de contestation d’un contribuable à l’égard d’un avis de cotisation sont automatiquement suspendues en cas de faillite subséquente du contribuable. Ce faisant, la Cour a infirmé la décision du tribunal de première instance, qui avait jugé que le syndic de faillite devait continuer la contestation du failli.
La Cour a notamment effectué une analyse des affaires pertinentes instruites par les tribunaux dans plusieurs provinces canadiennes et par la Cour suprême du Canada afin de déterminer, entre autres, si le failli doit être demandeur ou défendeur pour que la suspension des procédures intentées en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité[2] prenne effet.Les faits
En mars 2013, Rocco Carbone (le « débiteur ») a reçu de l’Agence du revenu du Québec (l’« ARQ ») un avis de cotisation (l’« avis de cotisation ») relativement à son impôt sur le revenu pour l’année d’imposition 2007. En juillet 2016, le débiteur a intenté des procédures judiciaires pour contester l’avis de cotisation (les « procédures »). En juillet 2017, alors que le tribunal était toujours saisi des procédures, le débiteur a fait cession de ses biens.
L’ARQ a déposé une preuve de réclamation dans le cadre de la procédure de faillite du débiteur et, deux ans plus tard, en février 2019, a demandé la reprise des procédures dans une mise en demeure transmise au syndic de faillite (le « syndic »)[3]. Le syndic n’a pas donné suite à la mise en demeure, ce qui a incité l’ARQ à demander le rejet des procédures à la Cour du Québec.
La décision de la Cour d’appel du Québec
Le 27 avril 2020, la Cour du Québec a rejeté les procédures et la position du syndic selon laquelle elles étaient suspendues en vertu de la LFI. Le juge de première instance est essentiellement arrivé aux conclusions suivantes :
- La faillite du débiteur n’a pas automatiquement suspendu les procédures.
- L’ARQ était en droit de faire confirmer sa réclamation, car tant qu’un avis de cotisation n’est pas infirmé, modifié ou amendé par les tribunaux, aucune mesure de recouvrement d’impôt ne peut être entreprise contre le débiteur[4].
Compte tenu de ce qui précède et selon le juge de première instance, la suspension des procédures s’applique seulement à la mesure d’exécution de l’ARQ aux termes de l’avis de cotisation lorsque la dette fiscale est confirmée, ce qui peut se produire après a) un jugement visant les procédures, ou b) un désistement produit par le syndic.
La Cour du Québec, s’appuyant sur la jurisprudence existante[5], a conclu que la décision de reprendre une instance d’appel en cour doit être prise par le syndic, compte tenu du principe selon lequel les biens du failli sont dévolus au syndic en cas de faillite. Par conséquent, comme le syndic dans cette affaire ne souhaitait pas reprendre les procédures et les considérait comme suspendues, la demande en rejet de l’ARQ devrait être accueillie. La Cour du Québec a également établi une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Girard[6] de la Cour d’appel : l’avis de cotisation a été délivré avant la faillite en l’espèce, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Girard. Il convient de noter que, dans l’arrêt Girard, la Cour d’appel a notamment statué qu’un avis de cotisation délivré après la faillite d’un contribuable était une mesure de recouvrement suspendue par la faillite.
Le syndic a interjeté appel de la décision.
L’appel
En appel, le syndic a essentiellement soutenu que la faillite du contribuable avait suspendu les procédures, même si elles avaient été introduites par le contribuable.
À l’inverse, l’ARQ a soutenu que les procédures n’avaient pas été suspendues en vertu de la LFI pour trois motifs principaux :
- La suspension des procédures prévue aux articles 69 et suivants de la Loi ne s’applique pas aux procédures en cause puisque l’avis de cotisation a été délivré avant la faillite, et non après. Dans tous les cas, ces dispositions de la LFI ne s’appliquent pas aux procédures où le failli est le demandeur.
- Le syndic était tenu de prendre une décision à l’égard de la continuation des procédures puisque les droits du débiteur lui avaient été dévolus.
- La position du syndic va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour du Québec et des tribunaux des autres provinces canadiennes, selon laquelle une autorité fiscale a le droit de liquider, en cour, sa réclamation contre un failli.
De son côté, le syndic a fait valoir que le juge de première instance avait commis une erreur en distinguant l’affaire en l’espèce de l’affaire Girard sur le seul fondement du moment de la délivrance de l’avis de cotisation et que, puisque l’avis de cotisation était assujetti à la suspension, les procédures l’étaient également.
