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Erreur au décollage? La stratégie fédérale d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones peine à décoller 25 ans après sa création

Fasken
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Bulletin d'approvisionnement

Introduction

Il y a plus de 37 000 entreprises appartenant à des Autochtones au Canada qui fournissent des biens et des services dans tous les secteurs de l’économie. Depuis l’établissement de la Stratégie d’approvisionnement auprès des entreprises autochtones (la « SAEA ») fédérale en 1996, les entreprises autochtones ont participé à des appels d’offres et obtenu des contrats fédéraux totalisant plus de 3,3 milliards de dollars. 

Sur papier, on pourrait penser qu’il y a du progrès. Mais est-ce vraiment le cas?

Puisque le Canada achète environ 22 milliards de dollars de biens et de services chaque année, les achats auprès d’entreprises autochtones représentent moins de 0,6 % du demi-billion dépensé au cours des 25 années qui se sont écoulées depuis l’entrée en vigueur de la politique. 

Il est impossible de savoir combien de marchés auraient dû être réservés conformément à la SAEA, mais ne l’ont pas été. L’expérience vécue des propriétaires d’entreprises autochtones soulève une question évidente : combien d’autres occasions seraient disponibles si la SAEA était réellement obligatoire ou faisait l’objet d’une directive du Cabinet sur l’approvisionnement fédéral?

En quoi la SAEA consiste-t-elle?

La SAEA comprend un « programme de marchés réservés obligatoires et facultatifs » pour les entreprises autochtones dans les marchés publics fédéraux. Ces « marchés réservés » visent à accroître les occasions d’approvisionnement fédéral auprès d’entreprises autochtones.

Qu’entend-on par « entreprise autochtone »?

Défini dans la politique, le terme « entreprise autochtone » désigne une entreprise détenue et contrôlée majoritairement par des personnes autochtones. Avant août 2021, pour qu’une entreprise soit admissible, le tiers de ses employés à temps plein devaient être Autochtones. Services aux Autochtones Canada (SAC) gère un répertoire en ligne des entreprises autochtones[1] qui répondent à ces exigences.

Comment fonctionne la politique? 

Un marché fédéral doit être réservé aux entreprises autochtones si :

  • Le marché vise une zone, une communauté ou un groupe dans lequel les Autochtones représentent plus de la moitié de la population;
  • La population autochtone sera le principal bénéficiaire du bien, du service ou de la construction.

Un ministère fédéral peut créer volontairement un marché réservé pour les entreprises autochtones si :

  • La capacité des entreprises autochtones est suffisante;
  • La saine gestion des contrats peut être garantie[2].

Pourquoi la SAEA connaît-elle un succès aussi modeste? Cette situation s’explique notamment par l’application non cohérente de la stratégie.

Non-application de la SAEA même lorsque les circonstances s’y prêtent

En 2013, les Innus d’Ekuanitshit ont contesté une décision[3] du gouvernement fédéral relative à l’approvisionnement. L’autorité contractante avait omis d’appliquer la SAEA – et même d’envisager son application – dans le cadre de l’octroi d’un contrat public où la création d’un marché réservé obligatoire aurait dû être envisagée.

Un incendie avait complètement détruit un quai adjacent à la réserve d’Ekuanitshit et au village de Mingan. Les ministres fédéraux responsables n’ont pas appliqué la SAEA pour octroyer les contrats de reconstruction, malgré le fait que la situation justifiait parfaitement son application : les Innus d’Ekuanitshit avaient un intérêt à participer à la reconstruction du quai, la réserve d’Ekuanitshit serait la principale communauté bénéficiant du quai et le quai était l’infrastructure la plus importante de la communauté d’Ekuanitshit.

