Bien que l’opposition des Autochtones à certains grands projets énergétiques ait fait les manchettes ces dernières années, en pratique, l’intervention des Autochtones dans le secteur de l’énergie est devenue de plus en plus répandue, ce qui a donné lieu à de nouvelles possibilités pour les communautés autochtones, les promoteurs et les sociétés de services publics. Le rôle des organismes provinciaux traditionnels de réglementation de l’énergie pourrait également être appelé à évoluer. Sur le terrain, c’est cette réalité peu connue que l’on constate.
Ce bulletin, le premier d’une série en deux parties, donne un aperçu des infrastructures énergétiques dont des communautés autochtones sont propriétaires au Canada et de leurs investissements dans ces infrastructures. Il est également question d’un changement possible dans la réglementation des services publics qui pourrait découler de la prise de participation et de l’intervention croissantes des Autochtones dans le paysage énergétique canadien en évolution.
La prise de participation par les Autochtones – une tendance croissante
Les peuples autochtones cherchent de plus en plus à conclure des alliances commerciales avec le secteur privé afin de jouer un rôle plus actif dans le développement de leurs territoires. La stabilité des flux de revenus tirés de projets énergétiques – comme la production d’énergie éolienne, solaire et hydroélectrique au fil de l’eau, le stockage d’électricité, les pipelines et les infrastructures de transport – a attiré des investissements de communautés autochtones souhaitant obtenir une participation dans le capital de ces projets d’envergure. Ces ententes de prise de participation ont pris diverses formes. En voici quelques exemples :
- En 2019, sept communautés autochtones ont acquis une participation combinée de 40 % dans Alberta PowerLine;
- En 2020, six communautés autochtones ont investi 93 millions de dollars dans le projet énergétique Cascade près d’Edson, en Alberta;
- En 2022, TC Énergie a conclu des ententes d’option visant la vente d’une participation de 10 % dans le projet de gazoduc Coastal GasLink à des communautés autochtones qui avaient déjà conclu une entente avec Coastal GasLink;
- Des groupes dirigés par des Autochtones sont déterminés à devenir propriétaires de l’oléoduc Trans Mountain.
La prise de participation par les Autochtones diffère des approches traditionnelles de coopération (comme les paiements fixes et le partage des revenus prévus dans les ententes sur les répercussions et les avantages), car elle établit un lien plus direct entre les intérêts autochtones et les résultats des projets à long terme. Bien que les ententes sur les répercussions et les avantages et d’autres formes plus usuelles de participation des peuples autochtones dans les projets continuent de jouer un rôle essentiel pour atténuer l’incertitude réglementaire, la prise de participation au capital peut procurer des avantages supplémentaires. En fin de compte, elle favorise la réconciliation économique et jette les bases d’une prospérité économique partagée qui est de plus en plus recherchée par les sociétés pour répondre à leurs propres priorités environnementales, sociales et de gouvernance (ESG).
Il est important de rappeler que les peuples autochtones ne forment pas un groupe homogène. Ainsi, la prise de participation peut procurer un certain nombre d’avantages aux communautés autochtones, notamment :
- Le passage d’un modèle de coopération passive à un modèle qui favorise l’intervention active dans les décisions relatives aux projets, y compris l’intégration et l’échange de connaissances et de valeurs autochtones;
- La création de sources de revenus stables à long terme qui améliorent la stabilité économique globale;
- Le renforcement des capacités des communautés grâce à des possibilités d’emploi et de formation dans le domaine des affaires et en gestion;
- La création de possibilités économiques pour les générations futures.