La Cour d’appel a souscrit à l’opinion du syndic et a infirmé le jugement de première instance.
L’interprétation de la suspension des procédures en vertu de la LFI
Tout d’abord, la Cour a rejeté l’argument de l’ARQ selon lequel les articles 69 et suivants de la LFI ne s’appliquent pas aux procédures et l’idée que, pour que la suspension s’applique, le failli doit être le défendeur dans des procédures où un créancier cherche à recouvrer sa réclamation.
Dans l’arrêt Girard, la Cour d’appel avait invoqué le « modèle de la procédure unique »[7] et l’interprétation large de l’article 69.3 de la LFI[8] par la CSC et conclu qu’un avis de cotisation était une mesure de recouvrement et était donc assujetti à la suspension des procédures. Selon la Cour, ce raisonnement a été confirmé par la CSC dans l’arrêt Moloney[9], où la CSC a conclu que l’objectif premier de la faillite est le « partage équitable des biens », réalisé au moyen d’un modèle de procédure unique : « [l]es créanciers ne doivent pas être autorisés à faire valoir leurs réclamations prouvables individuellement […] hors du cadre de la procédure collective. L’article 69.3 de la LFI prévoit donc la suspension automatique des procédures engagées contre le failli, laquelle prend effet le premier jour de la faillite[10]. »
La Cour n’a pas établi de distinction entre l’affaire Girard et celle en l’espèce. Même si les faits dans l’affaire Girard étaient différents – en l’espèce, l’avis de cotisation a effectivement été délivré avant la faillite et le débiteur a déposé une contestation devant la Cour du Québec –, il n’en demeure pas moins que la contestation de l’avis de cotisation était essentiellement une étape dans le processus, contesté par le débiteur, de l’ARQ pour percevoir une créance fiscale contre un contribuable en faillite.
La Cour a également confirmé que, puisque la LFI ne fait pas référence au « demandeur » ni au « défendeur », l’utilisation de ces termes n’est pas pertinente pour déterminer si la suspension des procédures s’applique [traduction] :
[35] L’Agence interprète l’article 69.3 de la LFI de façon trop restrictive. Cet article suspend le droit du « créancier » d’intenter ou de continuer une action, mesure d’exécution ou autre procédure contre le « débiteur » en vue du recouvrement de réclamations prouvables en matière de faillite. Le contribuable est le débiteur et l’Agence est le créancier. La LFI ne fait pas référence au « demandeur » ni au « défendeur » et l’utilisation de ces termes ne devrait pas être prise en considération. En substance, la contestation n’est rien de plus que la défense du contribuable contre la réclamation de l’Agence, et les mesures prises par l’Agence pour reprendre le dossier devant la Cour du Québec constituent la continuation de cette réclamation par le créancier.
Le rôle et les obligations du syndic
La Cour a également rejeté l’argument de l’ARQ relatif à l’article 71 de la LFI. L’ARQ estimait qu’en vertu de cet article, le failli n’avait pas la capacité de continuer les procédures et que, par conséquent, il revenait au syndic de les continuer. S’il est vrai que la faillite fait perdre au débiteur ce pouvoir décisionnel, la Cour a statué que le syndic n’avait pas l’obligation de continuer les procédures à la place du failli. La Cour mentionne qu’il est important de distinguer la contestation d’un avis de cotisation d’une situation où le contribuable intente une poursuite pour recouvrer des impôts déjà payés [traduction] :
[37] Évidemment, la situation serait différente si le failli avait payé l’impôt contesté et demandé un remboursement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Dans ces circonstances, le failli serait le créancier, la réclamation serait dévolue au syndic en vertu de l’article 71 de la LFI et les procédures ne seraient pas suspendues en vertu de l’article 69.3 de la LFI, de sorte que le syndic devrait décider de continuer ou non les procédures au profit des créanciers[11].
En l’espèce, le débiteur était véritablement un « débiteur » : en vertu de la législation fiscale, l’avis de cotisation est réputé valide à moins que le contribuable ne dépose une contestation et qu’un tribunal n’en décide autrement. Le débiteur aurait donc dû bénéficier de la suspension des procédures à la suite de sa faillite.
