La Cour suprême du Canada a récemment rendu son jugement dans l’affaire Hansman c. Neufeld. Un arrêt phare réaffirmant l’importance de la liberté d’expression dans le contexte de débat public et auquel devra se conformer toute cour d’instance inférieure appliquant une loi anti-poursuite-bâillon au pays.
Bien que l’affaire émanait de la Colombie-Britannique et appliquait la loi anti-poursuite-bâillon britanno-colombienne, l’arrêt Hansman servira certainement de précédent devant les tribunaux québécois qui, eux aussi, doivent appliquer leur propre loi anti-poursuite-bâillon ayant résulté en l’introduction, en 2009, des articles 51 et suivants du Code de procédure civile actuel.
Les actions en diffamation comme outil de bâillonage
Une poursuite-bâillon (en anglais, Strategic Lawsuit Against Public Participation ou « SLAPP ») consiste en le recours stratégique au système de justice pour faire taire, intimider ou étouffer les critiques – bref, pour bâillonner.
L’action en diffamation est le recours privilégié pour ce faire. L’affaire Hansman en est un bon exemple. La Cour suprême y énonce d’ailleurs d’entrée de jeu : « Une poursuite en diffamation constitue un des moyens dont dispose une personne pour défendre sa réputation personnelle ou professionnelle face à une attaque, mais elle peut avoir pour effet indésirable d’étouffer le débat public qui constitue la pierre angulaire d’une société libre et démocratique. » (Hansman, para 2)
L’affaire découle d’un débat public ayant fait coulé beaucoup d’encre en Colombie-Britannique il y a quelques années. Le Ministère de l’Éducation avait émis un guide à l’attention des enseignants pour les accompagner dans l’enseignement de l’orientation sexuelle et l’identité de genre, notamment pour favoriser l’inclusion et le respect des élèves pouvant être victime de discrimination sur la base de leur identité ou expression de genre dans les écoles de la province.
Barry Neufeld, un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de la ville de Chilliwack, C.-B., a publié des messages et tenus des propos publics dans lesquels il critiquait cette initiative gouvernementale, la considérant notamment comme un « outil de propagande » qui enseigne la « théorie biologiquement absurde » selon laquelle « le genre n’est pas déterminé biologiquement, mais est une construction sociale », déplorant le fait que les enfants se voyaient « enseigner que le mariage hétérosexuel n’est plus la norme » et exprimant son soutien envers les « valeurs familiales traditionnelles » en faisant l’éloge de pays comme la Russie et le Paraguay, qui ont « eu le courage de tenir tête à ces nihilistes culturels radicaux ».
Les propos de Neufeld ont suscité de vives réactions de citoyens, de professionnels de l’enseignement et d’autres personnalités publiques dénonçant de telles opinions.
L’un des principales voies dissidentes au discours de Neufeld était Glen Hansman, un enseignant et ancien président d’un des plus grands syndicats d’enseignants de la province (la British Columbia Teachers’ Federation ou « BCTF »). Il a qualifié les opinions de Neufeld de sectaires, transphobes et haineuses, lui reprochant de compromettre la sécurité et l’inclusivité des élèves transgenres et des autres élèves 2ELGBTQ+ dans les écoles, remettant en question l’aptitude de Neufeld à occuper une charge élective.
Neufeld a intenté une poursuite en diffamation contre Hansman. Suite à l’adoption de la loi anti-SLAPP de la Colombie-Britannique en 2019, Hansman a demandé le rejet de l’action au stade interlocutoire, en application de cette même loi. Le juge de première instance a donné raison à Hansman et rejeté l’action en diffamation de Neufeld. La Cour d’appel a renversé ce jugement et maintenu l’action en diffamation, afin qu’elle procède au mérite. La Cour suprême a accepté d’entendre l’appel.
À la suite de son analyse, la Cour suprême a rétabli le jugement de première instance et rejeté l’action en diffamation au stade interlocutoire, évitant ainsi la tenue d’un procès au mérite et tentant de limiter l’effet refroidissant que la menace de procédures judiciaires a inévitablement sur le libre débat sur des enjeux d’intérêt public.
Les lois anti-SLAPP
Le Québec a été un réel précurseur dans la répression des poursuites-bâillon. En 2009, elle adoptait le Projet de loi no 9, Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, pour y ajouter les articles 54.1 à 54.6 de l’ancien Code de procédure civile, devenus avec quelques légères modifications les articles 51 et suivants de l’actuel Code de procédure civile.