Parallèlement, les initiatives visant à appuyer les Autochtones dans la prise de participation doivent tenir compte des exigences législatives, structurelles et fiscales applicables, ce qui nécessite une réflexion et une planification minutieuses. La négociation de tels partenariats demande une compréhension des processus de gouvernance et décisionnels relativement aux projets, des options de structuration commerciale, de la façon d’accéder à des capitaux pour garantir la participation et des mécanismes pour assurer une répartition claire des risques financiers. La conversation sur la répartition des risques représente un élément particulièrement important pour une participation réussie des communautés autochtones, car le profil de risques est différent d’un projet à l’autre et les circonstances propres à la communauté concernée ont une incidence sur sa tolérance au risque commercial. Les communautés autochtones doivent bien mesurer ces risques par rapport à leur désir de générer des revenus prévisibles au fil du temps.
Dans la partie II de la présente série, nous examinerons certaines des solutions que des partenaires autochtones et industriels ont adoptées pour relever ces défis, ainsi que l’émergence d’occasions de financement appuyées par le gouvernement dans différentes régions qui ont permis aux communautés autochtones d’avoir plus facilement accès à des occasions de prise de participation.
L’augmentation récente de la prise de participation des Autochtones démontre un désir d’harmoniser les intérêts des promoteurs de projets du secteur de l’énergie et des communautés autochtones d’une manière qui va bien au-delà de la consultation. Bien que des obstacles subsistent, les possibilités de participation des Autochtones dans le secteur de l’énergie continueront de croître au cours des prochaines années, ce qui créera de nouvelles pressions sur les sociétés de services publics et les organismes de réglementation des services publics au Canada.
Autoréglementation autochtone et autres changements dans le paysage réglementaire
Le nombre croissant de projets énergétiques dont des communautés autochtones sont propriétaires ou copropriétaires a soulevé d’importantes questions pour les organismes de réglementation des services publics, y compris la possibilité d’une surveillance dirigée par les Autochtones dans ce secteur. Certains groupes autochtones réclament une réglementation différente de leurs services publics. Les services publics qui relèvent de la compétence d’un organisme provincial de réglementation deviendraient autoréglementés, seraient supervisés par un organisme représentatif ou seraient réglementés par une commission autochtone des services publics.
Bien que l’on s’attende à ce que les organismes de réglementation de l’énergie de toutes les régions canadiennes aient à se pencher un jour sur cet enjeu, la Colombie-Britannique a été la première à formuler une réponse. En particulier, les avantages et les obstacles de la réglementation différenciée pour les services publics gérés par les Autochtones ont été examinés par la British Columbia Utilities Commission (BCUC) qui, en 2020, a publié son rapport final (disponible uniquement en anglais) à la suite d’une enquête sur la réglementation des services publics autochtones.
Le rapport final comprend 35 recommandations pour la province, notamment en ce qui concerne le développement de services publics sous contrôle autochtone. Ces recommandations représentent un cadre qui pourrait servir à modifier fondamentalement le cadre réglementaire applicable aux services publics et aux producteurs d’électricité en Colombie-Britannique et pourraient être utilisées par les autres régions qui doivent composer avec les mêmes enjeux.
Selon la BCUC, un service public est géré par les Autochtones lorsqu’un groupe autochtone a la capacité d’exercer une influence sur les décisions et les mesures du service public, soit par le contrôle juridique (de droit), soit par le contrôle effectif (de fait). Se qualifieraient comme un tel service, par exemple :
- Un service public géré par les Autochtones qui développe un projet de production d’énergie verte près d’une infrastructure de transport existante, dont l’électricité produite est vendue à un service public en place à un prix qui permet au service public autochtone de recouvrer ses coûts;
- Une communauté autochtone éloignée et autonome qui développe un projet de production d’énergie verte pour remplacer l’électricité produite au diesel. L’électricité produite pourrait être distribuée par le service public géré par les Autochtones ou vendue à un service public existant aux fins de distribution à la communauté.
