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Sovell : clauses claires et ambiguës, réalité commerciale et oppression

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Bulletin litiges et résolution de conflits

En droit des contrats, lorsqu’une clause est claire, il faut l’appliquer et non l’interpréter[1] Le tribunal doit normalement s’en tenir à ce qui est écrit noir sur blanc. Il ne lui revient pas de juger du bien-fondé ou de la logique de ce que les parties ont librement convenu. Si notre droit prévoit une série de règles d’interprétation permettant de cerner l’intention des parties[2], leur application est normalement réservée aux stipulations contractuelles jugées ambiguës.

Notre droit corporatif, à l’inverse, prévoit des recours basés sur l’équité et la recherche d’une justice commerciale, notamment l’action en oppression prévue par l’article 241 de la Loi canadienne sur les sociétés par actions et 450 de la Loi sur les sociétés par actions (Québec)[3]. Loin de confiner le tribunal à des règles strictes, ce type de recours lui attribue une vaste discrétion pour permettre le dénouement d’impasses ou de litiges entre actionnaires et administrateurs d’une société par actions[4].

Les collisions entre ces deux principes sont inévitables. Les actionnaires concluent régulièrement des contrats entre eux, à commencer par la fameuse convention entre actionnaires si essentielle à leurs relations. S’ils conviennent de termes clairs, ceux-ci peuvent-ils être écartés, remodelés ou révisés par un tribunal estimant devoir intervenir dans le contexte d’un recours en oppression ou d’un litige entre actionnaires ?

Selon les circonstances, la réponse peut être affirmative, comme vient de l’illustrer la Cour d’appel du Québec dans l’affaire Sovell[5].

L’affaire Sovell : Prise 1

Les relations entre les parties se résument ainsi :

  • Sovell et la société à numéro 2727 détiennent chacun 50% des actions de C-IN2 Clothing co. Inc. (« C-IN2 »), une société œuvrant dans la vente de sous-vêtements pour homme;
  • 2727 est contrôlée par Choueke;
  • Pour faciliter les opérations et le transfert des marchandises entre le Canada et les États-Unis, messieurs Sovell et Choueke créent une société américaine du nom de C-IN2 USA dont les actions sont réparties selon le même pourcentage.
  • Choueke et son épouse sont également propriétaires de deux sociétés, Ruby et Memphis, rendant des services à C-IN2.

Sovell et 2727 sont régis par une convention entre actionnaires de C-IN2 prévoyant une clause coercitive d’achat-vente, communément appelée « clause shotgun ». Un actionnaire peut formuler une offre à l’autre actionnaire à un prix donné et ce dernier est tenu soit d’acheter, soit de vendre aux mêmes conditions. 

En avril 2015, 2727 déclenche ce mécanisme en offrant un prix de 300 000$ pour les actions de la société détenues par Sovell tout en indiquant, dans le même avis, qu’une dette de 1,9 million serait due par C-IN2 à 2727 et devrait être remboursée au moment de la transaction.

Sovell conteste l’existence de cette dette et obtient d’abord une ordonnance intérimaire de la Cour supérieure suspendant le mécanisme d’achat-vente jusqu’à ce que la lumière soit faite par un juricomptable sur les sommes qui seraient dues à 2727. Puis, sur le fond de l’affaire, la Cour supérieure conclut qu’aucune somme n’est due à 2727, mais que C-IN2 doit une somme totale de 329 034$ à Ruby et Memphis.

Le tribunal n’annule pas l’avis « shotgun » transmis par 2727, mais en ordonne la correction pour refléter les réelles sommes dues par C-IN2. Dans ce nouveau contexte et sur la base de cet avis corrigé, Sovell exerce l’option de se porter acquéreur des actions de 2727.

Entretemps, l’affaire est portée en appel et les relations entre les parties s’enveniment davantage jusqu’à ce que la Cour d’appel confirme le jugement de première instance, notamment sur la correction de l’avis « shotgun ».

L’affaire Sovell : Prise 2

La saga se poursuit après ce premier arrêt de la Cour d’appel.

Sovell ayant choisi de se porter acquéreur, 2727 prend la position que l’avis « shotgun » et le prix de 300 000$ y étant associé ne portent que sur les actions de la société canadienne, C-IN2, à l’exclusion de celles de la société américaine constituée au Delaware, C-IN2 USA.

