Le 23 juin 2022, des modifications importantes à la Loi sur la concurrence du Canada (la « Loi ») sont entrées en vigueur. Ces modifications peuvent être réparties en cinq catégories : abus de position dominante, complot criminel et collaboration entre concurrents, commercialisation et protection des consommateurs, examen des fusions et collecte d’éléments de preuves. Toutes les modifications sont actuellement en vigueur, à l’exception de la nouvelle disposition pénale relative aux accords de fixation des salaires et de non-débauchage, et des sanctions plus sévères prévues par les dispositions existantes de la Loi à propos des complots criminels, qui entreront en vigueur le 23 juin 2023.
Un certain nombre de ces modifications sont particulièrement dignes d’intérêt pour les entreprises du secteur agroalimentaire, les producteurs d’aliments et de boissons, les distributeurs et les détaillants locaux et internationaux qui font des affaires au Canada. Ce bulletin présente les points saillants de ces modifications en termes pratiques, relève les principaux éléments à retenir et fournit des conseils aux entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons exerçant leurs activités au Canada.
Les modifications
Abus de position dominante
Élargissement du champ d’application de la conduite visée – La jurisprudence qui découle des dispositions relatives à l’abus de position dominante a historiquement établi qu’un « agissement anticoncurrentiel » est une action destinée à évincer, exclure ou mettre au pas un concurrent, ou à nuire à la concurrence sur un marché pertinent que l’entreprise dominante contrôle substantiellement ou complètement, et ce, que le concurrent et l’entreprise dominante partagent ou non le même marché. Les modifications apportées à la Loi élargissent cette définition de l’agissement anticoncurrentiel pour y inclure les agissements qui sont destinés à « avoir un effet négatif sur la concurrence », par exemple « une réponse sélective ou discriminatoire à un concurrent actuel ou potentiel », y compris les concurrents émergents. Les agissements qui ont un effet négatif sur des considérations autres que le prix sont aussi explicitement pris en compte, comme l’effet des entraves à l’accès au marché (y compris les effets de réseau), la qualité, le choix et la vie privée des consommateurs, ainsi que la nature et la portée des changements et des innovations dans le marché.
Accès privé – Les parties privées sont désormais autorisées à demander au Tribunal de la concurrence une réparation découlant d’un abus de position dominante allégué. Avant que cette modification s’applique, seul le commissaire de la concurrence (le « commissaire ») pouvait réclamer une réparation devant le Tribunal de la concurrence pour abus de position dominante.
Augmentation des sanctions pécuniaires – Les sanctions administratives pécuniaires disponibles ont considérablement augmenté : elles peuvent aller de 10 millions de dollars (pour une première violation commise par une personne morale) à jusqu’à trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement ou, si ce montant ne peut être déterminé raisonnablement, jusqu’à 3 % du revenu global brut annuel de cette partie.
Commercialisation et protection des consommateurs
Interdiction explicitement reconnue de la pratique d’indication de prix partiel – La Loi comprend désormais une interdiction expresse de l’indication de prix partiel (criminel et civil). Plus précisément, le fait d’offrir un produit ou un service à un prix inatteignable en raison de frais ou de droits obligatoires fixes qui s’y ajoutent sera réputé constituer une indication fausse ou trompeuse, sauf si les frais ou droits obligatoires ne représentent que le montant imposé en vertu d’une loi fédérale ou provinciale. Contrairement à ce qui était prescrit dans les cas passés d’indication de prix partiel, notamment dans les affaires concernant la location de voitures, l’achat de billets en ligne et les voyages, la modification vise à supprimer le fardeau du commissaire qui consiste à prouver que de telles déclarations sont fausses et trompeuses. Avec l’inclusion d’une interdiction criminelle, une augmentation des recours collectifs reposant explicitement sur des allégations d’indication de prix partiel pourrait également être observée.
Augmentation des sanctions pécuniaires – Pour le volet civil, les sanctions administratives pécuniaires possibles ont considérablement augmenté : elles peuvent aller de 10 millions de dollars (pour une première violation commise par une personne morale) à jusqu’à trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement ou, si ce montant ne peut être déterminé raisonnablement, jusqu’à 3 % du revenu global brut annuel de cette partie. Les sanctions prévues dans le cadre de la procédure criminelle (dont une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quatorze ans et/ou une amende fixée à la discrétion du tribunal) n’ont pas été modifiées.
