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L’insolvabilité l’emporte sur l’arbitrage, cette fois-ci…

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Bulletin insolvabilité et restructuration

Dans une décision unanime, avec motifs concordants, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu son jugement longuement attendu concernant l’intersectionnalité du droit de l’insolvabilité et du droit de l’arbitrage canadien dans la cause Peace River Hydro Partners c. Petrowest Corp., 2022 CSC 41. Cette décision est importante en ce que le recours à l’arbitrage pour le règlement de litiges commerciaux continue d’augmenter tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale. Dans le contexte économique actuel, il n’est pas inhabituel pour une partie commerciale ayant accepté d’avoir recours à l’arbitrage de se retrouver impliquée dans un différend avec une partie cocontractante insolvable ou en faillite.

La CSC a rejeté l’appel, confirmant ainsi les décisions des tribunaux inférieurs de permettre au séquestre de continuer toute procédure à l’égard des réclamations du débiteur devant les tribunaux, et ce, malgré l’existence de clauses d’arbitrage obligatoires visant ces mêmes réclamations. Dans l’arrêt Petrowest, la Cour a établi qu’en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, L.R.C. 1985, c. B-3 (la « LFI »), les tribunaux qui ont juridiction en matière d’insolvabilité ont une vaste compétence, y compris le pouvoir de déterminer la façon de trancher les réclamations, même en présence d’une convention d’arbitrage obligatoire. La Cour a cependant précisé qu’elle a rendu une décision favorable au séquestre en raison des circonstances factuelles particulières du dossier, mais que le fait qu’une partie fasse l’objet d’une ordonnance de mise sous séquestre ou d’une procédure d’insolvabilité ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour conclure à l’inopérabilité d’une convention d’arbitrage par ailleurs valide.

Points saillants

  • Un séquestre ne peut pas renoncer à une convention d’arbitrage afin de la rendre « nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée » au sens du par. 15(2) de la loi sur l’arbitrage de la Colombie-Britannique intitulée Arbitration Act, RSBC 1996, c. 55 (l’« Arbitration Act »).
  •  L’article 15 de l’Arbitration Act n’exige pas nécessairement qu’un tribunal suspende une poursuite intentée par un séquestre nommé par le tribunal lorsque les parties ont conclu une convention d’arbitrage. Le tribunal peut refuser de suspendre une instance lorsque la partie qui cherche à éviter l’arbitrage démontre que la convention d’arbitrage en cause est « nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée » au sens du par. 15(2).
  • Il revient au tribunal compétent en matière de mise sous séquestre de rendre inopérante une convention d’arbitrage si son application est susceptible de compromettre le règlement ordonné et efficace de la mise sous séquestre.
  • Une décision selon laquelle une convention d’arbitrage est déclarée inopérante en vertu de l’art. 15 de l’Arbitration Act doit relever d’un examen reposant sur les faits, lequel tient compte de l’intérêt public à l’égard d’un règlement efficace de la mise sous séquestre.

Contexte

L’appelante Peace River Hydro Partners (« Peace River »), une société de personnes, a été créée dans le but de construire un barrage hydroélectrique dans le nord de la Colombie-Britannique. Dans le cadre du contrat de société, Peace River a convenu de sous-traiter certains travaux à l’intimée, Petrowest Corporation (« Petrowest »), et à ses sociétés affiliées. Les ententes des parties contenaient des clauses d’arbitrage. Peu de temps après, Petrowest a rencontré des difficultés financières de sorte qu’elle et ses sociétés affiliées ont été mises sous séquestre en vertu de l’art. 243 de la LFI.

Le séquestre a intenté une poursuite civile au nom de Petrowest et de ses sociétés affiliées pour recouvrer les créances dues conformément au contrat de société et à divers bons de commande et contrats de sous-traitance. Peace River a déposé une demande de suspension d’instance en vertu de l’art. 15 de l’Arbitration Act. Le séquestre s’est opposé à la demande de suspension d’instance, soutenant que la LFI autorisait le tribunal à exercer un contrôle judiciaire centralisé sur l’affaire plutôt que de référer le séquestre devant plusieurs tribunaux arbitraux.

La Cour suprême de la Colombie‐Britannique a rejeté la demande en précisant qu’il appartenait au tribunal de déterminer si le séquestre ne devrait pas être lié par les clauses d’arbitrage ni être forcé de se soumettre à de multiples procédures d’arbitrage qui pourraient par ailleurs être réglées dans le cadre d’une seule procédure judiciaire, ce qui serait incompatible avec les objectifs de la LFI qui visent à favoriser le règlement efficace des procédures de mise sous séquestre. Peace River a interjeté appel de cette décision. La Cour d’appel de la Colombie‐Britannique a rejeté l’appel en confirmant que la doctrine de la séparabilité permettait au séquestre de renoncer aux conventions d’arbitrage et d’intenter une poursuite fondée sur les contrats sous‐jacents. Peace River a porté cette décision en appel auprès de la CSC.