Cette question ainsi que plusieurs autres sont soumises à la Cour supérieure qui, sous la plume de l’honorable Danielle Turcotte, donne raison à Sovell et refuse d’exclure les actions de la société américaine de la transaction. La Cour supérieure conclut essentiellement :

  • Qu’il existe non seulement une ambiguïté, mais que celle-ci est conçue à dessein par Choueke qui, selon la Cour, aurait « choisi volontairement d’être vague dans son avis » pour préserver ses options selon la décision d’achat ou de vente que prendrait Sovell;
  • Que bien que les deux entités soient des personnes morales distinctes, les parties n’ont jamais fait la différence dans les faits;
  • Que la référence de l’avis à une marque de produits du nom de GripAthletic est révélatrice de l’intention d’inclure C-IN2 USA, puisque cette marque appartient à cette société américaine.

Bref, la Cour supérieure interprète l’avis et conclut qu’il vise les actions des deux sociétés.

En appel, 2727 reproche à la première juge cet exercice d’interprétation. La Cour d’appel résume leur argument ainsi :

« [28] Les appelants reprochent à la juge de s’être livrée à l’interprétation de l’avis qui a été transmis pour en dégager l’intention des parties, alors que la clause était à ce point claire et limpide qu’elle n’avait pas besoin d’être interprétée. Ils sont aussi d’avis que la juge a commis une erreur de droit en s’autorisant de l’article 241 de la Loi canadienne des sociétés par actions pour décider de l’affaire et inclure C-IN2 USA dans l’offre de 2727 en application de la clause coercitive de la convention d’actionnaires de C-IN2. »

La Cour d’appel écarte entièrement cet argument. Elle refuse l’invitation des appelants de restreindre l’exercice à des concepts de droit civil des contrats et met l’accent sur le contexte dont était saisie la première juge, celui d’une action en oppression où il convient d’adopter toutes les mesures de redressement appropriées pour mettre fin à un abus. La Cour d’appel écrit ceci :

[29] La juge a bien compris qu’il lui appartenait de mettre fin à l’abus par des mesures de redressement propres à assurer l’exercice de l’intervention demandée. Ses motifs sont clairement et limpidement exposés dans son jugement.

[30] La preuve établissait que ni l’un ni l’autre des actionnaires ne désirait continuer l’entreprise, que les deux corporations étaient dépendantes l’une de l’autre, que leurs états financiers étaient combinés, leurs documents bancaires étaient gardés à Montréal et qu’elles étaient sous l’autorité des mêmes personnes, que les actifs de C-IN2 garantissaient la dette de C-IN2 USA auprès de la Banque Toronto Dominion.

[31] Il eut été pour le moins surprenant de reconnaître que M. Choueke souhaitait, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire et des abus constatés par la juge, continuer sa relation d’affaires et d’actionnaire avec Sovell seulement dans la compagnie C-IN2 USA, tout en voulant mettre un terme définitif à leur relation d’actionnaire dans la compagnie C-IN2.

[32] Notre Cour rappelait récemment, et suivant en cela les enseignements de la Cour suprême, que le recours en oppression découlant d’un comportement abusif d’un administrateur d’une société est « un recours fondé sur l’équité et qu’en conséquence, ce qui doit être pris en compte, ce ne sont pas tant les considérations strictement juridiques, mais plutôt la réalité de la relation commerciale entre les parties. »

[33] La juge de première instance a tenu compte du contexte particulier de l’affaire et de la volonté de Sovell et Choueke de mettre un terme définitif à leur relation d’affaires. L’appelant ne démontre aucune erreur de droit, non plus qu’une erreur manifeste et déterminante pouvant justifier l’intervention de la Cour. (nos soulignements)

La Cour d’appel rejette donc ce moyen en concluant à l’absence d’erreur de droit.

Conclusion

L’arrêt Sovell s’inscrit dans une trame factuelle précise ayant sans aucun doute joué un rôle décisif, aussi bien en première instance qu’en appel. Les commentaires de la Cour d’appel constituent un rappel de plus qu’en matière de litige entre actionnaires et dans une action en oppression, les concepts de droit civil stricts doivent parfois céder le pas à des considérations d’équité commerciale.


[1] Jean-Louis BAUDOUIN et Pierre-Gabriel JOBIN, Les obligations, 7e éd., Montréal, Yvon Blais, 2013, no 413.
[2] Voir les articles 1425 à 1432 du Code civil du Québec.
[3] BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976, 2008 CSC 69, para. 58.
[4] Paul MARTEL, La société par actions au Québec: les aspects juridiques, vol. 1, Montréal, Wilson & Lafleur, 2021, para. 31-309.
[5] 2727901 Canada Inc. c. Sovell, 2021 QCCA 1971.

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  • Vincent Cérat Lagana, Associé, Montréal, QC, +1 514 394 4520, vcerat@fasken.com
  • Hugo Séguin, Avocat, Montréal, QC, +1 514 397 5164, hseguin@fasken.com

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