Les Innus d’Ekuanitshit ont demandé à la Cour fédérale le contrôle judiciaire des décisions des ministres concernant l’approvisionnement. La Cour fédérale a statué que la SAEA oblige les autorités contractantes à déterminer si un marché réservé doit être obligatoirement créé pour les entreprises autochtones dans le cadre de l’octroi d’un contrat fédéral. Les ministres fédéraux n’avaient pas analysé la SAEA pour déterminer si le projet visait un marché qui aurait dû être obligatoirement réservé, n’avaient pas établi si les Innus d’Ekuanitshit étaient les principaux bénéficiaires des biens et services liés à la reconstruction du quai et n’avaient pas déterminé si les Innus d’Ekuanitshit étaient une population autochtone au sens de la SAEA.

La Cour a jugé que les ministres fédéraux savaient ou auraient dû savoir que l’application de la SAEA au projet était une chose à considérer de près dans les circonstances et qu’ils avaient abordé la question « de façon plutôt désinvolte et cavalière, ne prenant même pas la peine de considérer avec rigueur les critères établis »[4]. Elle a souscrit à l’argument des Innus d’Ekuanitshit selon lequel la décision de ne pas tenir compte de la SAEA était déraisonnable.

Obstacles non voulus à la justice naturelle?

Si une entreprise autochtone constate que la SAEA n’a pas été appliquée, le temps, les dépenses et les ressources nécessaires pour contester le résultat d’un appel s’avèrent, dans bien des cas, prohibitifs. 

C’est le Tribunal canadien du commerce extérieur (le « Tribunal ») qui entend habituellement les différends en matière de marchés publics. Le dépôt d’une plainte est généralement simple et peu coûteux. Toutefois, les entreprises autochtones ne peuvent pas avoir recours au processus de contestation des offres du Tribunal pour contester l’octroi d’un contrat public (y compris la non-application de la SAEA), car les mesures visant à favoriser les peuples et les entreprises autochtones dans le cadre de ces processus d’approvisionnement sont soustraites à l’application des principes de « concurrence ouverte et accessible » en vertu des accords commerciaux. L’ironie, c’est que les accords commerciaux qui permettent aux gouvernements d’invoquer des mesures au profit des soumissionnaires autochtones empêchent les entreprises autochtones de déposer une plainte auprès du Tribunal lorsque ces mesures ne sont pas appliquées ou lorsqu’une entreprise autochtone est traitée injustement dans un processus d’approvisionnement. Les propriétaires d’entreprises autochtones doivent plutôt avoir recours à de longues procédures de litige coûteuses pour obliger le gouvernement fédéral à s’acquitter de ses obligations.

L’affaire récente Asokan Business Interiors c. Ministère des Finances[5] en est un parfait exemple. Asokan est un fournisseur autochtone préqualifié dont la soumission en réponse à un appel d’offres fédéral a été rejetée au motif qu’elle ne répondait pas aux critères de l’appel d’offres.

Asokan a déposé une plainte auprès du Tribunal soutenant que sa soumission était conforme. Le Tribunal a rejeté la plainte, car il a estimé qu’il n’avait pas la compétence requise pour trancher la question[6]. Cette absence de recours a laissé le Tribunal perplexe. Le Tribunal a souligné qu’il trouvait particulièrement troublant le fait que même si le gouvernement fédéral étudie des « options » de mesures réparatoires depuis le milieu des années 1990, le gouvernement n’avait pas encore mis en place un processus de résolution des différends pour les entreprises autochtones. 

Comme l’a noté le Tribunal, les fournisseurs autochtones ont actuellement moins de droits d’accès à la justice que les Canadiens non autochtones et les fournisseurs étrangers qui peuvent avoir accès au Tribunal lorsque les accords commerciaux sont applicables. Selon le Tribunal, il s’agit d’une différence de traitement systémique qui a été soulignée dans la plainte d’Asokan.

La modernisation de la SAEA, qu’en est-il?

Le 6 août 2021, le gouvernement du Canada a annoncé[7] la mise en place d’une exigence qui obligera les ministères et organismes fédéraux à attribuer un minimum de 5 % de la valeur totale des contrats à des entreprises appartenant à des Autochtones. Pour faciliter l’atteinte de cet objectif obligatoire, SAC investira 35,2 millions de dollars sur 5 ans dans la modernisation de la SAEA, y compris dans l’élargissement de la portée des marchés réservés et de la définition d’une « entreprise autochtone » admissible.

