Aperçu
Dans notre bulletin précédent, nous avons abordé la question des obligations fiduciaires applicables dans un contexte de capital-investissement privé et, plus précisément, entre les commandités et les commanditaires d’un fonds de capital-investissement privé.
Dans le présent bulletin, nous nous penchons sur deux décisions récentes traitant d’une question connexe : quand les commanditaires peuvent-ils intenter une action dérivée ou oblique au nom de la société en commandite contre le commandité corporatif et/ou les administrateurs du commandité pour manquement à une obligation fiduciaire?
Les jugements
Dans l’affaire Extreme Venture Partners Fund I LP v. Varma, dont traite notre bulletin précédent, aucune action dérivée n’était requise. Les deux administrateurs ayant manqué à leurs obligations fiduciaires à l’égard de la société en commandite avaient quitté le commandité. Ce dernier a pu intenter une action contre eux directement, en son nom et au nom de la société en commandite.
Dans les affaires Asher Place LP et Binscarth LP, la situation était différente, car l’auteur présumé de la faute demeurait au service du commandité (et il était peu probable que le commandité intente une poursuite au nom de la société en commandite contre lui-même). La question soumise aux tribunaux était donc de savoir si les commanditaires pouvaient intenter une action dérivée contre le commandité et/ou ses administrateurs au nom de la société en commandite pour manquement à une obligation fiduciaire envers la société en commandite.
Asher Place LP, BCCA 2021
La Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « Cour d’appel ») estime que, lorsqu’un acte répréhensible est commis contre une société en commandite, la responsabilité de présenter une réclamation incombe à la société en commandite elle-même et non aux commanditaires individuels, car ils ne sont qu’accessoirement ou indirectement touchés par le préjudice causé à la société en commandite[1]. Autrement dit, les commanditaires n’ont pas de droit d’intenter d’action à titre personnel[2].
Cependant, la Cour d’appel conclut également que, lorsque l’acte répréhensible est présumé avoir été commis par le commandité, la common law peut permettre à un commanditaire de présenter une réclamation contre le commandité au nom et pour le compte de la société en commandite[3]. De plus, la Cour d’appel précise que cette exception permet à une partie minoritaire d’intenter une action dérivée pour obtenir réparation à la suite d’une fraude, comme un manquement à une obligation fiduciaire[4]. Enfin, la Cour d’appel indique que la réclamation ne devait pas nécessairement être restreinte au commandité et qu’elle pouvait également viser un tiers « ayant sciemment participé » à un tel manquement à une obligation fiduciaire[5].
Binscarth LP, ONSC 2022
Tout comme dans l’affaire Asher Place LP, la question soumise à la Cour supérieure de justice de l’Ontario (la « Cour supérieure ») dans Binscarth LP était de savoir si certains commanditaires de la société en commandite pouvaient intenter une poursuite pour manquement à une obligation fiduciaire contre le commandité et l’unique administrateur du commandité. La Cour supérieure conclut qu’une telle action peut être intentée et, ce faisant, elle cite la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Asher Place LP[6].
La Cour supérieure explique que, dans les circonstances appropriées, les commanditaires peuvent poursuivre le commandité au nom de la société en commandite, tout en soulignant qu’il existe très peu de circonstances où cela est approprié[7]. Toutefois, citant la décision Asher Place LP ainsi que la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Varma, la Cour supérieure conclut qu’une exception légitime est l’action dérivée visant à obtenir réparation à la suite d’une fraude, comme un manquement à une obligation fiduciaire[8]. Cela dit, la Cour supérieure souligne aussi que toute action dérivée de ce type ne peut être intentée que contre les auteurs présumés des actes répréhensibles qui exercent un contrôle légal ou de fait sur la société en commandite[9].
Points à retenir
Le principal point à retenir de l’arrêt Varma de la Cour d’appel de l’Ontario (qui a fait l’objet de notre précédent bulletin) est que le commandité corporatif et les administrateurs du commandité devraient tous être considérés comme des fiduciaires de la société en commandite, et que tout tiers qui participe sciemment à un manquement à une obligation fiduciaire peut également être tenu responsable.
Dans le même ordre d’idées, les points à retenir des décisions Asher Place LP et Binscarth LP est qu’en cas de manquement présumé à une telle obligation fiduciaire à l’égard de la société en commandite, les commanditaires pourraient intenter une action dérivée en vertu de la common law au nom de la société en commandite contre le commandité corporatif et/ou les administrateurs du commandité, ainsi que tout tiers présumé avoir participé sciemment au manquement. De plus, il appert qu’un seul commanditaire peut suffire pour intenter une telle action dérivée et qu’il n’est pas nécessaire que tous les commanditaires agissent collectivement[10].
Ces décisions sont particulièrement importantes. Ce qui est peut-être le plus important à retenir pour les commandités et les commanditaires, c’est qu’en plus de pouvoir présenter des réclamations contractuelles conformément à la convention de société en commandite applicable, les commanditaires peuvent également intenter une action dérivée en vertu de la common law en cas de manquement présumé à une obligation fiduciaire.
Quant aux sociétés en commandite régies par le droit québécois, malgré les obligations directes du commandité envers les commanditaires (voir l’article 2238 du Code civil du Québec), le patrimoine distinct des sociétés en commandite peut également rendre nécessaire une forme d’action oblique, en fonction de la nature de la réclamation et des termes de la convention de société en commandite. Selon le contexte, les commanditaires peuvent alors se tourner vers l’action oblique (1526 C.c.Q.) ou possiblement vers le pouvoir général de la Cour supérieure du Québec sur les sociétés (art. 34 du Code de procédure civile).
Une question cruciale pour les commandités et les commanditaires est donc de savoir si et dans quelle mesure les termes de la convention de société en commandite peuvent avoir une incidence sur 1) le droit des commanditaires d’intenter une action oblique et 2) la portée de l’obligation fiduciaire du commandité à l’égard de la société en commandite. Dans notre troisième article, qui paraîtra prochainement, nous examinerons les réponses souvent nuancées fournies par les tribunaux canadiens.
[1] Asher Place Senior Residency Limited Partnership v. Balcom, 2021 BCCA 162 (CanLII) [Asher Place], par. 32.
[2] Asher Place, par. 32. Voir aussi le par. 40.
[3] Asher Place, par. 38. Voir également par. 39, 41 et 44.
[4] Asher Place, par. 38.
[5] Asher Place, par. 39.
[6] Binscarth Holdings LP v. Grant Anthony, 2022 ONSC 3426 (CanLII) [Binscarth LP], par. 45.
[7] Binscarth LP, par. 46. Voir aussi le par. 32.
[8] Binscarth LP, par. 49 (souligné dans l’original), citation d’Asher Place, par. 38. Voir aussi Binscarth LP, par. 50 52.
[9] Binscarth LP, par. 51 (souligné dans l’original).
[10] Asher Place, par. 32, 38, 41, 43 et 44.