Aperçu
Comment un conseil d’administration devrait-il réagir lorsqu’un activiste lui demande de convoquer une assemblée des actionnaires? Plus particulièrement, de quels facteurs un conseil doit-il tenir compte dans son processus pour faire en sorte que les tribunaux s’en remettent à son « appréciation commerciale »?
Une nouvelle décision[1] de la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « Cour ») fournit des pistes de réponse à ces questions, mais va aussi à l’encontre de certaines des directives antérieures des tribunaux. Nous nous penchons sur cette décision et sur les solutions pratiques que les administrateurs peuvent employer pour se défendre contre une campagne de dissidents.
Les leçons de prudence sont multiples, mais elles abondent toutes dans le même sens : le processus de décision employé par un conseil pour répondre à la demande et ses délibérations pour parvenir à cette réponse peuvent être tout aussi importants, sinon plus, que la réaction en tant que telle du conseil.
Le différend
L’émetteur est une fiducie de placement immobilier (l’« émetteur ») qui a commencé à mettre en œuvre un plan d’affectation des capitaux et d’optimisation du portefeuille (le « plan d’optimisation ») en septembre 2022. Ce plan prévoyait la vente d’actifs et l’augmentation des distributions.
Le plan d’optimisation a déplu à deux investisseurs activistes détenant une participation totale de 9 % (les « activistes »). Au début de décembre 2022, les activistes ont présenté une demande de convocation d’assemblée extraordinaire des porteurs de parts en vue de remplacer quatre des neuf administrateurs de l’émetteur et de contester le plan d’optimisation.
Les activistes demandaient à ce que l’assemblée ait lieu au plus tard le 1ᵉʳ mars 2023. Toutefois, à la fin de décembre 2022, le conseil d’administration de l’émetteur (le « conseil ») a décidé que l’assemblée aurait lieu le 16 mai 2023 dans le cadre d’une assemblée annuelle et extraordinaire combinée des porteurs de parts[2].
Les activistes étaient prêts à accepter l’assemblée combinée du 16 mai à la condition que l’émetteur s’engage à ne pas procéder à d’autres cessions aux termes du plan d’optimisation dans l’intervalle. À la suite du rejet de cette proposition par le conseil, les activistes ont demandé à la Cour de rendre une ordonnance obligeant l’émetteur à convoquer une assemblée extraordinaire le 1er mars.
Analyse en deux volets de la Cour : processus et substance
L’analyse de la Cour repose sur le fait que le [traduction] « droit de demander la convocation d’une assemblée est un droit fondamental » des actionnaires et constitue une « protection importante contre la conduite d’un conseil ».
Cela dit, la Cour a expliqué que le choix de la date de l’assemblée demandée est [traduction] « laissé à l’appréciation commerciale des administrateurs » et que les tribunaux s’en remettent généralement à cette décision, à condition qu’elle se situe « dans une fourchette raisonnable » et qu’elle ne soit pas influencée par un objectif illégitime. Citant la Cour suprême du Canada, la Cour a également insisté sur la nature contextuelle de l’analyse : « Tout dépend des particularités de la situation dans laquelle se trouvent les administrateurs et de la question de savoir si, dans les circonstances, ils ont agi de façon responsable dans leur appréciation commerciale. »
Il restait donc deux questions à trancher pour la Cour : i) à savoir si la procédure suivie et les facteurs pris en considération par le conseil pour fixer l’assemblée au 16 mai méritaient que la Cour n’intervienne pas; et ii) si ce n’était pas le cas, si le choix du 16 mai était injustifié au point de nécessiter l’ordonnance de la tenue de l’assemblée à une date antérieure.
Processus : Les délibérations du conseil méritaient-elles une certaine retenue?
La Cour a expliqué que, pour que la retenue, issue du principe de l’appréciation commerciale, soit appliquée, [traduction] « les administrateurs doivent s’engager dans des délibérations rigoureuses et faire preuve de diligence lorsqu’ils prennent des décisions [...] », ce qui n’a pas été démontré en l’espèce selon elle.
Le conseil a discuté de la demande lors d’une seule réunion qui a duré moins de deux heures et qui comprenait plusieurs autres points à l’ordre du jour, ce qui est préoccupant pour la Cour. Les justifications du délai examinées par le conseil posaient également problème. Le fait que les porteurs de parts qui ont présenté la demande étaient des « activistes » n’était pas pertinent pour la Cour, mais le conseil a semblé s’en soucier. De plus, bien que le conseil se soit fondé sur la jurisprudence selon laquelle la tenue de multiples assemblées des actionnaires risque d’entraîner des coûts et des distractions évitables, il n’a pas tenu compte des différences contextuelles, notamment les plus grandes ressources financières de l’émetteur et la pratique antérieure d’assemblées successives. Enfin, la Cour n’a pas accepté l’argument du conseil selon lequel il cherchait à donner plus de temps au plan d’optimisation pour progresser, car celui-ci était l’élément déclencheur même de la demande.