Arrêt de la Cour suprême

La CSC devait décider si, et dans quelles circonstances, une convention d’arbitrage par ailleurs valide peut être inexécutoire en vertu du par. 15(2) de l’Arbitration Act dans le contexte d’une mise sous séquestre autorisée par ordonnance judiciaire. Les juges majoritaires de la Cour ont conclu que d’après les faits de l’espèce, les conventions d’arbitrage en cause constituaient une exception selon laquelle elles sont « inopérantes » en vertu du par. 15(2) de l’Arbitration Act, car leur application nuirait au règlement ordonné et efficace de la mise sous séquestre. Ce faisant, la Cour a fait remarquer qu’une conclusion contraire compromettrait l’intérêt public à l’égard d’un règlement efficace de la mise sous séquestre.

Les juges majoritaires ont rendu leur décision par l’application d’un cadre d’analyse en deux volets. Premièrement, la partie en faveur de l’arbitrage doit établir les conditions préliminaires à la suspension de l’instance en vertu du par. 15(1) de l’Arbitration Act : (a) l’existence d’une convention d’arbitrage; (b) une « partie » à la convention d’arbitrage a intenté une procédure judiciaire; (c) l’instance porte sur une question que les parties ont convenu de soumettre à l’arbitrage; et (d) la partie qui demande une suspension d’instance le fait avant d’agir dans l’instance. Si toutes les conditions préliminaires sont remplies, le fardeau de la preuve est inversé et il incombe à la partie qui cherche à éviter l’arbitrage d’établir, selon la prépondérance des probabilités, que la convention d’arbitrage en cause est nulle, inopérante ou non susceptible d’être exécutée au sens du par. 15(2).

Si les procédures d’arbitrage compromettent le déroulement ordonné et efficace d’une mise sous séquestre autorisée par ordonnance judiciaire, l’arbitrage peut céder le pas en faveur d’un processus différent afin de protéger l’intérêt public à l’égard de la distribution ordonnée des actifs du débiteur et du traitement équitable des créanciers et des autres parties prenantes. Les juges majoritaires ont dressé une liste non exhaustive de facteurs devant, à l’avenir, guider les tribunaux lorsqu’ils sont appelés à décider si une convention d’arbitrage est inopérante en vertu du par. 15(2) de l’Arbitration Act en raison d’une procédure de faillite ou d’insolvabilité parallèle. Chacun des facteurs peut avoir plus ou moins de poids selon les circonstances de l’affaire. Parmi ces facteurs,on trouve notamment :

  1. L’effet de l’arbitrage sur l’intégrité de la procédure d’insolvabilité. Une convention d’arbitrage peut être inopérante si elle mène à un processus arbitral qui compromettrait l’objectif de la procédure d’insolvabilité, à savoir l’administration ordonnée et expéditive des actifs du débiteur.
  2. Le préjudice relatif causé aux parties en raison du renvoi du différend à l’arbitrage. Le tribunal ne devrait passer outre à la convention d’arbitrage que lorsque les avantages de procéder ainsi l’emportent sur le préjudice.
  3. L’urgence de régler le différend. La procédure la plus rapide devrait être privilégiée. Si l’effet d’une suspension d’instance en faveur de l’arbitrage est de retarder le règlement du différend et d’entraver la procédure d’insolvabilité, cela milite en faveur d’une conclusion selon laquelle la convention d’arbitrage est inopérante.
  4. L’applicabilité d’une suspension d’instance en droit de la faillite ou de l’insolvabilité. Si une loi en matière de faillite ou d’insolvabilité impose une suspension d’instance qui fait obstacle à toute procédure, y compris une procédure arbitrale, contre le débiteur, toute convention d’arbitrage devient inopérante.

En l’espèce, le séquestre a été en mesure d’établir que les conventions d’arbitrage conclues entre Peace River et Petrowest étaient inopérantes du fait que leur exécution compromettrait l’intérêt public à l’égard du règlement efficace de la mise sous séquestre de Petrowest et de ses sociétés affiliées. L’inefficacité des nombreuses procédures arbitrales se chevauchant et qui sont prévues aux conventions d’arbitrage, comparativement à une seule et unique procédure judiciaire, a été le facteur déterminant.

