Aussi important puisse-t-il être dans le cadre des négociations collectives, le droit de grève n’est pas absolu. En effet, face à un potentiel danger menaçant la santé et la sécurité du public, certaines entreprises et associations accréditées doivent s’abstenir d’exercer sans retenue leur droit de lockout ou de grève, pour plutôt négocier les services essentiels à maintenir pendant l’éventuel arrêt de travail.
À cet égard, en 2019, l’Assemblée nationale a adopté le Projet de loi 33[1] venant modifier le Code du travail[2]afin d’y inclure la possibilité pour toute entreprise privée de déposer une demande au Tribunal administratif du travail[3] (TAT) afin que soit ordonné le maintien de ses services essentiels pendant un conflit de travail.
Le maintien des services essentiels au sens du Code du travail
Le Code du travail[4] prévoit désormais que les entreprises, qui y sont définies comme « service public » ou qui peuvent y être assimilées, ont la possibilité d’obtenir une ordonnance de maintien des services essentiels si une grève au sein de leurs établissements avait le potentiel de menacer la santé et la sécurité du public.
En effet, après l’octroi d’une telle ordonnance, les entreprises et associations accréditées qui y sont soumises ont l’obligation de négocier les services essentiels à maintenir en cas de grève. Aucun arrêt concerté de travail ne peut être exercé avant qu’une entente ait été conclue ou qu’une liste ait été soumise pour évaluation par le tribunal[5].
Les entreprises explicitement qualifiées de « service public » par le C.T. comprennent[6] :
- Les municipalités ou régies intermunicipales ;
- Les entreprises de transport par autobus, bateau, métro ou chemin de fer ;
- Les entreprises de production, de transport, de distribution ou de vente de gaz ou d’électricité ;
- Les services ambulanciers.
Traditionnellement, l’assujettissement au maintien des services essentiels s’effectuait par voie de décret ministériel adopté périodiquement à l’expiration de la convention collective d’une entreprise visée. Le pouvoir exécutif assujettissait des entreprises explicitement qualifiées de « service public » par le C.T. au maintien des services essentiels lorsqu’il jugeait qu’un danger pour la santé et la sécurité du public le justifiait.
Or, tel que mentionné d’entrée de jeu, le 30 octobre 2019, le Projet de loi 33[7] est entré en vigueur et a conféré le pouvoir au TAT de rendre des ordonnances de maintien des services essentiels à l’égard d’entreprises explicitement qualifiées de « service public » au C.T. et d’entreprises pouvant y être assimilées.
Cet amendement législatif avait, entre autres, pour vocation de permettre au TAT d’adapter les ordonnances de maintien de services essentiels à la réalité évolutive de la prestation de services au public, notamment quant aux entreprises privées desservant les hôpitaux[8].
Concrètement, il importe de comprendre que cette ordonnance sera accordée si :
- La nature des activités de l’entreprise permet de l’assimiler à un « service public » ;
- Une interruption de ses activités engendrerait un danger évident à la santé et à la sécurité du public.
Revue de la jurisprudence récente
Dans l’affaire Fabrique de la paroisse Notre-Dame de Montréal[9]la juge administrative Irène Zaïkoff a dressé une liste des critères devant être observés afin d’être en présence d’une entreprise assimilable à un « service public »[10] :
- Une entreprise qui répond à une mission publique qui pourrait être, ou qui était traditionnellement offerte par l’État ;
- Qui fournit un service universel s’adressant à une collectivité ;
- Qui offre ses services de manière ininterrompue ;
- Qui offre des services pour lesquels aucune alternative raisonnable n’existe ;
À cette occasion, la juge administrative a également précisé que la preuve d’un danger pour la santé et sécurité du public constitue un fardeau élevé qui ne pourra être rempli par la preuve d’un inconfort ou d’une simple atteinte au bien-être des citoyens.
Ainsi, depuis cette décision de principe, plusieurs ont été rendues appliquant systématiquement les mêmes critères. En voici quelques illustrations :
- Affaire Gîte-Ami[11]: Le maintien des activités en cas de grève d’un organisme communautaire offrant des services d’hébergement et de repas aux personnes en situation d’itinérance est ordonné puisqu’il est le seul opérant dans la région de l’Outaouais à raison de 24 heures par jour.
- Affaire SOS Violence conjugale[12]: L’employeur opère une ligne téléphonique d’urgence pour écouter, aider et rediriger vers les ressources appropriées les victimes de violence conjugale. Puisqu’il s’agit du seul organisme québécois ayant recensé et maitrisant toutes les ressources pertinentes de la province, le maintien de ses services essentiels pendant une grève s’impose.
