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Briseurs de grève en télétravail : Quels employés les entreprises sous juridiction fédérale et provinciale peuvent-elles faire travailler?

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Bulletin Travail, emploi & droits de la personne

Plus de 100 000 fonctionnaires fédéraux syndiqués auprès de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC) ont exercé leur droit de grève en avril dernier. En réponse à ce moyen de pression, le gouvernement fédéral a décidé d’accorder le choix à ses employés de continuer à fournir leur prestation de travail, et ce, en télétravail.

Cette orientation du gouvernement fédéral, bien que dénoncée par les syndicats, était parfaitement conforme aux dispositions actuelles du Code canadien du travail. À l’heure actuelle, les entreprises régies par le Code canadien du travail disposent d’une très grande latitude en matière d’utilisation de travailleurs de remplacement. D’ailleurs, bien qu’elles ne disposent pas de la même latitude, même les entreprises sous réglementation provinciale peuvent désormais se servir du télétravail dans certaines circonstances en cas de grève ou de lock-out.

La situation au provincial

Le Québec et la Colombie-Britannique sont présentement les deux seules provinces qui disposent d’une réglementation en droit du travail interdisant le recours aux briseurs de grève

En ce sens, et plus spécifiquement au Québec, le Code du travail[1]limite de manière très stricte les possibilités de remplacement des travailleurs en grève ou en lock-out. Notamment, les employeurs ne peuvent faire travailler pendant la grève, et à l’intérieur de leur établissement, un sous-traitant, un cadre embauché après le début des négociations, un employé non-syndiqué, et évidemment, un employé syndiqué.

Pendant la pandémie, en raison du déploiement à grande échelle du télétravail, le Tribunal administratif du travail s’est penché à deux occasions[2] sur l’interprétation de la notion d’ « établissement », et ce faisant, sur la possibilité pour un employeur d’avoir recours aux services de ses salariés en télétravail pendant une grève ou un lock-out. Dans les deux cas, l’employeur concerné utilisait les services de salariés non-syndiqués depuis leur domicile, et cette pratique a systématiquement été condamnée par le Tribunal.

Effectivement, selon le Tribunal administratif du travail, en droit québécois, l’établissement dans lequel un employeur doit éviter de faire usage de travailleurs de remplacement doit être compris comme un « établissement déployé » et viser les endroits dont l’employeur peut « virtuellement verrouiller les portes ».

Or, tout récemment, le 21 avril 2023, la Cour supérieure a renversé et condamné cette interprétation[3]. Réitérant des principes énoncés par la Cour d’appel[4], le juge Cullen nous enseigne que l’établissement dans lequel l’employeur ne peut utiliser ses salariés non-syndiqués correspond au lieu précis « où il peut théoriquement verrouiller les portes » et « où les salariés de l’unité de négociation en grève exercent habituellement leurs fonctions ».

En conséquence, selon l’état actuel du droit, un employeur sous juridiction provinciale peut avoir recours aux services de ses employés non-syndiqués en télétravail pendant une grève ou un lock-out.

La situation au fédéral

Actuellement, la seule interdiction imposée par le Code canadien du travail est d’utiliser des travailleurs de remplacement « dans le but établi de miner la capacité de représentation d’un syndicat plutôt que pour atteindre des objectifs légitimes de négociation »[5]. Le peu de jurisprudence qui régit cette interdiction nous enseigne que le CCT reconnait ainsi le droit d’un employeur d’exercer une pression économique sur un syndicat afin d’atteindre ses objectifs de négociation[6].

En pratique, afin de demander à un tribunal d’ordonner à un employeur sous juridiction fédérale de cesser d’avoir recours à des travailleurs de remplacement, un syndicat doit prouver un animus antisyndical, une mauvaise foi patente de la part de l’employeur. Cela ne constitue pas une mince tâche et requiert évidemment une preuve étoffée, seulement disponible en cas de situations exceptionnelles.

En l’occurrence, le gouvernement fédéral pouvait permettre à ses fonctionnaires en grève de travailler depuis leur domicile, sans crainte de voir sa décision renversée par un tribunal.