Une autre source de préoccupation était la présence, la participation et le vote des quatre administrateurs que les activistes cherchaient à remplacer. La Cour a reconnu qu’une demande de convocation d’assemblée ne soulève pas l’exigence de formation d’un comité spécial, mais a souligné qu’il était raisonnable de déduire que les quatre administrateurs ciblés espéraient que le programme des activistes serait rejeté. Par conséquent, les points de vue exprimés par ces quatre administrateurs lors de la réunion du conseil manquaient, selon la Cour, d’indépendance et d’objectivité. La Cour a conclu que la tenue [traduction] « d’une seule réunion relativement courte au cours de laquelle la possibilité d’un conflit d’intérêts ne semble pas avoir été abordée ou prise en considération ne témoigne pas d’un processus de délibération rigoureux, indépendant et objectif ».
Substance : Rapidité et caractère raisonnable
Ayant déterminé que la décision du conseil de ne pas tenir l’assemblée des porteurs de parts avant le 16 mai ne méritait pas la retenue des tribunaux en raison du défaut de procédure appropriée, la Cour a de nouveau posé la question suivante [traduction] : « l’assemblée extraordinaire a-t-elle été convoquée rapidement et dans un délai raisonnable? ». La réponse repose sur deux ensembles de facteurs : ceux pris en considération par le conseil et les autres facteurs qui pourraient être pertinents.
La justification alléguée qui a été traitée avec la plus grande insistance par la Cour était le désir du conseil de [traduction] « donner aux porteurs de parts plus de temps pour examiner l’information et discuter avec le conseil avant l’assemblée extraordinaire [...] ». La Cour a rapidement rejeté cet argument, estimant qu’il n’était pas particulièrement convaincant. Élément clé ici : les renseignements supplémentaires que le conseil souhaitait fournir aux porteurs de parts – les états financiers de l’émetteur pour le premier trimestre de 2023 – n’allaient pas être prêts à la date limite de 21 jours avant l’assemblée du 16 mai.
La Cour a ensuite examiné la notion, appuyée par la jurisprudence et invoquée par le conseil, selon laquelle la tenue de multiples assemblées entraîne des coûts et des distractions évitables. La Cour a souligné que c’était indiscutablement le cas. Toutefois, elle a estimé que cette réalité [traduction] « ne peut justifier dans tous les cas le report d’une assemblée extraordinaire demandée à la prochaine assemblée générale annuelle ou à une autre assemblée déjà prévue ». Selon la Cour, il convenait de soupeser ces préoccupations dans les circonstances particulières et leurs répercussions potentielles sur la société en cause. Ce faisant, la Cour a conclu que, contrairement aux litiges antérieurs concernant des sociétés beaucoup plus petites aux prises avec des baisses de revenus, l’émetteur pouvait assumer les coûts supplémentaires et organiser des assemblées supplémentaires sans trop de mal. D’une part, les [traduction] « économies de coûts découlant du regroupement des assemblées ne représentaient qu’environ 0,1 % des produits [de l’émetteur] ». D’autre part, l’émetteur avait [traduction] « un bon bilan en matière de présence et de mobilisation des porteurs de parts lors d’assemblées antérieures tenues dans un délai rapproché ».
Enfin, la Cour s’est penchée sur le désir du conseil de tenir l’assemblée plus loin dans l’année afin de donner plus de temps au plan d’optimisation de développer advantage. Ce raisonnement était problématique pour plusieurs raisons selon la Cour.
Premièrement, si le conseil souhaitait que l’assemblée ait lieu à une date plus tardive en raison [traduction] « d’un événement ou d’une opération à venir », il lui incombait de l’identifier avec précision et d’expliquer comment attendre qu’il se produise « aiderait davantage les porteurs de parts dans leurs délibérations ». Par exemple, une [traduction] « décision de l’ARC sur une structure fiscale demandée mais pas encore été reçue » est une justification raisonnable. En revanche, des événements non précisés de nature vague et spéculative n’étaient pas suffisants pour justifier la tenue tardive de l’assemblée.