Dans des motifs concordants, les juges Karakatsanis, Brown, Martin et Jamal ont conclu que l’ordonnance de mise sous séquestre autorisait le séquestre à renoncer aux conventions d’arbitrage et à intenter une poursuite en justice ou à recourir à l’arbitrage. Devant une telle conclusion, la procédure intentée devant les tribunaux a eu pour effet juridique d’entraîner une renonciation à se fonder sur les conventions d’arbitrage. Selon l’avis des juges majoritaires, un séquestre ne peut renoncer à l’application d’une convention d’arbitrage; il appartient plutôt au tribunal compétent en matière de mise sous séquestre de déterminer si une convention d’arbitrage est valide et exécutoire selon les « exceptions restreintes prévues au par. 15(2) ».

Incidences futures

Bien que le séquestre a eu gain de cause dans la présente affaire, compte tenu de la décision des juges majoritaires, notamment en ce qui concerne leur commentaire selon lequel « bien souvent, les intérêts communs de célérité, de souplesse procédurale et d’expertise spécialisée convergeront grâce à l’arbitrage », rien ne garantit que les séquestres auront gain de cause dans des différends semblables à l’avenir. En effet, la Cour a clairement précisé que, dans chaque cas, la question de savoir si une convention d’arbitrage sera déclarée inopérante dans le contexte d’une procédure d’insolvabilité reposera en grande partie sur les faits. De plus, étant donné que la loi en matière d’arbitrage varie d’une province à l’autre, d’autres facteurs pourraient avoir une incidence sur les décisions rendues ailleurs au pays.

Pour l’instant, nous pouvons encore nous attendre à voir des litiges où l’on cherche à faire exécuter des conventions d’arbitrage dans le cadre de procédures d’insolvabilité. En ce qui concerne les avocats, les parties voudront peut-être mettre à jour les clauses d’arbitrage en cas d’insolvabilité de l’une des parties, et ce, afin de fournir des directives et des précisions supplémentaires sur les résultats souhaités à l’égard du mécanisme de règlement des différends.

D’autres points à retenir de cet arrêt

Les juges majoritaires ont de nouveau confirmé les « pouvoirs vastes et souples conférés par la LFI aux cours supérieures, en particulier dans le contexte d’une mise sous séquestre », adoptant pour la première fois le libellé de la décision du juge Farley dans l’affaire Canada (Minister of Indian Affairs and Northern Development) c. Curragh Inc. (1994), 114 D.L.R. (4th) 176 (Ont.  C.J. (Div. gén.)), qui explique que l’al. 243(1)c) de la LFI permet au tribunal de faire non seulement ce que la « justice commande », mais également ce qui est exigé par les « considérations pratiques ».

Dans leur décision, les juges majoritaires ont également souligné qu’« [un séquestre] n’est généralement pas autorisé à mettre fin à des contrats existants entre des tiers et le débiteur. Pour ce faire, il doit demander au tribunal la décharge de contrats à titre onéreux, tels que ceux dont l’exécution serait trop coûteuse ». De manière générale, les séquestres renoncent aux conventions sans demander l’autorisation du tribunal et il incombe aux parties contractantes à ces conventions de contester la renonciation. Le pouvoir du séquestre à cet égard est généralement énoncé dans l’ordonnance de mise sous séquestre.  Si la CSC n’avait pas l’intention, par ses commentaires, d’imposer des exigences supplémentaires aux séquestres en ce qui concerne la renonciation aux conventions, cet arrêt ne devrait pas créer de nouveaux obstacles pour les séquestres. Toutefois, si l’on considère que la Cour a conclu que les séquestres doivent obtenir des approbations distinctes pour chaque renonciation proposée à un contrat, il en découlera certainement une augmentation des coûts et de l’inefficacité à l’égard des procédures de mise sous séquestre.

Une équipe de Fasken dirigée par Kibben Jackson, Tom Posyniak et Glen Nesbitt a représenté l’intervenant de l’Institut d’insolvabilité du Canada devant la Cour suprême du Canada dans ce dossier.

Les points de vue et les opinions exprimés dans le présent article sont ceux des auteurs et ne remplacent pas un avis juridique indépendant. Si vous souhaitez discuter des circonstances particulières d’une affaire, l’un des membres de l’équipe Insolvabilité et restructuration de Fasken se fera un plaisir de vous aider.

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  • Kibben Jackson, Associé, Vancouver, BC, +1 604 631 4786, kjackson@fasken.com
  • Jessica Cameron, Associée, Calgary, AB, +1 403 261 9468, jcameron@fasken.com
  • Rahat Godil, Associée, Toronto, ON, +1 416 868 3438, rgodil@fasken.com
  • Desmond Mitic, Avocat, Calgary, AB, +1 587 233 4122, dmitic@fasken.com

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