Depuis l’annonce, SAC a publié des indications à l’intention des entreprises autochtones[8] et des agents d’approvisionnement fédéraux[9] sur les marchés fédéraux. Une politique officielle ne semble toutefois pas être disponible au moment de la rédaction du présent bulletin. Même si ces indications reflètent les changements promis, sans lignes directrices ni mandats officiels, la zone grise pourrait persister dans la SAEA modernisée. L’un des changements promis – l’élimination du pourcentage d’employés autochtones requis pour être considéré comme une entreprise autochtone – est un pas dans la bonne direction. Cependant, ce changement n’est pas appliqué actuellement dans les régions visées par un traité moderne ou dans les régions autonomes. Comme il est précisé dans les indications, des consultations auprès des titulaires de droits doivent d’abord être menées. On peut se demander pourquoi cette exigence existe encore. Le non-respect des définitions pour les entreprises autochtones en vertu des accords sur les revendications territoriales globales a enfin été corrigé, ce qui constitue une mesure positive. Néanmoins, aucun autre groupe défavorisé visé par des politiques fédérales d’approvisionnement n’est tenu d’avoir un pourcentage d’employés issus de ce groupe pour être admissible aux programmes d’approvisionnement fédéraux[10].

La mise en œuvre de la SAEA modernisée semble en être seulement à ses débuts. Toutefois, les changements, bien qu’ils soient positifs, risquent d’avoir une incidence marginale si la nouvelle SAEA est appliquée de la même façon que sa première mouture, c’est-à-dire sans cohérence ni comptes à rendre.


[1] Répertoire des entreprises autochtones, en ligne.

[2] Lorsqu’un marché a été réservé en application de la SAEA, mais qu’aucune soumission conforme n’a été soumise par une entreprise autochtone, l’appel d’offres doit être lancé de nouveau, soit sous forme d’un autre marché réservé (avec modifications), soit publiquement conformément à tout accord commercial qui pourrait s’appliquer.

[3] Conseil des Innus d’Ekuanitshit c. Canada (Pêches et Océans), 2015 CF 1298.

[4] Par. 122.

[5] Asokan Business Interiors c. Ministère des Finances, PR-2021-045.

[6] Encore plus ironique : l’appel d’offres contenait une clause indiquant le Tribunal comme forum de résolution des différends. Ce type de clause constitue depuis longtemps un élément de discorde entre le Tribunal et le gouvernement. Voir notre bulletin à ce sujet : « Pas de deuxième chance » : même si le gouvernement fournit des renseignements ambigus, les soumissionnaires sont tout de même responsables de respecter les délais relatifs au dépôt d’une plainte (28 avril 2021).

[7] Communiqué de presse de Services publics et Approvisionnement Canada : « Le gouvernement du Canada annonce des mesures d’envergure fédérale dans le but d’offrir plus de possibilités aux entreprises autochtones » (6 août 2021).

[8] Services aux Autochtones Canada, « Renseignements sur l’approvisionnement à l’intention des propriétaires d’entreprises autochtones » (26 novembre 2021).

[9] Services aux Autochtones Canada, « Renseignements sur l’approvisionnement auprès des entreprises autochtones à l’intention des agents d’approvisionnement fédéraux » (26 novembre 2021).

[10] Voir notre récent bulletin sur les plans du gouvernement pour promouvoir la diversité dans le processus d’approvisionnement du gouvernement fédéral : « Favoriser la diversité sur les marchés fédéraux : Services publics et Approvisionnement Canada lance un service d’accompagnement destiné aux soumissionnaires membres de groupes diversifiés » (10 août 2022).

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Auteures

  • Marcia Mills, Associée | Cochef, Sécurité nationale, Ottawa, ON | Toronto, ON, +1 613 696 6881, mmills@fasken.com
  • Courtney Gibbons, Avocate | Lawyer, Vancouver, BC, +1 604 631 3165, cgibbons@fasken.com

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