Considérations pratiques à retenir
La décision de la Cour est un ajout important à la jurisprudence sur l’activisme actionnarial au Canada, et il sera intéressant de voir si les tribunaux suivront son exemple à tous égards. D’autres tribunaux ont en effet été moins contrariés par la participation des administrateurs ciblés par les activistes à la réponse du conseil à une demande de convocation d’assemblée.
Dans l’intervalle, à la lumière de la décision de la Cour, une réévaluation des pratiques exemplaires concernant la réponse du conseil à une convocation d’assemblée des actionnaires doit être effectuée sous au moins deux aspects : i) le processus de délibération adopté par le conseil; et ii) les facteurs propres aux circonstances en cause. En d’autres termes, les conseils devront veiller à réagir à une demande d’assemblée de façon réfléchie, ciblée et factuelle.
Par exemple, en l’espèce, le conseil s’est appuyé dans une large mesure sur la jurisprudence, dans laquelle le report d’une assemblée demandée afin d’éviter les coûts et les dépenses supplémentaires d’une assemblée distincte était justifié. La Cour a renversé cette position par défaut, commençant plutôt par observer que [traduction] « un délai de cinq mois pour la tenue d’une assemblée extraordinaire demandée par des porteurs de parts semble, dans l’abstrait, constituer une période d’attente déraisonnable ». La leçon est claire : dans certaines circonstances, un long délai peut être justifié, mais il ne le sera pas dans d’autres circonstances. Un conseil ne doit pas s’appuyer trop lourdement sur la jurisprudence, mais plutôt examiner la question (ou les questions) dans leur contexte particulier.
De même, l’analyse de la Cour revient à maintes reprises à l’importance de la raison derrière la demande de convocation. En outre, ce faisant, la Cour démontre une préoccupation manifeste quant à l’utilisation de longs délais pour nuire au programme du dissident. Selon la Cour, si un délai peut [traduction] « porter préjudice » à la cause du demandeur, ce préjudice potentiel devrait être « identifié » et « pris en considération » par le conseil. La Cour s’attend également à ce que le conseil tente d’atténuer ce préjudice dans la mesure du possible. Dans les circonstances, la Cour a été quelque peu déçue par le refus du conseil d’approuver la proposition des activistes, qui étaient prêts à accepter le 16 mai comme date d’assemblée si le conseil s’engageait à cesser les cessions aux termes du plan d’optimisation jusqu’à la date de l’assemblée. Le conseil avait le droit de rejeter la proposition, mais [traduction] « en l’absence de la capacité du conseil d’offrir cette protection de statu quo pour justifier une date d’assemblée ultérieure, la date de l’assemblée extraordinaire devait être fixée dès que possible après la réception de la demande de convocation ».
Autre constat : il ne faut pas négliger la base. Bien que d’autres tribunaux aient été moins préoccupés par les administrateurs ciblés par les activistes participant à la réponse du conseil à une demande de convocation d’assemblée, cette norme pourrait changer. À l’avenir, les conseils devraient porter plus d’attention aux conflits potentiels dans le contexte d’une demande de convocation, notamment en tenant des séances à huis clos et en demandant aux administrateurs ciblés de s’abstenir de voter. Les conseils doivent également s’assurer que leur processus de délibération est bien documenté. La diligence et la précision vont de pair, et les procès-verbaux des réunions doivent être rédigés avec soin pour étayer la décision prise et le raisonnement qui a mené à cette décision.
Dans l’ensemble, le message de la Cour en l’espèce est clair : le processus est particulièrement important. Les tribunaux s’attendront à ce que le processus du conseil démontre que ce dernier a évalué rigoureusement les détails de l’assemblée demandée dans la situation particulière en cause et consacré suffisamment de temps à cette évaluation. Si le processus et l’attention du conseil ne sont pas assez adaptés aux circonstances particulières, le conseil risque de perdre son plus grand avantage, soit la déférence du tribunal envers l’« appréciation commerciale » du conseil.
[1] Sandpiper Real Estate Fund 4 Limited Partnership v. First Capital Real Estate Investment Trust, 2023 ONSC 794 (CanLII).
[2] Les lois canadiennes sur les sociétés exigent généralement que les conseils « convoquent » une assemblée demandée dans les 21 jours suivant la demande. À l’exception de la Colombie-Britannique, où l’assemblée doit être [traduction] « tenue » dans les quatre mois suivant la demande, les lois provinciales et la loi fédérale n’imposent pas de délai précis pour la tenue de l’assemblée demandée.