Plus particulièrement, la BCUC a noté trois questions importantes concernant les services publics gérés par les Autochtones :
- Autoréglementation – La BCUC a recommandé que les sociétés autochtones de services publics puissent se retirer facilement de la réglementation de la BCUC sur leur réserve ou leurs terres sous autonomie gouvernementale ou visées par un traité moderne en faveur d’un cadre réglementaire prescrit par le groupe même. Bien que la portée et la forme de la réglementation pourraient varier selon la capacité du groupe autochtone, un processus rigoureux de résolution des plaintes et des différends devra être mis en place pour assurer la protection des consommateurs (tel qu’approuvé par un groupe ou un organisme de personnes autochtones, et non par la BCUC). La BCUC a souligné que les groupes autochtones pourraient négocier des zones élargies d’autoréglementation au moyen de traités modernes ou d’autres accords selon ce qui est prévu par la Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act de la province.
- Répercussions sur les services publics en place – La BCUC a recommandé qu’elle soit habilitée à déterminer un montant d’indemnisation équitable si les activités d’un service public géré par les Autochtones ont une incidence importante sur un fournisseur de services publics déjà en place. Étant donné que la plupart des communautés dans les réserves ou sur les terres visées par un traité moderne reçoivent au moins certains services publics d’un fournisseur, l’exploitation de nouveaux services publics gérés par les Autochtones pourrait réduire la demande pour ces fournisseurs ou nuire à leurs actifs. L’interaction entre les sociétés de services publics en place et les sociétés autochtones soulève de nouvelles questions intéressantes quant aux limites de la réglementation traditionnelle des services publics. Il faudra réfléchir à ces questions et leur trouver une réponse, y compris en ce qui concerne les répercussions sur la viabilité économique, les ressources et les méthodes d’établissement des tarifs de plusieurs services publics dans différents régimes réglementaires.
- Le rôle des organismes de réglementation dans l’avancement de la réconciliation – En plus d’habiliter les groupes autochtones dans leur autoréglementation grâce à son expertise pour renforcer la capacité interne, la BCUC a également expliqué comment elle doit changer pour mieux prôner la réconciliation et répondre aux enjeux relatifs aux peuples autochtones de façon générale. Ces changements institutionnels sont de plus en plus pertinents pour toutes les autorités de réglementation, notamment : 1) un rôle plus important pour les peuples autochtones lors des procédures réglementaires (p. ex. recrutement d’employés, de consultants et de commissaires autochtones); 2) l’élaboration de stratégies pour renforcer la capacité de la réglementation des services publics dirigés par les Autochtones; et 3) la modification des politiques et des procédures réglementaires existantes pour refléter plus justement les objectifs de réconciliation.
Le calendrier de mise en œuvre des recommandations du rapport final demeure incertain. Le gouvernement de la Colombie-Britannique pourrait réformer la Utilities Commission Act de la province pour refléter la Declaration on the Rights of Indigenous Peoples Act ou créer un nouveau cadre juridique pour la réglementation des services publics autochtones. À ce stade, il reste à voir dans quelle mesure ces changements seront adoptés à l’échelle du Canada.
Au final, tout changement apporté à la réglementation des services publics nécessitera la consultation des groupes autochtones, des sociétés services publics en place et du public pour assurer la stabilité de l’énergie et la protection des consommateurs tout au long d’une période de changements.
Conclusion
Le rôle des peuples autochtones et de leurs communautés dans le secteur de l’énergie a connu une évolution considérable au cours des dix dernières années. L’expansion des occasions de participation au capital, en particulier, a le potentiel de donner lieu à des avancées marquées dans la réconciliation économique au sein du secteur de l’énergie et à des innovations commerciales. Ces questions seront explorées plus en détail dans la partie II de cette série de bulletins.
Au fur et à mesure que la prise de participation des Autochtones dans les infrastructures énergétiques augmentera, les discussions sur la réglementation des services publics gérés par les Autochtones s’intensifieront. Il s’agit d’un domaine relativement nouveau, mais les changements éventuels à la réglementation des services publics au Canada constituent des considérations particulièrement importantes à l’aube d’une période de transition énergétique à l’échelle du pays.