La jurisprudence hors Québec
Le juge de première instance a beaucoup insisté sur l’arrêt Schnier de la Cour d’appel[12] de l’Ontario, allant jusqu’à dire que la position du syndic était erronée en droit à la lumière de ce jugement. Selon la Cour d’appel, l’arrêt Schnier était d’application limitée puisqu’il portait principalement sur des procédures de libération de faillite en vertu de l’article 172.1 de la LFI et soutenait que les autorités fiscales doivent liquider leur réclamation pour contester la libération d’un failli.
En effet, la Cour d’appel a conclu qu’aucune des décisions rendues à l’extérieur du Québec ne contredisait Girard en ce qui concerne la suspension des procédures [traduction] :
[41] Il est vrai qu’il semble y avoir une tendance constante d’affaires à la Cour du Québec, où l’Agence cherche à contraindre le syndic à continuer les contestations des contribuables en faillite et, si le syndic ne le fait pas, présente une demande en rejet de la contestation. L’Agence produit un certain nombre de jugements de la Cour du Québec accueillant ces demandes et un jugement de notre Cour confirmant un jugement de la Cour du Québec qui accordait au syndic 30 jours pour répondre à une mise en demeure portant sur la continuation de la poursuite. Plusieurs jugements rejetant les contestations ont été rendus par défaut après la confirmation par le syndic qu’il n’avait aucun intérêt dans les procédures fiscales. Ces jugements sont, à mon avis, erronément tranchés pour les mêmes motifs que le jugement en l’espèce. Le fait que ces décisions soient nombreuses n’y change rien.
Conclusion
Cette décision nous rappelle les effets fondamentaux de la faillite et son objectif. Citant le professeur Jacques Deslauriers, la Cour explique que la faillite a trois effets principaux[13] : 1) tous les biens du failli sont dévolus au syndic, qui les gère et les liquide en faveur des créanciers; 2) le failli devient inhabile à prendre des décisions à l’égard de ses biens; et 3) tous les recours des créanciers contre le failli sont suspendus en faveur d’une procédure de liquidation des réclamations devant le tribunal de faillite.
La décision réitère également l’un des objectifs fondamentaux de la législation régissant la faillite, soit le partage équitable des biens entre les créanciers afin d’éviter une situation où plusieurs poursuites distinctes sont intentées par les créanciers.
Enfin, cette affaire confirme que les termes « demandeur » et « défendeur » ne sont pas pertinents dans la détermination de l’assujettissement des procédures à la suspension en vertu de la LFI. Il faut plutôt se demander si le recours du failli constitue un moyen de défense contre une réclamation d’un créancier cherchant à recouvrer une réclamation. Dans l’affirmative, les procédures doivent être suspendues même si le débiteur y joue le rôle de « demandeur ».
*Ce bulletin a été rédigé avec l'aide de Sachel Cardi-Bissonnette (étudiant en droit)
[1] 2022 QCCA 250 (Marie-France Bich, J.C.A., Stephen W. Hamilton, J.C.A. et Michel Beaupré, J.C.A.) : appel accueilli et décision de la Cour du Québec (2020 QCCQ 1633; Daniel Bourgeois, J.C.Q.) infirmée.
[2] L.R.C. (1985), ch. B-3 (la « LFI »).
[3]Article 200 du Code de procédure civile, RLRQ, ch. C-25.01.
[4] Loi sur l’administration fiscale, RLRQ, ch. A-6.002, art. 12.0.3.
[5] Therrien c. Lefebvre, 2015 QCCA 2016.
[6] Girard (Syndic de), 2014 QCCA 1922 (demande d’autorisation d’appel à la CSC rejetée, 30 avril 2015, no 36220, 2015 CanLII 23008) (« Girard »).
[7]Century Services Inc. c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 60.
[8] Vachon c. Commission de l’emploi et de l’immigration, [1985] 2 RCS 417; M & D Farm Ltd. c. Société du crédit agricole du Manitoba, [1999] 2 RCS 961.
[9] Alberta (Procureur général) c. Moloney, 2015 CSC 51.
[10] Ibid, par. 33, 34 et 39.
[11] M. Diamond & Associés inc. c. Agence du revenu du Québec, note 9, par. 37.
[12] Schnier v. Canada (Attorney General), 2016 ONCA 5 (disponible uniquement en anglais).
[13] Jacques Deslauriers, La faillite et l’insolvabilité au Québec, 2e édition (Montréal : Wilson & Lafleur, 2011), par. 902.