Introduction
Plus de trois ans après l’éclosion de la Covid-19, cette pandémie ou ses effets sont-ils encore pertinents dans le cadre de la relation entre bailleurs et locataires commerciaux? Plus précisément, ce motif justifie-t-il aujourd’hui la diminution ou le non-paiement du loyer?
Le 9 janvier 2023, l’hon. Juge Christian Immer de la Cour supérieure du Québec aborde cette question dans Scott S. Real Estate LP et al. c. Allô Mon Coco Development inc. et al.[1] (le « Jugement Allô Mon Coco »). Cette décision fait elle-même écho à celle rendue par l’hon. Juge Christian J. Brossard, j.c.s., dans Cresmont inc. c. ARM Authentique Pub Australien inc.[2] (le «Jugement Cresmont ») le 24 mars 2022, soit 10 jours après la levée de l’essentiel des mesures sanitaires par le gouvernement du Québec.
Le verdict est sans appel. Depuis le 14 mars 2022, tout au moins, les arguments qui s’appuient sur les effets préjudiciables de la pandémie de Covid-19 ne tiennent plus en matière de louage commercial[3]. Un locataire ne peut plus prétexter subir une quelconque perte de jouissance des lieux loués due à cette pandémie puisque l’état d’urgence sanitaire a été levé et il n’existe plus de limites opérationnelles imposées par le gouvernement[4].
Leçons à retenir
Les arguments portant sur la perte de jouissance due à la pandémie de Covid-19 peuvent encore valoir pour les arrérages accumulés lors de la période qui précède la levée des mesures sanitaires le 14 mars 2022. Toutefois, de tels arguments ne justifient plus la réduction ou le non-paiement du loyer depuis au moins le 14 mars 2022, et ce, qu’il s’agisse de loyer futur ou d’aréages accumulés depuis la levée des mesures sanitaires.
Résumé des faits pertinents
Depuis le 16 janvier 2018, Scott S. Real Estate LP (le « Bailleur ») et Allô Mon Coco Development inc. (le « Locataire ») sont liés par un bail commercial pour un terme de 16 ans. Deux défendeurs additionnels cautionnent les obligations du Locataire (les « Cautions »). Le 29 août 2018, le Locataire sous-loue son local à 9383-6625 Québec inc. (« 9383 »).
À compter de mars 2022, 9383 cesse de payer son loyer, ce qui mène au dépôt de procédure judiciaire par le Bailleur le 16 juin 2020.
Le 28 juillet 2020, l’hon. Juge Jeffrey Edwards, J.C.S, ordonne au locataire de payer 25% de son loyer. Tenant compte des programmes gouvernementaux couvrant 50% du loyer, cette ordonnance de sauvegarde divise la balance du fardeau entre le Bailleur et 9383.
Le 12 janvier 2021, l’hon. Juge Tiziana Di Donato, J.C.S., entend à nouveau les parties et prend acte du fait que 9383 s’engage à payer un supplément représentant 50% du loyer sur réception des subventions gouvernementales. La Cour note en outre que la pandémie a créé « une situation exceptionnelle dont les retombées économiques subies devraient être partagées équitablement entre les locataires et les locateurs ».
En octobre 2022, 9383 s’est placée sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité et le Bailleur dépose donc une demande pour ordonnance de sauvegarde afin d’obtenir le paiement du loyer par le Locataire et les Cautions.
Les critères applicables
L’ordonnance de sauvegarde est une mesure discrétionnaire et d’exception qui requiert une méticuleuse analyse de ses critères d’application. Elle tire son fondement de l’article 49 du Code de procédure civile et cherche à assurer la sauvegarde des droits des parties et le maintien du statu quo jusqu’à la résolution du conflit.
Une ordonnance de sauvegarde ne vise pas le paiement des arrérages. Cette question sera résolue au terme d’un procès ou par règlement entre les parties. Ainsi, l’ordonnance de sauvegarde ne vise que le paiement du loyer à venir jusqu’à la résolution de la dispute. Dans le cadre de son ordonnance, la Cour pourra tenir compte du contexte et des moyens soulevés par le Locataire pour moduler le loyer payable.
Quant aux critères à satisfaire, il s’agit des mêmes que ceux de l’injonction interlocutoire provisoire (quoique leur application par les tribunaux diffère à certains égards), soient : (1) l’apparence de droit, (2) le préjudice sérieux ou irréparable, (3) la balance des inconvénients et (4) l’urgence. Ces critères sont cumulatifs.
Analyse
Dans leur défense, le Locataire et les Cautions soulignent tous trois qu’ils n’ont plus la jouissance paisible des lieux compte tenu des conséquences de l’état d’urgence décrété par le gouvernement du Québec. Le Locataire plaide notamment les difficultés liées à l’embauche d’employés et le faible achalandage. À cela, les Cautions ajoutent l’argument de l’exception d’inexécution[5] et suggèrent qu’est encore applicable le jugement Hengyun International Investment Commerce inc. c. 9368-7614 Québec inc.[6] rendu par l’hon. Juge Kalichman, siégeant alors à la Cour supérieure du Québec, le 16 juillet 2020, au début de la pandémie.[7]
La Cour dans le Jugement Allô Mon Coco déclare désormais inapplicable ce raisonnement.
En effet, les difficultés liées à l’embauche d’employés et celles liées au faible achalandage ne relèvent pas d’une perte de jouissance des lieux dont l’obligation incomberait au Bailleur, mais relèvent plutôt de difficultés économiques. L’exception d’inexécution est donc ici inapplicable.
Pour parvenir à sa conclusion dans le Jugement Allô Mon Coco, le Juge Immer, j.c.s., s’appuie sur des jugements reprenant les principes en matière de sauvegarde visant le paiement du loyer, dont notamment Soltron Realty, l.p. c. Syndicat de la copropriété Les Cours Mont-Royal (Tour Sud), 2016 QCCS 413[8] et Pontegadea Canada inc. c. Gap (Canada) inc., 2020 QCCS 2803 que Fasken a plaidé dans les premiers temps de la pandémie de Covid-19, le 5 août 2020.
La conclusion du Juge Immer, j.c.s., dans le Jugement Allô Mon Coco s’enligne parfaitement avec celle du Juge Brossard, j.c.s., dans le Jugement Cresmont lorsque ce dernier demande :
« Est-il besoin de souligner que la capacité de payer n’est pas la mesure du droit du locateur au paiement du loyer? »[9]
La demande de sauvegarde visant le paiement du loyer est ainsi accueillie et il est ordonné au Locataire de payer le plein montant du loyer dû au Bailleur.
[1] (9 janvier 2023) C.S. 500-17-112907-202 (non répertorié en date de la présente publication).
[2] 2022 QCCS 1387.
[3] Cresmont, au para 19.
[4] Allô Mon coco, au para. 20.
[5] Art. 1591 C.c.Q.
[6] 2020 QCCS 2251.
[7] Nous nous souviendrons que ce dernier jugement a établi les règles applicable à la relation entre bailleurs et locataire eu égard au paiement du loyer au cours de la pandémie en soulignant qu’il ne s’agit pas d’une question de force majeure, mais plutôt d’une exception de non-exécution. En d’autres termes, dans la mesure où le bailleur est incapable de fournir la jouissance paisible des lieux, les obligations du locataire à l’égard du bailleur sont réduites de manière correspondante et équivalente.
[8] Demande pour permission d’appeler rejetée dan Syndicat de la copropriété Les Cours Mont-Royal (Tour Sud) c. Soltron Realty, l.p., 2016 QCCA 1010).
[9] Cresmont, au para 17.