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Commentaires sur l’arrêt Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax, 2022 CSC 36 – Un pas dans la bonne voie pour les propriétaires désirant démontrer une expropriation déguisée

Fasken
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Introduction

Le 21 octobre 2022, la Cour suprême du Canada (ci-après « CSC ») a rendu la décision Annapolis Group Inc. c. Municipalité régionale d’Halifax 1 (ci-après « l’Arrêt »). 

Dans cette décision partagée entre cinq juges contre quatre, la CSC revisite le test nécessaire pour qu’un propriétaire ait droit à une indemnité suite à une appropriation par interprétation en common law. 

Bien qu’elle traite principalement du régime applicable en common law, l’Arrêt aura tout de même une grande influence en droit civil québécois. 

D’une part, l’ Arrêt s’inscrit dans une lignée de décisions favorables aux contribuables quant à la démonstration qu’ils sont victimes d’une expropriation déguisée 2. D’autre part, les juges majoritaires de la CSC confirment que la démonstration qu’un règlement municipal supprime les usages raisonnables que peut faire un propriétaire d’un bien immobilier suffit pour qu’il y ait expropriation déguisée. Ainsi, un règlement municipal qui ne constituerait pas une confiscation totale de l’immeuble pourrait quand même être source d’expropriation déguisée, en imposant par exemple des usages qui ne sont pas raisonnables pour le propriétaire, sans pour autant rendre l’usage du terrain impossible. Nous pouvons penser à des usages comme la sylviculture, l’acériculture ou encore la récréation (ex. : sentiers pédestres et de ski de fond).

Certains auteurs ont commenté cette décision en indiquant que l’existence d’une expropriation déguisée en droit québécois demeurait tributaire de la preuve d’une négation absolue de l’exercice du droit de propriété, ce qui, selon nous, est inexact et relève plutôt de l’opinion minoritaire de la CSC.

 

L’ appropriation par interprétation versus l’expropriation déguisée

L’appropriation, ou « taking » en anglais, est l’acquisition forcée par l’État, à des fins publiques, d’une propriété 3. Cette appropriation est dite « de droit » lorsqu’il s’agit d’une acquisition d’un titre de propriété par une autorité publique, notamment une municipalité, en contrepartie d’une indemnité. 

Dans les provinces de common law, une appropriation est dite « par interprétation » lorsqu’une autorité publique, notamment une municipalité, acquiert une propriété dans les faits, c’est-à-dire sans indemnité, sans échange formel de titre de propriété et par l’entremise de son pouvoir de réglementation 4. Les propriétaires immobiliers qui font face à une réglementation municipale trop restrictive prétendront qu’il s’agit en réalité d’une appropriation par interprétation.  

Au Québec, ce concept est connu sous le nom d’expropriation déguisée. L’Arrêt vient d’ailleurs rappeler que le test applicable pour identifier ce concept est distinct de celui de l’appropriation par interprétation 5. L’ expropriation déguisée se limite à un seul critère de responsabilité sans faute, en l’occurrence la démonstration que la réglementation supprime toute utilisation raisonnable de l’immeuble. Le choix des mots « utilisation raisonnable » est important, dans la mesure où un certain courant jurisprudentiel, qui semble maintenant avoir été écarté par la majorité de la CSC dans l’Arrêt, exigeait la démonstration d’une « négation absolue » de l’exercice du droit de propriété, c’est-à-dire d’en rendre l’usage impossible 6.

L’ Arrêt

Les faits et l’historique judiciaire

En bref, Annapolis Group Inc. (« Annapolis ») est propriétaire de plusieurs terrains boisés sur le territoire de la municipalité régionale d’Halifax (« Halifax ») totalisant 965 acres (la « Propriété »). En 2006, Halifax adopte une stratégie de planification municipale sur une période de vingt-cinq (25) ans. La Propriété fait partie des terrains couverts par cette stratégie. Une partie de la Propriété est alors réservée pour une future inclusion dans un parc régional, mais la majeure partie est, quant à elle, zonée « réserve urbaine » ou « agglomération urbaine ». Ces deux désignations restreignent significativement la possibilité d’Annapolis de réaliser un aménagement résidentiel sur ses terrains sans pour autant rendre impossible toute utilisation future. 

Annapolis intente conséquemment une action en justice prétendant que les mesures réglementaires prises par Halifax l’ont privée des usages raisonnables qu’elle pouvait faire de sa Propriété, ce qui constitue selon elle une appropriation par interprétation 7. Halifax tente conséquemment d’obtenir un jugement sommaire, soit une demande préliminaire visant à faire rejeter l’action en justice dès son commencement. Annapolis s’y oppose, prétextant que sa demande soulève de véritables questions de fait nécessitant la tenue d’un procès. Les juges majoritaires de la CSC donnent raison à Annapolis et le dossier est renvoyé en première instance pour qu’un procès sur le fond ait lieu. 

 

La réforme du test de l’appropriation par interprétation

Devant la CSC, le débat portait en grande partie sur le fardeau de preuve d’un propriétaire alléguant qu’il est victime d’une appropriation par interprétation en common law. Selon les juges majoritaires, un « intérêt bénéficiaire » s’entend d’un avantage se rapportant à une propriété et qui revient à l’autorité des suites de l’exercice de son pouvoir réglementaire 8. Ce concept ne nécessite pas une acquisition réelle de la propriété par la municipalité et peut prendre naissance lorsque des règlements municipaux encadrant l’usage d’une propriété permettent son utilisation en tant que ressource publique 9. L’intérêt bénéficiaire se rapporte plutôt à l’effet d’une mesure réglementaire sur le demandeur 10. En l’espèce, Halifax a obtenu un avantage suffisant sur la Propriété pour constituer un intérêt bénéficiaire et, conséquemment, une appropriation par interprétation 11.