Examen des fusions
Élargissement des facteurs pertinents lors de l’évaluation des effets concurrentiels – La liste des facteurs pertinents pour l’évaluation des effets concurrentiels des fusions proposées comprendra désormais explicitement une analyse (i) des effets de réseau au sein du marché en cause, (ii) de la question de savoir si la fusion proposée renforcerait la position des principaux opérateurs historiques sur le marché et (iii) de tout effet de la fusion proposée sur les prix ou hors prix, y compris la qualité, le choix et la vie privée des consommateurs. Le Bureau de la concurrence (le « Bureau ») tient déjà compte de plusieurs de ces facteurs dans le cadre de son processus d’examen des fusions, mais la codification de ces facteurs en souligne l’importance. Cependant, le rôle et la portée de la vie privée des consommateurs dans l’analyse de l’examen des fusions restent inconnus. En particulier, la question de savoir si la vie privée des consommateurs sera une caractéristique du produit dans une analyse conventionnelle des effets sur la concurrence, ou si la vie privée des consommateurs est censée être un nouvel objectif de la Loi.
Nouvelle disposition anti-évitement – Les exigences de la Loi relativement aux avis de fusion obligatoires s’appliqueront aux transactions qui ont « été conçues dans le but d’éviter » la présentation d’un tel avis. En d’autres termes, la présentation d’un avis et l’approbation préalable à la clôture d’une transaction sont requises pour celles qui ont été délibérément structurées pour éviter l’application des exigences de la Loi relativement à l’avis de fusion.
Complots criminels et collaboration entre concurrents
Nouvelle infraction relative aux accords de fixation des salaires et de non-débauchage des employés – Dans un an (le 23 juin 2023), les infractions relatives aux complots criminels prévues par la Loi comprendront une interdiction des accords dits (i) de « fixation des salaires », lesquels « fixent, maintiennent, réduisent ou contrôlent les salaires, les traitements ou les autres conditions d’emploi » et (ii) des accords de « non-débauchage » visant à « ne pas solliciter ou embaucher des employés de l’autre » entre employeurs non affiliés. Comme pour les dispositions existantes en matière de complot, cette nouvelle disposition permettrait de déduire l’existence d’accords de fixation des salaires et d’accords de non-débauchage à partir de preuves circonstancielles, et inclurait à la fois une protection contre les restrictions accessoires et une défense contre les comportements réglementés. Ce changement vise à ce que l’approche du Canada à l’égard de ces différents types d’accords s’harmonise à celle, très controversée, adoptée récemment par le département de la Justice des États-Unis. Ces modifications ne semblent pas exiger que les employeurs soient des concurrents ou des concurrents potentiels, ce qui diffère du cadre qui s’applique aux dispositions générales sur les complots de la Loi.
Interdiction explicitement reconnue de la pratique d’indication de prix partiel – Comme nous l’avons vu dans la section sur les pratiques commerciales trompeuses ci-dessus, la Loi comprendra une interdiction expresse de l’indication de prix partiel (criminel et civil), à savoir « l’indication d’un prix qui n’est pas atteignable en raison de frais obligatoires fixes qui s’y ajoutent », sauf si les frais obligatoires ne représentent que le montant imposé en vertu d’une loi fédérale ou provinciale. Si le Bureau choisit d’engager des poursuites criminelles, les accusés risquent une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à quatorze ans et/ou une amende fixée à la discrétion du tribunal.
Augmentation des amendes et sanctions pécuniaires – Les amendes prévues en vertu des dispositions pénales relatives aux complots criminels passeront d’un maximum de 25 millions de dollars à un montant déterminé « à la discrétion du tribunal ». Cette modification entrera en vigueur le 23 juin 2023.
Collaborations avec les concurrents – La liste élargie des facteurs pertinents lors de l’évaluation des effets concurrentiels des fusions, discutée ci-dessus, sera également prise en compte lors de l’évaluation des collaborations entre concurrents non criminels en vertu du paragraphe 90.1 de la Loi.
Élargissement des pouvoirs en matière de collecte d’éléments de preuve
Les compétences du Bureau pour la collecte d’éléments en vertu de l’article 11 de la Loi ont été élargies. En particulier, à la demande du commissaire, un juge peut (i) rendre une ordonnance à l’encontre d’une personne située à l’extérieur du Canada qui exploite une entreprise au Canada ou vend des produits au Canada et (ii) ordonner qu’une personne morale prépare et fournisse par écrit une déclaration des renseignements en possession d’une société affiliée, qu’elle soit située au Canada ou à l’extérieur du Canada. Ces changements visent à clarifier la compétence du Bureau à obtenir tous les renseignements qu’il juge nécessaires pour appuyer ses enquêtes afin de mettre en application la Loi, y compris les renseignements détenus par les sociétés affiliées étrangères.