Seulement deux autres provinces, l’Ontario et la Colombie-Britannique, ont adopté des mesures législatives semblables, la première en 2015 et la seconde en 2019.
Le législateur québécois affirmait déjà en 2009, au préambule de son Projet de loi no 9, « l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression », notamment celle des médias, et « l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens », incluant les médias, « de participer à des débats publics ».
Les leçons à tirer au Québec de l'arrêt Hansman
L’arrêt Hansman de la Cour suprême vient réaffirmer, près de 15 ans plus tard, l’importance de la liberté d’expression, liberté fondamentale consacrée à la Charte canadienne des droits et libertés – ainsi qu’à la Charte des droits et liberté de la personne du Québec.
Elle réaffirme également l’importance de protéger tout effet dissuasif ou refroidissant sur celle-ci que pourrait avoir la menace de procédures judicaires, notamment par le biais d’une action en diffamation à l’encontre de la personne exerçant sont droit de s’exprimer librement.
Il existe de nombreuses similitudes entre les dispositions anti-poursuites-bâillon du Québec et la loi anti-SLAPP britanno-colombienne, notamment :
- Elles instaurent un mécanisme de filtrage préliminaire des instances découlant de l’expression sur des affaires d’intérêt public (Hansman, paras 49, 58).
- Même lorsque l’action en diffamation peut avoir un certain bien-fondé, l’action peut tout de même être rejetée à ce stade interlocutoire parce qu’elle vise à réprimer le débat public sur des questions d’intérêt public (Hansman, para 51). D’ailleurs, la Cour suprême conclut même que « Hansman a incontestablement employé des mots susceptibles de causer une grave atteinte à la réputation [de Neufeld] » (Hansman, para 78). Cela ne l’empêche pas de rejeter l’action en diffamation de ce dernier pour protéger la liberté d’expression de Hansman dans le cadre de ce débat sur une question d’intérêt public.
- Il en reste que la fragilité du recours est pertinente – dans l’affaire Hansman par exemple, la Cour avait de sérieux doutes sur la capacité de Neufeld de démontrer le lien de causalité entre les dommages qu’il alléguait et l’expression de Hansman, considérant notamment qu’il était l’une des plusieurs voix ayant formulé des critiques sévères quant au discours de Neufeld (Hansman, paras 65-68).
- Les facteurs pouvant guider la cour saisie d’une requête en rejet pour poursuite-bâillon incluent entre autres l’importance de l’expression, l’effet paralysant potentiel pour l’expression d’une partie au litige ou d’autres personnes dans le futur (Hansman, para 60), mais aussi l’objet de l’intervention, la forme qu’elle a prise et les motivation sous-jacentes (Hansman, paras 79, 93).
- La définition de ce concept d’« effet paralysant » en droit canadien de la liberté d’expression. La Cour suprême souscrit à la soumission de l’un des intervenants que « l’effet paralysant qu’une poursuite peut avoir sur le débat public est examiné par les tribunaux dans le cadre de la démarche d’évaluation uniquement pour déterminer si le fait de permettre à l’instance de suivre son cours aura pour effet de dissuader le défendeur et d’autres personnes qui pourraient être poursuivies pour diffamation de s’exprimer ». (Hansman, para 76). Elle précise que « [la jurisprudence de la Cour suprême] répond à la préoccupation que le risque de se voir infliger une sanction légale pousse des citoyens à s’abstenir de commenter des affaires d’intérêt public. » (Hansman, para 77).
- Les poursuites-bâillon peuvent prendre plusieurs formes et n’incarnent pas toujours le stéréotype du demandeur riche et puissant s’en prenant à une personne qui ne dispose en comparaison que de ressources limitées (Hansman, paras 47-48).
- La requête en rejet d’action fondée sur les dispositions anti-SLAPP se décide sur la base d’un dossier qui va au-delà des actes de procédure, mais néanmoins limité comme le but n’est pas de faire un procès dans un procès (Hansman, para 55).
Pour ces raisons, l’arrêt Hansman sera un arrêt de référence devant les tribunaux québécois qui doivent appliquer les dispositions anti-poursuites-bâillons des articles 51 et suivants du Code de procédure civile et, espérons-le, un tremplin pour une utilisation plus répandue par les justiciables faisant face à des procédures judiciaires visant à intimider, se venger ou réduire au silence.