Dans le cadre de son analyse, la majorité reconnait par ailleurs qu’il existe des similitudes entre la doctrine de l’appropriation par interprétation en common law et la doctrine de l’expropriation déguisée en droit civil québécois fondée sur l’article 952 du Code civil du Québec, particulièrement au niveau de la perte des utilisations raisonnables du terrain 12. Cependant, elle confirme que ces deux tests sont distincts. 

Le droit civil québécois prévoit un régime de responsabilité sans faute où le propriétaire n’a pas à démontrer l’acquisition, par l’autorité publique, d’un avantage sur le terrain litigieux 13. Un règlement municipal qui supprime les utilisations raisonnables pourrait donc donner ouverture à un recours en expropriation déguisée. 

 

Le dialogue entre la majorité et la minorité sur la démonstration d’une expropriation déguisée

La grande contribution de l’Arrêt au droit civil québécois porte sur le dialogue entre les juges majoritaires et les juges dissidents sur le test applicable en matière d’expropriation déguisée. Avant que l’Arrêt soit rendu, un certain courant jurisprudentiel exigeait la preuve qu’un règlement municipal entraînait une « négation absolue » du droit de propriété 14. Partant, une preuve que l’usage du terrain est rendu impossible par le règlement municipal ou que ce dernier équivaut à une véritable confiscation de l’immeuble était nécessaire.

Tant la majorité que la dissidence se sont prononcées sur le fardeau de preuve à rencontrer pour démontrer qu’un règlement municipal provoque une expropriation déguisée. Les juges dissidents s’appuyaient sur le courant jurisprudentiel restrictif mentionné ci-dessus. Pour eux, le critère relatif à la démonstration d’une expropriation déguisée est « extrêmement rigoureux », car un propriétaire doit démontrer une « négation absolue de l’exercice du droit de propriété, qui rend son utilisation impossible ou qui équivaut à une véritable confiscation de la propriété » 15

Cependant, l’opinion majoritaire confirme qu’un critère aussi strict n’est pas nécessaire. La preuve qu’un règlement municipal supprime les utilisations raisonnables de l’immeuble est suffisante pour démontrer une expropriation déguisée 16. Ainsi, il n’est pas nécessaire de prouver l’absence d’usage possible sur le terrain affecté par un règlement municipal. Le débat jurisprudentiel, s’il existait encore, semble être tranché en faveur des contribuables. 

 

Les commentaires des auteurs

De prime abord, s’il y a pu exister une confusion entre le test en droit civil québécois pour démontrer l’expropriation déguisée et le test en common law pour démontrer l’appropriation par interprétation, la CSC reconnait clairement que les deux tests sont indépendants et obéissent à leur propre tradition juridique. Nous sommes d’avis qu’il n’est pas approprié d’utiliser les décisions traitant de l’appropriation par interprétation pour évaluer s’il y a expropriation déguisée. 

En effet, l’Arrêt confirme que, malgré les précisions qu’apporte la CSC sur la démonstration d’une appropriation par interprétation en common law, ce fardeau demeure plus exigeant que la preuve d’une expropriation déguisée en droit civil québécois. De là l’importance de ne pas confondre ces deux tests. 

Le principal apport de l’Arrêt en droit civil québécois réside dans le dialogue entre les juges majoritaires et les juges dissidents. Les juges majoritaires affirment que le test applicable à l’expropriation déguisée est celui de la suppression des utilisations raisonnables et non la négation absolue du droit de propriété. L’ Arrêt confirme qu’il n’est plus nécessaire qu’un propriétaire immobilier prouve l’impossibilité de faire usage de son terrain ou sa confiscation. 

L’ Arrêt s’inscrit également dans une série de jugements récents favorables aux contribuables en matière d’expropriation déguisée17. Il s’agit d’une excellente nouvelle pour les développeurs immobiliers qui font face à des règlements municipaux trop restrictifs. Les tribunaux reconnaissent encore une fois qu’une expropriation déguisée peut avoir lieu lorsqu’une municipalité tente de limiter indûment le développement immobilier par l’entremise de son pouvoir de zonage. Comme l’énonce la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Dupras, même si une municipalité exerce son pouvoir de réglementer sous le couvert d’un objectif louable comme la protection de l’environnement, « lorsque de ces efforts découle une expropriation déguisée, le coût de cette mesure ne peut revenir au seul propriétaire, lequel a droit à une indemnisation suffisante » 18.

 

[1]      2022 CSC 36.

[2]     Voir notamment Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc., 2018 CSC 35; Dupras c. Ville de Mascouche, 2022 QCCA 350 (demande d’autorisation devant la CSC rejetée, 2022 CanLII 88678) (« Dupras »).

[3]      L’Arrêt, par. 17-18.

[4]      Id., par. 18.

[5]      L’Arrêt, par. 48.

[6] Voir à cet effet Wallot c. Québec (Ville de), 2011 QCCA 1165; et Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375.

[7] L’Arrêt, par. 9-10.

[8]     Id., par. 4.

[9]Id.

[10]    Id., par. 38.

[11]    Id., par. 4 et 27.

[12]    Id., par. 46.

[13]    Id., par. 48.

[14]    Voir notamment, Wallot c. Québec (Ville de), 2011 QCCA 1165, par. 47 et Ville de Léry c. Procureure générale du Québec, 2019 QCCA 1375, par. 17.

[15]    L’Arrêt, par. 127.

[16]    L’Arrêt, par. 48.

[17]    Voir notamment Lorraine (Ville) c. 2646‑8926 Québec inc, préc. note 2; et Dupras c. Ville de Mascouche, préc. note 2.

[18]    Dupras c. Ville de Mascouche, préc. note 2, par. 39.

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