Conseils sur la conformité pour les entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons exerçant leurs activités au Canada
Les modifications suggèrent que le Canada a décidé d’adopter une application vigoureuse de la Loi sur la concurrence, avec des pénalités plus élevées et davantage de possibilités d’application et de recours privés devant le Tribunal de la concurrence, et par l’intermédiaire de recours collectifs. Les modifications proposent également pour le Bureau de nouveaux cadres analytiques jamais testés ce qui, par conséquent, apporte de nouveaux défis de conformité pour les entreprises. Compte tenu des conséquences qui peuvent découler du non-respect de la Loi et des dépenses importantes associées aux procédures d’application de la Loi, les entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons exerçant leurs activités au Canada seraient bien avisées d’examiner attentivement leurs pratiques existantes et d’établir (ou de mettre à jour) un programme de conformité à la Loi sur la concurrence.
Voici quelques conseils relatifs à la conformité pour les entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons qui exercent leurs activités au Canada.
- Examiner de près l’effet concurrentiel des stratégies commerciales – Il n’est pas rare que les entreprises du secteur de l’agroalimentaire et des boissons soient considérées comme ayant une part de marché élevée dans un ou plusieurs marchés, ou dans un ou plusieurs segments du marché au Canada, que ce soit en amont ou en aval. Dans les cas où la part de marché peut atteindre 50 % (ou même être modérément inférieure à 50 %), ces entreprises doivent examiner de près l’effet concurrentiel de leurs stratégies commerciales. L’examen doit représenter un large portrait de l’effet concurrentiel. En particulier, l’examen n’est plus limité à la question de savoir si le comportement est une action destinée à évincer, exclure ou mettre au pas un concurrent, mais s’étend désormais à un ensemble plus large de questions, notamment : (i) est-ce que le comportement peut avoir un effet négatif sur la concurrence (y compris sur les marchés en amont et en aval); (ii) est-ce que le comportement peut être considéré comme une réponse sélective ou discriminatoire à un concurrent actuel ou potentiel, y compris les nouveaux concurrents émergents; (iii) est-ce que le comportement a un effet sur les entraves à l’accès au marché, y compris les effets de réseau; et (iv) est-ce que le comportement affecte les dimensions non tarifaires de la concurrence, telles que la qualité, le choix et la vie privée des consommateurs.
- Revoir les pratiques en RH et élargir les mesures de conformité – Les pratiques en matière de ressources humaines (« RH ») doivent être examinées afin de s’assurer que les employeurs – qu’il s’agisse ou non d’entreprises concurrentes dans le secteur agroalimentaire et des boissons – ne sont pas impliqués dans des pratiques pouvant être considérées comme (i) des accords ou arrangements de fixation des salaires ou de non-débauchage, ou (ii) un partage inapproprié d’informations pouvant être perçu comme facilitant ce genre d’accord ou d’arrangement. Nous pensons que la plupart des entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons ont déjà mis en place de solides mesures de conformité en matière de concurrence et d’antitrust vis-à-vis des infractions générales de complot prévues par la Loi. Ces mesures de conformité devraient désormais être étendues aux pratiques et aux professionnels des RH. Étant donné que cette modification n’entrera pas en vigueur avant le 23 juin 2023, il est possible de prendre le temps nécessaire pour engager des mesures d’audit appropriées et développer des pratiques exemplaires.
- Faire preuve de prudence avec les clauses de non-sollicitation – Les clauses de non-sollicitation ou autres dispositions relatives aux employés dans les accords transactionnels doivent tenir compte de la nouvelle interdiction de fixation des salaires et de non-débauchage. En particulier, les dispositions qui vont au-delà de ce qui peut être typique en termes de durée et de portée doivent être examinées de près, de manière à s’assurer qu’elles soient raisonnablement nécessaires pour atteindre l’objectif de l’accord de transaction plus large.
- Examiner les pratiques de tarification – Compte tenu des interdictions explicites au niveau criminel et civil concernant l’indication de prix partiels, les entreprises du secteur agroalimentaire et des boissons qui font de la publicité sur les prix (que ce soit directement ou indirectement, par l’intermédiaire de tiers) doivent veiller à ce que les prix principaux représentent les frais obligatoires.
Autres commentaires
Le Bureau a publié un communiqué de presse le 24 juin 2022, reconnaissant l’adoption de ces modifications. Le Bureau a également publié un court Guide des modifications et offrira, au cours des prochaines semaines, des séances d’information publiques en ligne, en plus de publier des directives à jour destinées aux entreprises, pour permettre aux intervenants d’être informés au sujet des modifications. Notamment, le Bureau a indiqué que ces modifications ne constituaient qu’une « phase préliminaire de la modernisation de la législation canadienne sur la concurrence ». On peut s’attendre à ce que d’autres modifications fondamentales soient apportées à la Loi, dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement pour moderniser et renforcer le droit sur la concurrence au Canada.