Aperçu
Dans nos précédents bulletins, nous nous sommes penchés sur deux questions interreliées. La première portait sur les obligations fiduciaires des commandités et de leurs administrateurs à l’égard des commanditaires d’un fonds de capital-investissement privé. La seconde cherchait à déterminer quand les commanditaires peuvent intenter une action oblique au nom de la société en commandite contre le commandité corporatif et/ou les administrateurs du commandité pour manquement aux obligations fiduciaires.
Nous concluons donc notre série de bulletins en trois parties sur les obligations fiduciaires dans le contexte du capital-investissement privé par la question de savoir si les modalités de la convention de société en commandite du fonds de capital-investissement privé peuvent avoir une incidence sur 1) le droit des commanditaires d’intenter une action oblique et 2) la portée des obligations fiduciaires du commandité à l’égard de la société en commandite.
Si les directives des tribunaux sont loin d’être définitives, une conclusion est claire : le libellé de la convention de société en commandite peut être déterminant[1].
Libellé rédigé en vue d’une éventuelle action oblique intentée par un commanditaire
Les tribunaux ont formulé des conclusions quelque peu contradictoires quant à l’interaction entre les modalités d’une convention de société en commandite et la possibilité pour un commanditaire d’intenter une action oblique contre le commandité et/ou les administrateurs du commandité.
Dans l’affaire Binscarth, pour autoriser les commanditaires à intenter une action oblique, la cour s’est appuyée sur le fait que la convention de société en commandite établissait expressément [traduction] « la responsabilité du commandité et de ses administrateurs en cas de manquement important [...] à une obligation fiduciaire à l’égard de la société en commandite »[2]. Dans sa décision, la cour a également indiqué que le libellé d’une convention de société en commandite pouvait avoir un effet d’exclusion du droit d’un commanditaire d’intenter une action oblique[3]. Ensemble, ces commentaires indiquent que les modalités pertinentes de la convention de société en commandite seront prises en compte au moment de trancher.
En revanche, dans l’affaire Asher Place LP, la cour a rejeté l’idée que la convention de société en commandite excluait le droit de common law du commanditaire d’intenter une action oblique. La cour s’est concentrée sur cette clause qui [traduction] « confirme largement le pouvoir exclusif du [commandité] d’agir au nom de la société en commandite » et la cour ne croyait pas que la convention de société en commandite pouvait « être interprétée de manière à exclure le droit d’un [commanditaire] d’intenter une action oblique concernant des manquements présumément commis par le [commandité] »[4]. Évidemment, la question qui se pose est de savoir si la cour aurait réagi différemment si elle avait été confrontée à un libellé plus ferme qu’une simple clause de « compétence exclusive » en faveur du commandité.
Dans l’affaire CPI Crown Properties, la cour a été appelée à se prononcer sur une situation différente. Elle a estimé que l’engagement pris par le commandité dans le cadre de la convention de société en commandite d’agir [traduction] « honnêtement, de bonne foi et dans l’intérêt des commanditaires » créait une « obligation fiduciaire contractuelle » à l’égard des commanditaires[5]. Les commanditaires individuels avaient donc [traduction] « le droit d’exercer leurs droits contractuels et de demander des dommages-intérêts en cas de manquement à cette obligation fiduciaire »[6]. Il y a donc deux conséquences qui découlent de la décision CPI Crown Properties. Premièrement, comme mentionné dans l’affaire Binscarth LP, non seulement le libellé d’une convention peut être pris en compte, mais il a effectivement de l’importance. Deuxièmement, lorsqu’un commandité prend un engagement fiduciaire directement auprès des commanditaires (par opposition à la société en commandite), les commanditaires pourraient ne pas avoir à intenter d’action oblique, compte tenu du droit de réclamation personnel et contractuel du commanditaire à l’égard du commandité.
Libellé définissant la portée des obligations fiduciaires du commandité
La jurisprudence qui traite de l’incidence des modalités d’une convention de société en commandite sur la portée des obligations fiduciaires est un peu plus détaillée.
Certaines conventions de société en commandite, comme dans les affaires Binscarth LP et Tackama, décrivent expressément le commandité comme un « fiduciaire » ou comprennent un engagement exprès de la part du commandité d’agir en « qualité de fiduciaire »[7]. Toutefois, même en l’absence d’une mention relative à un engagement fiduciaire, les tribunaux peuvent considérer que les obligations expressément assumées par le commandité vont de pair avec les obligations fiduciaires imposées au commandité en vertu de la loi, comme dans les décisions Naramalta et Varma[8].