Cela dit, il est important de noter que suite à un accord entre le Parti libéral du Canada et le Nouveau Parti Démocratique[7], Emploi et Développement social Canada a pris l’engagement de déposer, d’ici la fin de l’année 2023, un projet de loi régissant le recours aux travailleurs de remplacement pendant une grève ou un lock-out[8]. Des consultations se sont tenues et terminées en janvier 2023 à cet égard, mais en date des présentes, aucun projet de loi n’a été déposé.

Advenant que des dispositions anti-briseurs de grève soient bel et bien adoptées par le Parlement canadien, il sera intéressant de voir si leur interprétation s’arrime avec celles applicables en droit québécois.

Ce qu’il faut retenir

Sur le plan purement légal, en tenant pour acquis l’absence de preuve d’un animus antisyndical, le fait pour le gouvernement fédéral de permettre à ses fonctionnaires de travailler à distance pendant le récent conflit de travail ne posait aucun problème. Bien que cette situation puisse être appelée à changer avec l’adoption d’un futur projet de loi pour lequel le gouvernement fédéral s’est engagé, une entreprise sous juridiction fédérale peut permettre à ses salariés syndiqués, et non-syndiqués, d’offrir leur prestation en télétravail pendant une grève ou un lock-out.

Quant aux entreprises sous la juridiction de la province de Québec, depuis la toute récente décision de la Cour supérieure, les employés non-syndiqués pourront télétravailler pendant une grève ou un lock-out sans contrevenir au Code du travail.

 



[1] RLRQ, c. C-27, article 109.1.

[2] Unifor, section locale 177 c. Groupe CRH Canada inc., 2021 QCTAT 5639, décision renversée par la Cour supérieure dans Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, 21 avril 2023 (500-17-119468-216); Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière CSN c. Coop Novago, 2022 QCTAT 1324, Pourvoi en contrôle judiciaire pendant, 2022-04-25 (C.S.) 705-17-01-010323-226.

[3] Groupe CRH Canada inc. c. Tribunal administratif du travail, Supra, note 3.

[4] Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1450 c. Journal de Québec, 2011 QCCA 1638, requête pour autorisation de pourvoi devant la Cour suprême rejeté (C.S. Can., 2012-04-05, 34518); Les avocats et notaires de l'État québécois et Gouvernement du Québec, Direction des relations professionnelles, Conseil du Trésor, 2017 QCTAT 2152, pourvoi en contrôle judiciaire rejeté (2017 QCCS 5226), appel rejeté (2018 QCCA 224).

[5] L.R.C. (1985), ch. L-2, article 94 (2.1).

[6] Voir notamment les affaires Telus Communications Inc., 2004 CCRI 271, par. 106 et 9193383 Canada inc. c. Société du Vieux-Port de Montréal inc., 2020 QCCS 370, par. 77 ss.

[7] Obtenir des résultats dès maintenant pour les Canadiens : une entente de soutien et de confiance du mars 2022 jusqu’à l’ajournement du Parlement en juin 2025, https://pm.gc.ca/en/news/news-releases/2022/03/22/delivering-canadians-now.

À cet égard, il est intéressant de noter qu’il y a eu plusieurs essais d’amender le régime législatif fédéral actuel afin qu’il soit plus sévère envers les employeurs. Cependant, les projets de lois qui ont été déposés sont tous morts au feuilleton, dont le Projet de loi C-234 déposé par une députée du Nouveau Parti Démocratique en 2016.

[8] EMPLOI ET DÉVELOPPEMENT SOCIAL CANADA, Interdiction de recourir à des travailleurs de remplacement dans les industries sous réglementation fédérale – Document de discussion, https://www.canada.ca/fr/emploi-developpement-social/services/relations-travail/travailleurs-remplacement/document-discussion.html.

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Auteur

  • Marc-Olivier Perreault, Avocat, Montréal, QC, +1 514 657 2752, maperreault@fasken.com

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