- Affaire Veolia[13]: Le maintien des services d’entretien et de maintenance du CHUM qui sont procurés par Veolia est ordonné par le TAT puisqu’aucun fournisseur concurrent ne pourrait la remplacer dans son partenariat avec l’hôpital dans un délai raisonnable.
- Affaires Centre d’action bénévole des Sources[14]et Carrefour d’alimentation et de partage St-Barnabé[15]: Deux organismes communautaires offrant des services d’alimentation et d’accompagnement aux personnes démunies ne peuvent obtenir d’ordonnance de maintien des services essentiels en raison de l’existence d’organismes similaires dans la région où ils opèrent.
- Affaire Carrefour Providence[16]: Un centre de soins de longue durée privé offrant des services exclusivement à des personnes religieuses ne peut être assimilé à un « service public » puisqu’il n’offre pas ses services à la collectivité. La demande d’ordonnance de maintien des services essentiels est rejetée.
- Affaire Centre résidentiel communautaire Arc-en-Soi inc.[17]: Une « maison de transition » offrant des services de gestion de la toxicomanie et de suivis en communauté constitue une entreprise assimilable à un « service public ». Néanmoins, sa fermeture ne constitue pas un danger pour la santé et sécurité du public puisque les contrevenants devront simplement retourner en détention auprès des autorités carcérales le temps du conflit de travail. Pour le TAT, le préjudice subi par les personnes contrevenantes est moindre que l’atteinte au droit de grève.
Ce qu’il faut retenir
Somme toute, trois ans après son entrée en vigueur, la nouvelle disposition du Code du travail ne sera pas restée lettre morte, minimalement trois demandes d’entreprises privées ayant été accueillies par le TAT relativement au maintien des services essentiels en cas de grève.
Les entreprises privées qui offrent des services assimilables à un service public peuvent désormais sérieusement envisager le maintien d’une partie de leurs activités en cas de grève.
Néanmoins, force est également de constater que l’adoption la nouvelle disposition du Code n’ait pas eu pour effet de créer un « guichet ouvert » pour les employeurs. Les décideurs observent avec rigueur les critères exigeant que l’entreprise exerce ses activités de manière ininterrompue et qu’elle ne puisse être raisonnablement remplacée.
Dans ce contexte, nous soulignons que la preuve à présenter au TAT dans le cadre d’une demande de maintien des services essentiels devra être sérieuse et étoffée. Une bonne évaluation des chances de succès eu égard aux critères énoncés plus haut s’impose avant de se lancer dans des procédures judiciaires.
Pour toute question et assistance relativement aux ordonnances de maintien des services essentiels, n’hésitez pas à communiquer avec l’un des professionnels du groupe Travail, emploi et droits de la personne de Fasken.
[1] Loi modifiant le Code du travail concernant le maintien des services essentiels dans les services publics et dans les secteurs public et parapublic, L.Q. 2019, c. 20.
[2] RLRQ, c. C-27, ci-après « C.T. ».
[3] Ci-après « TAT ».
[4] Articles 111.0.16 et 111.0.17 C.T.
[5] Articles 111.0.18 et suivants C.T.
[7] Loi modifiant le Code du travail concernant le maintien des services essentiels dans les services publics et dans les secteurs public et parapublic, L.Q. 2019, c. 20.
[8] Commission de l’économie et du travail, vol. 45, no 23 (1 octobre 2019), p. 10h-37-15h35 et 16h18-17h, Étude détaillée dans le Journal des débats, En ligne <http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/commissions/cet-42-1/journal-debats/CET-191001.html#10h30)>.
[9] 2020 QCTAT 2274.
[10] Par. 44 de la décision.
[11] Gîte-Ami inc. c. Syndicat des travailleuses et travailleurs du Gîte-Ami inc., 2021 QCTAT 1677.
[12] SOS Violence conjugale c. Syndicat du personnel des organismes communautaires, 2022 QCTAT 1776.
[13] Veolia infrastructure services Canada S.E.C. c. Teamsters Québec, local 1999, 2022 QCTAT 2826.
[14] Centre d’action bénévole des Sources c. Syndicat des travailleurs du Communautaire de l’Estrie (CSD), 2021 QCTAT 3434.
[15] Carrefour d’alimentation et de partage St-Barnabé inc. c. Syndicat des travailleuses et travailleurs en intervention sociale de Montréal-Laval, 2020 QCTAT 5003.
[16] Carrefour Providence c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de Carrefour Providence, 2021 QCTAT 5391.
[17] Centre résidentiel communautaire Arc-en-Soi inc. et Syndicat des travailleuses et travailleurs du Centre résidentiel communautaire l’Arc en Soi, 2021 QCTAT 3616.