De manière générale, la portée des obligations fiduciaires applicables sera en partie déterminée en fonction des modalités de la convention de société en commandite. Par exemple, la cour dans l’affaire Simkeslak Investments, citant la Cour suprême du Canada (CSC), a expliqué que « ce sont les “faits entourant la relation” et les attentes des parties qui détermineront l’existence et la nature de toute obligation fiduciaire »[9]. De même, dans l’arrêt Tackama, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la « Cour d’appel ») a déclaré que [traduction] « pour déterminer s’il y a eu manquement à une obligation fiduciaire [...] il faut tenir compte de toutes les modalités pertinentes de la convention de société en commandite pour déterminer si le commandité a agi dans les limites de ses pouvoirs »[10].
À cette fin, la décision de la CSC dans l’affaire Molchan est particulièrement pertinente pour le secteur du capital-investissement privé. Le litige est né de la vente, par un commandité, d’actifs d’une société en commandite à la société mère du commandité. La convention de société en commandite reconnaissait expressément que le commandité, dont les intérêts et les activités dans le secteur étaient plus vastes, pouvait prendre part à des projets concurrents sans que cela ne constitue un conflit d’intérêts, et même que le commandité pouvait vendre des actifs de la société à [traduction] « d’autres sociétés de personnes ou entités gérées par le [commandité] »[11]. Ce vaste pouvoir discrétionnaire du commandité concernant la vente des actifs de la société a joué un rôle important dans le rejet par la CSC de la plainte pour manquement à une obligation fiduciaire. Cela dit, la décision de la CSC reposait également sur ses conclusions selon lesquelles 1) il n’y avait pas de preuve de mauvaise foi de la part du commandité, 2) le prix payé pour les actifs n’était pas présumé inadéquat et 3) la vente semblait être dans le meilleur intérêt de la société en commandite[12].
Cette relation complexe entre les modalités de la convention de société en commandite, d’une part, et la portée des obligations fiduciaires du commandité à l’égard de la société en commandite, d’autre part, a également été mise en évidence dans l’affaire Tackama. La Cour d’appel a d’abord reconnu que [traduction] « les droits et obligations des parties se retrouvent dans l’ensemble du contrat de société dûment interprété »[13]. Elle a toutefois précisé par la suite que même « les pouvoirs [contractuels] les plus étendus ne sont pas absolus et doivent être considérés à la lumière des principes juridiques généralement applicables qui placent [le commandité] dans une relation fiduciaire à l’égard des commanditaires »[14].
Points à retenir
La principale leçon à tirer de la jurisprudence est que les modalités de la convention de société en commandite joueront un rôle important dans tout litige relatif aux obligations fiduciaires entre un commandité et un ou plusieurs de ses commanditaires.
Quant à la possibilité qu’un commanditaire intente une action oblique contre le commandité, les tribunaux ont formulé des conclusions contradictoires. Cela dit, le traitement judiciaire de la question reste relativement sommaire et il est difficile de savoir, à la lecture des décisions (notamment parce que le lecteur n’a pas accès à l’intégralité des modalités de la convention de société) si un libellé plus ferme, comme une clause de « recours exclusif » complète, aurait pu entraîner des résultats différents. On peut également se demander (p. ex., parce que le lecteur n’est pas au courant de toutes les observations présentées) si les commandités auraient pu présenter, dans le cadre de leur défense, des arguments plus solides soulignant 1) le degré de sophistication des parties, 2) la liberté contractuelle et/ou 3) les divers droits de recours contractuels des commanditaires en vertu de la convention de société en commandite applicable.
En ce qui concerne la portée de l’obligation fiduciaire du commandité, le premier point à retenir est que les tribunaux ont respecté des engagements fiduciaires exprès, par exemple la notion d’« obligation fiduciaire contractuelle », y compris les obligations fiduciaires d’un commandité à l’égard des commanditaires individuels (par opposition à la société en commandite). Il convient cependant de noter qu’un engagement fiduciaire exprès n’est pas nécessaire pour qu’il y ait des obligations fiduciaires dans le contexte d’une société en commandite : selon un principe général de droit, le commandité aura des obligations fiduciaires à l’égard de la société en commandite. Le deuxième point à retenir est donc que l’on peut s’attendre à ce que les tribunaux se prononcent sur un manquement présumé à une obligation fiduciaire de la part du commandité à l’égard de la société en commandite en tenant compte des modalités de la convention de société en commandite. Par exemple, si les événements en cause s’inscrivent raisonnablement dans le cadre des pouvoirs contractuels du commandité et que ce dernier agit de bonne foi, il peut être difficile d’invoquer un manquement à une obligation fiduciaire. Par contre, si les événements en cause tombent dans des zones grises quant aux pouvoirs du commandité en vertu de la convention de société en commandite, la plainte pour manquement à une obligation fiduciaire pourrait avoir plus de poids. Ainsi, la leçon à retenir est claire : que l’on agisse pour le compte d’un commandité ou d’un commanditaire, il convient de rédiger la convention de société en commandite afin de répondre aux questions importantes concernant la portée des obligations du commandité et d’éviter les lacunes, les ambiguïtés et les incohérences qui y sont liées.
En ce qui concerne la possibilité de limiter expressément les obligations fiduciaires d’un commandité, un climat d’hostilité à l’égard de cette notion est perceptible dans certains cas[15]. Ceci dit, d’autres décisions ont fait état d’un potentiel de flexibilité, c’est-à-dire que la portée des obligations fiduciaires d’un commandité à l’égard de la société en commandite pourrait être fortement limitée par les modalités de la convention de société en commandite, voire totalement résumée dans ces dernières[16].
[1] Il convient de noter que l’analyse effectuée dans le cadre du présent bulletin est à la fois sommaire et générale. Les auteurs n’ont pas relevé de divergences importantes entre les lois des différentes provinces de common law en ce qui concerne les points abordés dans le présent bulletin, mais l’analyse effectuée ne prétend pas être exhaustive; une analyse plus détaillée serait nécessaire pour commenter le droit d’une province de common law en particulier.
[2] Binscarth Holdings LP v. Grant Anthony, 2022 ONSC 3426 (CanLII) [Binscarth LP], par. 52.
[3] Voir Binscarth LP, par. 41.
[4] Asher Place Senior Residency Limited Partnership v. Balcom, 2021 BCCA 162 (CanLII), par. 43.
[5] 0738827 B.C. Ltd. v. CPI Crown Properties International Corporation, 2013 ABQB 499 (CanLII) [CPI Crown Properties], par. 42, 57, 57, 58, 61 et 69 (nos italiques); confirmé dans 0738827 B.C. Ltd v CPI Crown Properties International Corporation, 2014 ABCA 205 (CanLII).
[6] CPI Crown Properties, par. 61.
[7] Binscarth LP, par. 18, 31 et 49; et 337965 B.C. Ltd v. Tackama Forest Products Ltd., 1992 CanLII 5964 (BC CA) [Tackama], par. 18.
[8] Voir Naramalta Development Corporation v. Therapy General Partner Ltd., 2012 BCSC 191 (CanLII), par. 65; et Extreme Venture Partners Fund I LP v. Varma, 2021 ONCA 853 (CanLII) [Varma], par. 95.
[9] Simkeslak Investments Limited v. Kolter Yonge LP Limited, 2011 ONSC 7134 (CanLII), par. 61, citant Hodginson c. Simms, 1994 CanLII 70 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 377.
[10] Tackama, par. 77.
[11] Molchan c. Omega oil and Gas Ltd., 1988 CanLII 103 (CSC), [1988] 1 RCS 348 [Molchan], par. 35.
[12] Molchan, par. 42.
[13] Tackama, par. 77.
[14] Tackama, par. 188.
[15] Voir McKnight v. Hutchison, 2013 BCCA 340 (CanLII), par. 18 : la Cour d’appel déclare que [traduction] « le libellé devrait être très clair pour pouvoir exclure le principe fiduciaire de toute relation entre les commandités et commanditaires ».
[16] Voir Rochwerg v. Truster, 2002 CanLII 41715 (ONCA), par. 63 : la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré que, bien que les [traduction] « principes équitables élaborés au cours du siècle dernier concernant les obligations fiduciaires des commanditaires continuent de régir les sociétés contemporaines », ils peuvent « une application plus souple peut être requise pour répondre à l’évolution des structures, des activités et des conditions d’une société en commandite ».